Les réseaux sociaux et leurs effets pervers

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Se revendiquer de l’avant-garde

De par son travail d’analyse, de recherche de faits alternatifs, l’adepte des théories du complot pense jouir d’une position de supériorité par rapport aux simples citoyens qui croient naïvement la version donnée par les médias traditionnels. Cet adepte va chercher ses informations par lui même et pense se faire l’acteur principal de son propre jugement.
« Ce doute permanent procure l’impression agréable d’appartenir à une avant-garde éclairée, de compter parmi ceux à qui on ne la fait pas. “Admettre que quelque chose ne va pas dans la thèse officielle, comprendre la façon dont évidemment elle été fabriquée, c’est un travail sur (soi) que beaucoup de gens ne sont pas capable de faire”, explique, assez satisfait de lui, l’acteur Mathieu Kassovitz dans une vidéo postée sur Internet à l’occasion du dixième anniversaire du 11 septembre »14.
Cette logique d’initiés alimente l’esprit de clan, de communauté, qui accentue d’autant plus la croyance, comme l’explique le journaliste Benoît Bréville : « Ce plaisir de faire partie des initiés, cette conviction de disposer d’informations réservées à un petit nombre, de s’écarter du troupeau, contribue à l’attrait des théories du complot. »
D’un point de vue très subjectif, Thomas Huchon, journaliste pour le site Spicee explique cette appétence pour les théories du complot par une forme d’aigreur d’une partie de certains scientifiques et citoyens qui se mettent en marge sciemment car il ont été rejetés par une partie de leur milieu professionnel ou personnel : « Je constate que ce phénomène touche les gens qui ne sont pas devenus ce qu’ils aspiraient à devenir. Il y a un phénomène de frustration. Ce sont les chercheurs qui ne sont pas devenus les “tops chercheurs” par exemple »15, explique-t-il.

Utiliser la raison et la science

Toute théorie du complot est sous-tendue par des arguments scientifiques et logiques censés faire autorité. En ce sens, les attentats du 11 septembre 2001 traités par le site conspirationniste « ReOpen 911 » constituent l’exemple parfait.
« Des plans en trois dimensions, des photographies aériennes, des vidéos austères et techniques (dont l’une dure plus de deux heures), une étude d’un “ex chercheur du CNRS en géologie-géophysique et spécialiste des ondes acoustiques” ou encore un document de synthèse produit par des architectes et ingénieurs viennent démontrer que la chute de l’immeuble est due à une opération de démolition programmée. Derrière ce masque savant se cache en fait un circuit d’informations fermé, où des sites complotistes renvoient à d’autres sites complotistes, puis à des livres publiés par des maisons d’édition complotistes (comme Demi-Lune en France) et à des chercheurs marginalisés et controversés dans le milieu universitaire ».16
Ce raisonnement scientifique alimente le millefeuille argumentatif de la logique conspirationniste. Les arguments y sont présentés aux lecteurs comme indiscutables.

Interroger : à qui profite le crime ?

La question « à qui profite le crime ? » est l’une des premières interrogations qui survient suite à n’importe quel événement dramatique. L’horreur, la misère, les inégalités… parce qu’elles sont intolérables pour l’esprit humain doivent trouver une explication logique. Ainsi, après les attentats de Charlie en 2015, certains sites à l’image de « Quenel + » s’interrogent : « à qui profite le crime ? ». S’en suit un démembrement naïf de la thèse officielle, qui aurait pour but de mettre en avant François Hollande comme figure centrale des attentats. Ce dernier aurait orchestré l’attaque, de manière à rehausser sa cote de popularité. De même, la réunion des chefs d’Etats du monde entier à Paris, de Benjamin Netanyahou à Angela Merkel, a alimenté la logique conspirationniste. Les puissants de ce monde se rassemblent et font des marches blanches pour servir leurs intérêts et leur image de leader. Le citoyen ordinaire est alors présenté comme un pantin, victime des agissements des puissants. Mais pour d’autres conspirationnistes l’attentat trouve son explication dans une stratégie fomentée par Washington et la France. « L’attaque terroriste menée en France est l’œuvre de mercenaires, recrutés par les Etats-Unis et Israël ; dont l’objectif est de détruire l’image de l’islam. »17

