Les résistances au changement
La langue française est un vecteur conséquent de discriminations à l’encontre des personnes de genre féminin. En effet, les études récentes s’accordent pour dire que les règles de grammaire actuelles font partie intégrante du système de domination masculine dans lequel nous vivons. C’est par exemple ce que montrent Fabienne Baider, Edwige Khaznadar et Thérèse Moreau (2007) : Le symbolisme social étant véhiculé, structuré par le langage, c’est toute une conception du monde qui est impliquée. Les travaux en psychologie sociale ont montré que le genre grammatical influence la représentation qu’on se fait des métiers. L’utilisation du masculin dit générique biaise la représentation sociale des genres en défaveur des femmes, et ceci de façon systématique, alors que l’utilisation des vocables au féminin et au masculin permet aux filles comme aux garçons de s’investir émotionnellement et intellectuellement dans la profession. En effet, la dénomination au masculin tend à dévaloriser le féminin. De fait, diverses études démontrent que l’emploi d’un langage épicène est un facteur primordial de l’égalité entre les genres : il confère une nouvelle visibilité aux femmes. La socialisation est un processus par lequel l’individu intègre les valeurs de son groupe. Dans notre société, la socialisation est différenciée. En effet, tout individu y naissant apprend des rôles sociaux en fonction du sexe qu’il reçoit. Un agent de socialisation est un élément qui contribue à cette socialisation. L’école est un agent de socialisation majeur. Elle représente ainsi un vecteur extraordinaire pour introduire des changements sociétaux concernant, notamment, l’égalité entre les genres. Les enseignantes et enseignants ne transmettent pas seulement des savoirs, elles et ils transmettent également des valeurs et une certaine représentation du monde. De plus, la relation asymétrique qu’ils et elles entretiennent avec leurs élèves renforce leur légitimité auprès de ces dernier-ère-s. Etant elle-même un agent de socialisation et chargée de la formation du corps enseignant, la Haute école pédagogique (désignée par la suite à l’aide de l’acronyme « HEP ») joue un rôle important sur le curriculum caché et le curriculum réel de ses étudiantes et étudiants. Or, au cours de notre formation à la HEP, nous avons été interpelés par l’usage très parcimonieux qui y était fait du langage épicène. Il est donc pertinent de se demander comment ces changements pourraient pénétrer dans l’école si les personnes chargées de la formation des enseignantes et enseignants de demain n’en sont pas elles-mêmes convaincues et, de fait, ne les utilisent pas.
La HEP semble cependant être consciente de ce problème. En effet, la direction de la Haute école pédagogique vaudoise a amorcé de nouvelles démarches pour passer d’un paradigme à l’autre en édictant une directive. En octobre 2015, la HEP a enjoint ses employé-e-s à utiliser le langage épicène. Chaque membre du personnel de la HEP a ainsi reçu la directive 00_142 intitulée : « Respect du principe d’égalité dans les communications ». Il est intéressant de relever que cette directive portant sur l’utilisation du langage épicène intervient onze ans après celle publiée par la chancellerie cantonale du canton de Vaud . Ce retard est perceptible dans l’ensemble des publications de la HEP, l’extrait suivant − issu du site internet de l’institution − en est paradigmatique : En tant qu’établissement de droit public, la Haute école pédagogique du canton de Vaud a tenté d’appliquer au mieux les règles du langage épicène de manière à respecter le principe d’égalité. Cependant, lorsque seule l’expression au masculin est utilisée sur ce site web, elle s’applique indifféremment aux femmes et aux hommes .