Refuser le hasard et questionner les détails troublants

La logique conspirationniste refuse tout hasard et toute coïncidence. C’est l’accumulation de « détails troublants » qui constitue l’un des leviers de l’argumentation complotiste. On parle alors de « logique fortéenne », du nom de son créateur Charles Fort, écrivain américain qui s’est attaché à décrire de nombreux phénomènes paranormaux ou inexpliqués. Cette démonstration consiste à superposer de petits faits, qui individuellement ne constituent pas de preuve en soi, mais si on les accumule peuvent créer un trouble et instiller le doute. L’argument fortéen étant « tout ne peut pas être faux ».
« En d’autres termes, le but de Fort était de constituer un “mille-feuille” argumentatif. Chacun des étages de sa démonstration pouvait être très fragile, il en fait confession dans le passage cité, mais le bâtiment serait si haut, qu’il en resterait une impression de vérité. »18
De la même manière, le site « Oumma.com » relatait les 72 anomalies de l’affaire Mohamed Merah. Une accumulation de détails et coïncidences qui remettent en cause la version officielle19.

S’appuyer sur des faits historiques

L’une des caractéristiques des arguments conspirationnistes est de mettre en récit leurs théories et de les inscrire au sein de faits historiques vérifiables et identifiables. C’est ce que met en évidence Rudy Reichstadt à propos des arguments développés par le candidat à la présidentielle François Asselineau dans certaines de ses conférences. « Quand vous prenez une conférence de François Asselineau, toujours avec des titres du type “Qui gouverne réellement ?”. Il joue sur l’effet de dévoilement. Il se permet de dire que Jean Monnet était un agent de la CIA, ce qui est une interprétation abusive et “capillotractée”. Il se permet de dire ça parce qu’avant, il a donné des faits, des faits réels. Jean Monnet était en contact avec des Américains, ça ne pose pas de problème. Après la guerre, les Américains arrosaient l’Europe de l’ouest avec le plan Marshall. Qu’ils aient favorisé l’Union européenne car en face il y avait l’Union soviétique, c’est vrai, mais ça ne veut pas dire que Jean Monnet et Robert Schumann étaient de la CIA. Là, on tombe dans le James Bond. »
Pour Rudy Reichstadt, le candidat François Asselineau utilise l’argument historique comme base argumentative avant de s’en détourner de manière à servir son propos et sa thèse anti-américaniste.

Le droit au doute

A la manière du doute méthodique de Descartes, l’adepte des théories du complot met en avant son « droit au doute ». Pour Gérald Bronner, le conspirationniste utilise ainsi l’argument de l’ignorance, une illustration du sophisme « argumentum ad ignorum. ».
Dans le Discours de la méthode(1637), Descartes écrit :
« Au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. » Etre possesseur de la nature, maîtriser son environnement et les acteurs qui l’animent. Les conspirationnistes poussent peut être ainsi au bout cette logique du doute, remettant en cause tout savoir donné. Mais le conspirationniste, en positionnant sa défiance uniquement du côté de la pensée majoritaire, oublie de douter aussi de l’information donnée par les médias alternatifs. Nous avons donc voulu réfléchir sur la capacité des médias diffusant de vraies informations, à contrer l’essor de ces théories. Comment tentent-ils de répondre aux théories du complot ? Quels outils les journalistes utilisent-ils pour s’en prendre à cette doctrine ? Comment lutter contre l’expansion des théories du complot ?
Pour cela nous sommes allées à la rencontre de journalistes qui ont choisi d’y consacrer leur temps. Thomas Huchon travaille pour le site de média 100 % vidéos Spicee. Spécialiste des questions de désinformation, il a exploré des mois durant les mécanismes de la complosphère pour essayer d’en percer le fonctionnement. Nous avons ensuite rencontré Rudy Reichstadt, pionnier de la question en France. Fondé il y a dix ans, son site internet « Conspiracy Watch » a longtemps été le seul à prendre au sérieux ces questions. Véritable référence, « Conspiracy Watch » porte aujourd’hui de le nom d’« Observatoire du conspirationnisme et des théories du complot.» Enfin nous avons eu l’occasion de discuter avec Jacques Pezet journaliste à la rubrique « Désintox » (à retrouver en vidéo sur Arte ou dans le quotidien Libération) spécialisée dans le fact-checking. Il lui arrive aussi de débusquer les « fake news »qui circulent sur les réseaux sociaux.
En plus de ces interviews, nous avons appuyé notre travail de recherche sur la lecture d’ouvrages sociologiques et théoriques parmi lesquels le Court traité de complotologie du politologue et historien Pierre-André.
Taguieff, La démocratie des crédules du sociologue Gérald Bronner, Théories du complot du journaliste Nicolas Chevassus-au-Louis ou encore Complocratiedu journaliste indépendant Bruno Fay.
Afin de mieux comprendre ce phénomène, nous étudierons dans une première partie les facteurs d’émergence du « néocomplotisme », avant de s’intéresser aux ripostes imaginées par les médias, et leurs limites.