La volonté affichée par la HEP, au cours de l’année académique 2015-2016, de répondre désormais aux exigences cantonales se manifeste non seulement par la publication de cette directive, mais également par la création d’un atelier de sensibilisation à l’utilisation du langage épicène, destiné à l’ensemble du personnel de l’institution. La HEP démontre ainsi une volonté d’amener ses collaboratrices et collaborateurs à respecter l’une des compétences qu’elle présentait déjà en 2004 dans son référentiel de compétences professionnelles destiné aux futur-e-s enseignant-e-s : Agir de façon éthique et responsable dans l’exercice de ses fonctions : Le professionnalisme suppose que, dans l’exercice de sa fonction, une personne respecte les normes et procédures partagées par le corps de métier auquel elle appartient. L’autonomie professionnelle, quant à elle, renvoie à l’éthique de responsabilité de la personne. Dans ce domaine de compétences, il est attendu des enseignantes et des enseignants qu’ils s’investissent dans leur action et s’engagent à accorder une attention appropriée à tous les élèves qu’ils accompagnent. Il est également essentiel qu’ils puissent expliquer et argumenter leurs décisions pédagogiques et répondre de leurs actions dans la classe et dans l’école. Par conséquent, l’enseignante ou l’enseignant fait preuve de conscience professionnelle lorsqu’il s’agit d’éviter toute forme de discrimination et de dévalorisation à l’égard des élèves, des parents et des collègues.
Concepts
Le langage épicène
La langue française est un vecteur de discrimination des personnes de genre féminin. L’utilisation d’un masculin dit générique en lieu et place d’une forme grammaticale neutre en est symptomatique. Au XVIIème siècle, l’abbé Bouhours (1692) indiquait que « lorsque les deux genres se rencontrent, il faut que le plus noble l’emporte ». Un siècle plus tard, Nicolas Beauzée (1767) précisait : « le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle. » Il est ainsi établi que l’utilisation contemporaine du masculin pour représenter un groupe de personnes de différents genres est une forme grammaticale discriminante. Gygax et Gesto (2007) s’emploient à le démontrer : De manière générale, comme le montre plusieurs études, dans différentes langues (ex. Colé & Ségui (1994) en français ; Bates, Devescovi, Hernandez & Pizzamiglio (1996) en italiens ; Flaherty (2001) en espagnol et Gabriel & Mellenberger (2004) en allemand), l’utilisation du masculin biaise la représentation du genre en défaveur des femmes, et ceci de manière automatique.
L’idée d’un langage égalitaire se présente comme une réponse à la discrimination des individus de genre féminin dans et par la langue. En 1898 déjà, Hubertine Auclert écrivait dans le journal Le Radical, alors qu’elle luttait pour les droits des femmes : L’omission du féminin dans le dictionnaire contribue, plus qu’on le croit, à l’omission du féminin dans le code (côté des droits). L’émancipation par le langage ne doit pas être dédaignée. […] La féminisation de la langue est urgente, puisque, pour exprimer la qualité que quelques droits conquis donnent à la femme, il n’y a pas de mots.
S’il n’y a que très peu d’avancées en faveur d’un langage non-sexiste dans la pratique courante et officielle de la langue française, de nombreuses réformes langagières ont été proposées par des mouvements féministes au cours des XXe et XXIe siècles. Toutes ces propositions concouraient à la création d’un langage qui serait véritablement épicène, au sens où celui-ci permettrait de désigner l’un et l’autre genre . Afin de mettre cela en œuvre, au cours de la rédaction de la directive 00_14, la direction de la HEP a sélectionné les items suivants :
– Féminiser ou masculiniser les désignations de personnes. Exemples : une assistante doctorante, un assistant doctorant ; une collaboratrice scientifique, un collaborateur scientifique ; une collègue, un collègue ; une enseignante, un enseignant ; une docteure, un docteur ; une praticienne formatrice, un praticien formateur ; une professeure formatrice, un professeur formateur.
– Utiliser le tiret ou le point médian pour les formes contractées destinées à signifier la mixité, et non pas les parenthèses ou la barre oblique. Exemple : Les étudiant-e-s sont invité-e-s ; Les enseignant-e-s sont convié-e-s.
– En cas de double désignation, adopter l’ordre de présentation féminin puis masculin. L’accord et la reprise se font alors au plus proche, soit au masculin. Exemples : La praticienne formatrice ou le praticien formateur est libéré d’un certain nombre de périodes d’enseignement. Il reçoit une indemnité annuelle fixée d’après les normes du département.