L’incompréhension du monde moderne

Un autre facteur de l’augmentation de l’adhésion aux théories du complot est lié à une forme d’incompréhension des citoyens face au monde moderne. Une crise, qui se caractérise d’abord par un défaut de confiance comme l’identifie le sociologue Gérald Bronner.
« La confiance est donc nécessaire à toute vie sociale, et plus encore pour les sociétés démocratiques qui s’organisent autour du progrès de la connaissance et de la division du travail intellectuel. »
Nos sociétés modernes, de par leurs innovations technologiques, peuvent empêcher l’individu de comprendre et saisir dans sa totalité le monde qui l’entoure – parce qu’il résulte d’une accumulation de savoirs millénaires. Les sociétés modernes sont des sociétés de progrès et obligatoirement de croyances, ce que Bronner qualifie de « croyance par délégation ». C’est justement cette « croyance par délégation » que remettent en cause les adeptes des théories du complot, car après tout : pourquoi faire confiance à un scientifique plus qu’à un autre ? Comment savoir si la fumée des centrales nucléaires est bien de la vapeur d’eau et non pas des produits toxiques, si je ne fais pas confiance aux scientifiques qui l’affirment ? Cette crise de la confiance touche depuis des dizaines d’années le corps scientifique, médical, mais aussi journalistique.
Ainsi, 58% de nos concitoyens déclarent ne pas avoir confiance dans les scientifiques pour dire la vérité concernant les OGM, et seuls 33 à 35 % disent avoir confiance. De même, 72% considèrent que l’évaluation de la sûreté des centrales ne peut être fiable. Parce qu’il semble inaccessible et élitiste, le monde scientifique subit une forme de défiance, de rejet.
De même l’enquête annuelle réalisée par l’institut de sondage TNS Sofres pour La Croix met en évidence que le journalisme est aussi touché par cette crise de confiance. En France, 63% des interrogés déclarent que les journalistes ne sont pas indépendants face aux pressions politiques et aux pressions de l’argent. 54% pense que les choses ne se passent pas telles qu’elles sont montrées à la télévision.
Il existe donc une défiance intrinsèque à nos sociétés modernes qui pousse les individus à s’informer par eux-mêmes, prônant une forme d’information citoyenne qui défie les experts, les institutions.
De plus, lorsqu’une action produit un effet énorme, il est plus difficile de croire que cette action soit le fruit d’une action individuelle ou d’un hasard. Il émerge donc la nécessité de donner des réponses simples face à la complexité du monde et aux mystères de la science. Une simplification des faits, des raisonnements humains qui redonne une cohérence à notre environnement. Bruno Fay, journaliste indépendant, y voit l’une des principales raisons d’adhésions au complotisme. « Beaucoup de raisons ont été mises en avant pour expliquer comment on adhère à des croyances ou à des théories du complot. Le sentiment de puissance, bien sûr nourri par l’impression d’accéder à une vérité cachée du commun des mortels. Le besoin de trouver des réponses simples à la complexité du monde, aux mystères de la science. Une forme de « raison paresseuse », pour reprendre l’analyse de Kant, nous épargnant de rechercher des causes qui nous échappent et d’y apporter des explications logiques à partir des seules connaissances acquises. Le refus de la fatalité et du hasard dans la marche du monde. La recherche d’un bouc émissaire aussi»25.