– Recourir systématiquement à la désignation « Madame » et renoncer à la désignation « Mademoiselle ». Exemples : Mesdames les étudiantes et Messieurs les étudiants de la filière BP ; Mesdames les formatrices, Messieurs les formateurs ; Mesdames et Messieurs les membres de la commission .
Démarche de recherche
Afin de mener à bien notre recherche, nous décidons d’employer la méthode d’enquête. Cette dernière donne accès à des informations intimes. Elle favorise le recueil d’une multitude d’informations et permet d’étudier une grande population à moindre coût. Notre étude se déroule en deux temps. Dans un premier temps, nous récoltons des données à l’aide d’un questionnaire. Dans un deuxième temps, nous menons des entretiens avec des personnes sélectionnées en fonction de leurs réponses au questionnaire. Ainsi, notre recherche est-elle quantitative et qualitative.
Première récolte de données : le questionnaire
Pour cette première récolte de données, nous ciblons l’ensemble du personnel de la HEP qui a reçu la directive 00_14 au cours du mois d’octobre 2015, c’est-à-dire une population de 315 personnes. Cette dernière est constituée à 70.11% de formateurs et formatrices et à 29.89% du personnel administratif. 57,34 des employé-e-s sont de genre féminin et de 42,66% sont de genre masculin. Nous n’avons pas établi d’autres critères d’inclusion ou d’exclusion que celui d’être employé-e par la HEP.
La première prise de données, par le biais d’un questionnaire transmis par e-mail, a pour objectif de définir si les sujets emploient le langage épicène dans le cadre de leurs pratiques professionnelles, dans leur vie privée et de savoir comment ils considèrent le langage épicène. Ce questionnaire ne contenant que des questions fermées est mis en ligne sur la plateforme Google Forms. Un e-mail invitant les sujets à remplir le formulaire leur est envoyé quelques jours après la réception de la directive.
Dans un premier temps, et ce en vue de notre seconde récolte de données, nous avons décidé de rendre notre questionnaire obligatoirement nominatif. Nous avons alors récolté 56 réponses. Cependant, nous avons reçu de nombreux messages nous indiquant que certaines personnes ne souhaitaient pas répondre au questionnaire tant que ce dernier resterait nominatif. Ayant récolté suffisamment de réponses pour mettre en œuvre la suite de la recherche, nous décidons alors de modifier le questionnaire, afin que celui-ci puisse être complété anonymement. Nous récoltons ainsi 58 réponses supplémentaires.
Seconde récolte de données : l’entretien individuel
En fonction des données ainsi récoltées, nous sélectionnons trois populations avec lesquelles nous souhaitons nous entretenir au cours de notre seconde récolte de données. Nous choisissons ainsi treize personnes que nous contactons par e-mail afin de fixer un rendez-vous. Quatre d’entre elles répondent positivement, se répartissant de la manière suivante :
– Les personnes présentent un assentiment complet. (F12).
– Les personnes présentant un assentiment partiel. (F62 et M63)
– Les personnes présentant une absence complète d’assentiment. (M37)
Cet entretien a pour objectif de comprendre quelles sont les résistances aux changements qu’expriment les personnes qui ont indiqué, lors de la première récolte de données, ne pas employer le langage épicène dans leurs pratiques professionnelles, ainsi que d’explorer leur degré d’assentiment. Cet entretien a pour cadre des rencontres au sein des locaux de la HEP et est mené à l’aide de questions fermées et de questions ouvertes avec relance . Afin de connaître les raisons qui entraînent une résistance des sujets au changement, nous nous basons sur la grille de Céline Bareil (2004) présentée plus haut. Elle nous permet de dresser une liste de questions ouvertes ainsi que de relances qui visent l’exploration des différentes résistances aux changements qui y figurent.