De l’opinion au savoir

« La transformation d’une information en savoir suppose un travail de réflexion. En tant que telle, une information n’est qu’une donnée brute, la matière première de l’élaboration d’un savoir ». Il faut donc prendre acte de l’existence d’une « fracture cognitive » qui qualifie l’inégalité des individus (essentiellement en raison d’un différend de niveau d’éducation) face à la maîtrise de certaines compétences cognitives, critiques et théoriques, dont le développement est principalement l’objet de sociétés du savoir »26.
L’une des difficultés mises en évidence par Gérald Bronner est donc la transformation d’une information en savoir. L’opinion est un élément cognitif personnel à tout individu. L’un des risques qu’elle entraîne est de n’être que l’unique base de tout savoir personnel. Nos opinions orientent la réflexion et donc les recherches de savoir.
Aussi les adeptes des théories du complot, convaincus de leurs croyances, iront toujours chercher des informations qui vont dans le sens de leurs opinions, alimentant ainsi le réseau d’informations complotistes qui se répond et use des mêmes porte-paroles et soi-disant experts. L’adepte des théories complotistes se créé un réseau d’informations parallèles, alimenté par sa communauté. Mais les « croyants » ne sont pas les seules victimes de cette logique. Gérald Bronner met en évidence ce mécanisme de pensée via l’aphorisme 46 de Francis Bacon, philosophe anglais du XVIème siècle.
« L’entendement humain, une fois qu’il s’est plu à certaines opinions (parce qu’elles sont reçues et tenues pour vrai ou qu’elles sont agréables), entraîne tout le reste à les appuyer ou à les confirmer ; si fortes et nombreuses que soient les instances contraires, il ne les prend pas en compte, les méprise ou les écarte et les rejette par des distinctions qui conservent intactes l’autorité accordée aux premières conceptions, non sans une présomption grave et funeste. C’est pourquoi il répondit correctement celui qui, voyant suspendus dans un temple les tableaux votifs de ceux qui s’étaient acquittés de leurs voeux après avoir échappé au péril d’un naufrage, et pressé de dire si enfin il reconnaissait la puissance des dieux, demanda en retour « Mais où sont peints ceux qui périrent après avoir prononcé un vœu ? ». C’est ainsi que procède presque toute superstition, en matière d’horoscopes, de songes, de présages, de vengeances divines etc. Les hommes infatués de ces apparences vaines, prêtent attention aux événements, quand ils remplissent leurs attentes ; mais dans les cas contraires, de loin les plus fréquents, ils se détournent et passent outre »27.
Ainsi, pour Bronner, toute croyance et recherche d’informations se fait par un mécanisme d’auto-confirmation presque inconscient qui induit que chaque individu se positionne dos à dos, avec sa croyance.
De la même manière, les deux psychologues sociaux Carol Travis et Eliott Aronson mettent en évidence ces mécanismes avec leur métaphore de la « pyramide des choix »:
« Leur métaphore de la « pyramide des choix » illustre comment deux individus ayant des positions proches –côte à côte au sommet de la pyramide – peuvent rapidement diverger et finir au pied de la pyramide sur des faces opposées, avec des opinions inverses, dès lors qu’ils se sont mis en tête de défendre leurs positions. »28
Ainsi, comme le témoignent Thomas Huchon et Rudy Reichstadt, il ne sert à rien d’essayer de convaincre les complotistes qu’ils ont tort car les croyances des « conspi hunter » et des conspirationnistes s’opposent radicalement : vision du monde, références et arguments compris. A la question : « Peut-on faire quelque chose face aux conspirationnistes ? » Thomas Huchon nous répondait « Non, on ne pourra pas les convaincre. Mais d’une autre manière vous ne pourrez pas me convaincre que les conspi ont raison »29. Leurs deux visions du monde sont imperméables, non communicantes, car elles ne s’attachent plus aux mêmes savoirs et systèmes de références. « La recherche d’information se fait par un biais : le biais de confirmation. Nous avons déjà une croyance (qui peut être conditionnelle) et tendrons à chercher des informations pour l’affermir. C’est souvent ce que l’on observe sur les réseaux sociaux par exemple »30
C’est ce biais de confirmation qui est singulier pour chacun, spécifiquement lorsque l’on aborde la question des réseaux sociaux. Mais ces mécanismes de confirmation qu’induisent notre réseau personnel constitue l’un des premiers effets pervers d’Internet, dans notre recherche de savoir.

Internet, espace non régulé

Taper « 11 septembre » dans la barre recherche de Google suffit à se rendre compte de l’ampleur du phénomène. Nul besoin d’y accoler le mot «complot » ou encore « conspiration » pour se retrouver nez à nez avec des sites pour le moins douteux : « réseauinternational.net » ou le plus connu « Reopen911.info » toujours très actif seize ans après les attentats du 11 septembre. C’est un fait : s’agissant des attentats du 11 septembre, internet pointe rapidement vers des sites contestant la version officielle. Ce phénomène redoutable est plurifactoriel.

Un fonctionnement égalitaire

En facilitant la collecte et la diffusion d’informations, internet présente autant d’avantages que d’inconvénients pour la démocratie. D’un côté il permet d’obtenir plus facilement des renseignements ou de dialoguer directement avec des institutions ou des élus. De l’autre, il peut renforcer les divisions politiques, accroître certaines dérives sectaires, abriter des campagnes de haine virales ou véhiculer de la désinformation.
Les fondements égalitaires qui ont présidé à la naissance d’internet peuvent donc avoir des effets pervers. Sur le web, parmi l’abondance des contenus et des sources, deux informations peuvent être mises sur un pied d’égalité. Pour Thomas Huchon, auto-proclamé « Conspi-hunter » et journaliste pour Spicee, c’est dans ce paradoxe que réside un des premiers travers d’internet. « Le problème c’est qu’Internet est devenu la caricature de la blague de Desproges. Google, c’est 5 minutes pour les Juifs et 5 minutes pour Hitler »31. En effet sur le net, des informations de sources très différentes, plus ou moins sûres peuvent se retrouver côte à côte. Difficile alors pour le lecteur non averti de ne pas se faire piéger.
Sur le web, les idées fausses pullulent. La place qu’ont aujourd’hui pris les « fake news » dans le débat démocratique en est la preuve. Pour Pierre-André Taguieff, ce phénomène est dû à la nature même d’internet en tant qu’espace non régulé. « Les faits correctement établis sont mis sur le même plan que les fantasmes et les rumeurs infondées »32. Dès lors la «sur-information » non maîtrisable a tôt fait de se transformer en «sous-information ». En somme la multiplication des sources d’informations, c’est aussi la multiplication des sources de désinformation. Pour le politologue cela ne fait aucun doute : « l’exposition aux croyances complotistes s’est considérablement accrue avec l’entrée dans l’information mondialisée et non filtrée. »33
Internet a également permis l’inversion de la hiérarchie entre les journalistes, émetteurs d’information et ceux qui la reçoivent. D’un mode de fonctionnement vertical, on est passé à une logique horizontale. « Avant l’existence d’internet, l’information était centralisée. Le citoyen avait vis-à-vis d’elle une relation passive. Il devait se fier à la parole des journalistes. Aujourd’hui le lecteur internaute dispose d’un pouvoir de vérification directe », résume Nicolas Chevassus-Au-Louis.34
De plus la masse de données présente sur internet peut constituer un frein à la rationalisation. Pire, d’après le sociologue français Gérald Bronner, le web « apporte un soutien technique à quiconque veut agréer des éléments argumentatifs pouvant paraître minuscules séparément et facilement invalidés, mais qui mutualisés, forment un corpus argumentatif, qu’il devient coûteux en temps et en énergie à réduire à néant. »35 Pierre-André Taguieff, parle de son côté, d’« effet mille-feuille » véritable caractéristique du « néocomplotisme » qui consiste à mitrailler de preuves dites « nouvelles » ceux qui voudraient critiquer une thèse conspirationniste36.
Avec le poids de la répétition, internet devient alors une formidable machine à fabriquer des ragots.