Limites de la démarche
Premièrement, notre recherche avait pour objectif principal de se concentrer uniquement sur les résistances aux changements. L’absence de personnes résistantes acceptant de participer à nos entretiens individuels nous a poussé à élargir notre champ de recherche en y incluant les concepts de collaboration, conscientisation et autodétermination, tirés de la psychologie communautaire. Cette réopérationnalisation tardive de notre recherche nous a mené à ne plus utiliser certain de nos indicateurs utilisés dans le questionnaire et dans nos entretiens. Nous considérons néanmoins que, même si nous n’avons pas traité toute les données récoltées, cela n’entame en rien la rigueur de notre recherche.
Deuxièmement, nous remarquons que les résultats obtenus par le biais du questionnaire sont en adéquation avec les données récoltées lors des entretiens individuelles. Cependant nous considérons qu’un plus large panel de participant-e-s aux entretiens nous aurait permis d’être en mesure d’affirmer cela avec plus de conviction et de tirer des tendances plus claires et plus générales.
Deux recherches complémentaires auraient également pu être menées. D’un côté, une troisième récolte de données auraient pu être effectuées. Nous avons récolté nos données pendant la campagne d’introduction menée par la HEP. Mais, il serait intéressant de mesurer à quel point les résistances exprimées sont une réaction à cette démarche. En effet, il est possible que ces résistances s’estompent avec le temps. Une troisième étape de récolte de données permettrait donc de confirmer ou de nuancer les résultats que nous avons obtenus dans le cadre de notre recherche. D’un autre côté, il aurait également été judicieux de mener une récolte de données avant la diffusion de la directive. Cela aurait permis d’observer, par la suite, l’influence des démarches de la HEP sur l’assentiment et les résistances au langage épicène .
Conclusion
Au cours de notre recherche, nous avons récolté des données à l’aide d’un questionnaire et de quelques entretiens. Cent-quatorze personnes ont participé au premiers et parmi celles-ci quatre ont accepté de participer aux seconds. Dans un premier temps, nous avons procédé à l’analyse des données ainsi récoltées à l’aide de trois marqueurs de l’assentiment que nous avions préalablement défini :
– La conscientisation
Nous avons pu déterminer que 31.58% du personnel de la HEP ayant participé à notre enquête est totalement conscient de l’utilité du langage épicène. Nous avons également pu observer que les personnes ne présentant pas de conscientisation refusent de suivre les différents temps de formation mis en place par la HEP et d’utiliser le langage épicène.
– L’autodétermination
47.37% des personnes ayant répondu au questionnaire indiquent qu’elles sont pleinement autodéterminées. Nous avons également relevé que les personnes qui manquent d’autodétermination ont un regard très critique envers la directive 00_14 et qu’elles ont tendance à considérer que cette dernière va trop loin.
– La collaboration
La collaboration est le marqueur d’assentiment le moins présent, puisque seul-e-s 27.19% des participant-e-s à notre recherche en ont fait preuve. Il apparaît que l’incitation ne fonctionne pas et que la collaboration nécessite souvent l’autodétermination et la conscientisation pour se développer .
Dans un second temps, nous avons analysé nos données au travers du prisme des résistances au changement. Il nous est alors apparu que, bien souvent, ce n’est pas une unique variable qui engendre la non adhésion des participant-e-s, mais plutôt un ensemble de variables. En promulguant la directive 00_14, la HEP a souhaité amener un changement en douceur, sans forcer son personnel à utiliser le langage épicène. Ce faisant elle a manifesté sa vision d’un changement idéal qui, comme nous l’avons vu, veut que l’ensemble des personnes d’une communauté soit conscient de l’utilité de celui-ci, qu’il se sente autodéterminé et qu’il collabore à son introduction. Pour parvenir à un tel résultat, il faut donc que les différents groupes consti-tuant une communauté s’accordent pour mener cette démarche ensemble. Cependant notre recherche nous permet d’entrevoir un système encore trop inégalitaire pour que cela puisse se passer de la sorte .
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Table des matières
I. Introduction
a. Concepts
b. Question de recherche et hypothèses
II. Démarche de recherche
a. Première récolte de données : le questionnaire
b. Seconde récolte de données : l’entretien individuel
III. Analyse des résultats
a. L’assentiment au changement
b. Les résistances au changement
IV. Limites de la démarche
V. Conclusion
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