Le paradoxe d’Olson

Sur internet, 100% des utilisateurs ne contribuent pas de manière égale aux contenus et à la vitalité du réseau. Une partie des contributeurs est très active, une petite minorité participe régulièrement, et la masse n’apporte aucune contribution décisive. Gérald Bronner y voit une application du paradoxe d’Olson selon lequel des individus peuvent être amenés à ne pas se mobiliser malgré la présence d’intérêt commun37. « Alors que dans la vie réelle, tout groupe de travail supporte mal l’inégale participation de ses membres, la coopération bénévole en ligne se caractérise par une très grande hétérogénéité des engagements.»38
Sur internet une même personne peut contribuer à plusieurs sites ou intervenir dans plusieurs forums sous plusieurs avatars. Les partisans des théories du complot, et plus largement les colporteurs de haine ont pris d’assaut le web, leur « Terre promise ». Pour Thomas Huchon, c’est justement parce qu’on les a trop longtemps laissés s’approprier cet espace, sans chercher à les contrer que leur place est aujourd’hui si importante : « Si tous les grands de la presse s’étaient attaqués à ces personnes il y a 15 ans, ils ne seraient pas là aujourd’hui. Le problème c’est qu’ils ont considéré qu’internet était un sous-média. »39
Présents depuis les premières heures d’internet les pourvoyeurs de théories du complot en exploitent très habilement les outils selon une mécanique bien huilée. En ligne, sur certains sujets, on ne trouve qu’eux. D’une part parce que « les croyants sont statistiquement plus militants que les non-croyants », d’après Gérald Bronner.40 Ce point de vue est très largement partagé par Thomas Huchon qui a eu l’occasion d’infiltrer le milieu des
«conspi» pour le compte de Spicee. « Ces gens sont des croyants. Ils vont poster 80, 100, 120 tweets par jour. Ils vont passer leur temps à faire ça et comme ils sont sur une forme de militantisme de la crédulité, ils ont d’autant plus envie de faire partager leur croyance.» 41 D’autre part parce qu’ils saturent les premières pages de résultats de Google et se citent les uns les autres, pour donner l’impression qu’ils sont nombreux et fiables.
Le « PageRank de Google » – cet algorithme qui mesure quantitativement la popularité d’une page – est de nature à donner plus de visibilité aux pages les plus citées ou commentées. Tous ces éléments expliquent qu’on tombe si facilement sur des sites complotistes lorsqu’on fait une recherche sur le « 11 septembre ».
Internet est une plateforme de diffusion inédite. Si dans les années 90 il fallait se rendre dans des librairies ésotériques, somme toute confidentielles pour avoir accès au célèbre Protocole des Sages de Sion – ce faux document censé présenter le plan de domination du monde élaboré par les juifs et les francs-maçons – ledit ouvrage est aujourd’hui téléchargeable en intégralité sur le net. Aussi, la masse des contributeurs qui s’y retrouvent peut alimenter indéfiniment le terreau des adeptes d’une théorie du complot. « La possibilité d’enregistrer une partie du réel et de diffuser cet enregistrement à travers un réseau mondial, a un coût presque nul, et en un temps record augmente de façon vertigineuse la taille de l’échantillon dans lequel les croyants peuvent puiser à l’envi. »42

Les réseaux sociaux et leurs effets pervers

Ces dix dernières années internet a été bouleversé par l’apparition des réseaux sociaux qui occupent aujourd’hui une place très importante dans le parcours de navigation de tout internaute. Créé en 2004 par Mark Zuckerberg, Facebook est devenu le troisième site le plus consulté au monde.43 Si Google est toujours en tête du classement et qu’il reste le principal portail d’accès à l’information sur internet, Facebook est désormais un relai à ne pas négliger.
Il nous arrive tous quotidiennement de cliquer sur le lien d’un article inséré dans notre fil d’actualité Facebook ou Twitter. Ce phénomène relativement nouveau a transformé Facebook en chaîne d’actualités. L’information y est virale, tout comme son pendant redoutable: la désinformation, au point que souvent les deux se confondent.
Ce phénomène s’explique en partie par le mode de fonctionnement de ces plateformes qui privilégient l’engagement de leurs utilisateurs et les encouragent en permanence à « partager », « aimer » ou « commenter » les contenus. Cela a pour effet pervers de donner prime aux contenus qui émeuvent, choquent ou font réagir, du petit animal mignon jusqu’aux mensonges éhontés.44 Les réseaux sociaux permettent donc aux « fake news» et aux théories du complot de se diffuser plus vite et plus rapidement qu’auparavant.
Toutefois ces plateformes se sont longtemps refusées à s’engager dans la lutte contre la fausse information au motif qu’elles étaient par essence neutres, s’abritant derrière le fait que ce sont les algorithmes qui choisissent les contenus mis en avant. C’est bien le cas, mais cela a pour effet pervers de conforter l’adepte d’une théorie du complot dans ses convictions. Le chef d’entreprise américain Eli Pariser parle de « bulle de filtre ». C’est la théorie selon laquelle les algorithmes des réseaux sociaux ne nous proposent que des contenus qui nous intéressent. Aussi, ils peuvent donner une image tronquée de la réalité.
Mais cela s’applique aussi à Google. En effet, on ne navigue pas tous sur le même internet. Deux personnes qui taperaient un même mot dans leur barre de recherche se retrouveraient avec des résultats différents, agencés en fonction de leurs recherches passées. Un internaute qui clique régulièrement sur des sites complotistes, les verra donc référencés beaucoup plus haut dans ses résultats de recherche qu’un utilisateur lambda, ce qui aura pour résultat de le conforter dans sa vision du monde.

« Conspiracy Watch »: l’observatoire du conspirationnisme

C’est justement pour agir contre les théories du complot que Rudy Reichstadt a créé le site « Conspiracy Watch » en 2007. Ce site se consacre entièrement à la lutte contre les théories du complot. C’est d’abord en réaction à la mouvance négationniste que Rudy Reichstadt s’est intéressé aux théories du complot. « La question négationniste m’a toujours à la fois fasciné et mis en colère. “En colère”, on comprend pourquoi, “fasciné”, c’est parce que je trouvais dingue que cet événement aussi massif, un des événements de l’histoire les plus massivement documenté, les plus irréfutable… qu’il puisse y avoir des gens qui nient ce qui s’est passé, je trouvais ça dingue.»70
Pendant près de dix ans, il a consacré bénévolement tout son temps libre à « Conspiracy Watch » et à la traque des complotistes. Ce politologue de formation a aujourd’hui arrêté ses activités professionnelles pour travailler uniquement sur le site internet. Au début de « Conspiracy Watch », il s’est beaucoup intéressé au 11 septembre « parce que c’était la grande théorie du complot de notre génération », explique-t-il. Au fil des années, il a ainsi acquis une grande connaissance de la « complosphère au point d’être souvent cité comme spécialiste. Depuis peu son site « Conspiracywatch.info » est devenu L’Observatoire du conspirationnisme et des théories du complot.
Pour Rudy Reichstdadt, les attentats de janvier 2015 ont marqué un tournant national dans la lutte contre les théories du complot.
« Il y a vraiment eu une prise de conscience au plus haut niveau de l’Etat et donc aussi au niveau des journalistes. Pourquoi ? Parce qu’il y a eu les minutes de silences réalisées pour les attentats de Charlie et les incidents qui ont émaillé ces minutes de silence. »71
Au fil des années ses méthodes ont changé. Au départ il a beaucoup fréquenté les forums: « Je me suis aussi rompu à discuter avec des conspirationnistes, ce qui est la même chose que de discuter avec des négationnistes. C’est un dialogue de sourds. Mais c’est intéressant de voir comment la rhétorique fonctionne. »72 Aujourd’hui il qualifie son approche de «clinique ». Toutefois, sa méthode va plus loin que le simple « fact-checking » qu’il qualifie de « premier étage de la fusée ». La deuxième partie de sa démarche est appelée « debunking ». Contrairement au fact-checking où il s’agit de pointer du doigt ce qui est vrai ou faux, il s’agit de démonter et de réfuter. Dans le cas d’une théorie du complot, Rudy Reichstadt va donc s’attacher à aller au bout des logiques et des arguments. Il fait notamment appel au principe du « rasoir d’Ockham » aussi appelé « principe de simplicité». Dans sa formulation moderne il implique que les hypothèses suffisantes les plus simples sont les plus vraisemblables. Dans le langage courant on pourrait le traduire par « pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ? ». Bien souvent et contrairement à tout l’argumentaire d’une théorie du complot, l’explication la plus simple est la bonne !
Mais il ne s’arrête pas là. Pour lui il est important de renseigner le lecteur non averti sur la source d’une telle théorie.
« C’est important de savoir qui est l’émetteur. L’important c’est le contenu, ce qui est dit, mais ça renseigne aussi le lecteur de savoir qui l’a mis en circulation. Quand on se rend compte que c’est Thierry Meyssan qui intoxique le monde depuis dix ans, en faisant usage de fausses nouvelles et de faux évidents, à tel point qu’il s’est exilé pour échapper à la justice, ce n’est pas la même chose qu’un article dans Le Monde, (…) De savoir qu’un type a déjà menti 10 fois avant, ça renseigne »73.
Une grande partie de son travail va donc consister à distinguer les sources fiables des sources plus douteuses.
Enfin il est convaincu que ce qui séduit dans une théorie du complot c’est sa dimension narrative. Si une théorie du complot a tant de succès c’est parce qu’elle « raconte une histoire, en plus une histoire facilement mémorisable, car elle repose sur une dramaturgie très manichéenne. »74 Afin de lutter, il serait donc pour lui judicieux de remettre de la réalité dans ces récits.
Toutefois il reste conscient de la limite de sa démarche. « Mon public c’est un public d’avertis. »75 Avec « Conspiracy Watch » qui cumule 1000 visiteurs uniques par jour, il espère tout de même toucher les indécis, et instiller le doute dans l’esprit de ceux qui se laisseraient bercer par les chants complotistes. Le jeune journaliste travaille actuellement à une nouvelle riposte en format vidéo, avec cette idée qu’il faut aller sur le terrain des conspirationnistes pour lutter le plus efficacement: « l’idée c’est d’être très offensif et de réagir le plus rapidement possible et de talonner les conspirationnistes (…) les vidéos en ligne, c’est là qu’ils diffusent leur propagande.»76

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Table des matières

INTRODUCTION
Un phénomène ancien
Le 11 septembre et le « néocomplotisme »
Définitions
Les caractéristiques de la théorie du complot
I. L ES FACTEURS D’ÉMERGENCE DU « NÉOCOMPLOTISME »
A. Des limites cognitives
1. De la difficulté de toucher aux croyances personnelles
2. L’incompréhension du monde moderne
3. De l’opinion au savoir
B. Internet, espace non régulé
1. Un fonctionnement égalitaire
2. Le paradoxe d’Olson
3. Les réseaux sociaux et leurs effets pervers
C. La défiance à l’égard des journalistes
1. La perte de confiance
2. Quand les médias relaient les théories du complot
3. Journalistes et conspirationnistes : une communication impossible.
II. LES DIFFÉRENTES RIPOSTES ET LEURS LIMITES
A. Reprendre et réfuter chaque argument
1. Une approche inspirée du « fact-checking »
2. Les exemples de « Désintox » et du «Décodex »
3. « Conspiracy Watch » : l’observatoire du conspirationnisme
B. Faire du faux pour dire le vrai
1. Le Gorafi
2. « Le Complot » , la pastille humoristique du « Before »
3. Le faux documentaire de Thomas Huchon pour Spicee
C. Le besoin d’éduquer
1. « L’auto-défense intellectuelle » par Sophie Mazet
2. « Sens critique » par Thomas Sotto
3. « Interclass’ » de France Inter
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
MOTS CLEFS
ANNEXES
Annexe 1 : interview de Rudy Reichstadt
Annexe 2 : interview de Thomas Huchon
Annexe 3 : les unes des grandes hebdomadaires
Annexe 4 : interview de Jacques Pezet
Annexe 5 : « Dix principes de la mécanique conspirationniste »
RÉSUMÉ

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