Problématique et méthodologie pour aborder les transferts idéels
Une étude de cas pour appréhender les transferts idéels : le projet des lettres vidéo de prévention santé
Le choix d’une monographie
Le projet de recherche que nous présentons ici est une monographie : l’étude de cas d’un projet de réalisation et de diffusion de lettres vidéo par des associations de migrants maliens en France à destination de leurs villages d’origine ; et les lettres vidéo « réponses » élaborées par les associations des communautés villageoises en question et adressées à ses ressortissants, en France.
Le choix de l’étude de cas se justifie ici par la volonté, non pas de tirer des conclusions sur la nature et la transmissibilité des transferts idéels en général, mais de s’attarder sur un cas particulier pour apporter des éléments de réponse sur la façon d’appréhender les transferts idéels.
Une démarche comparative aurait été possible puisqu’il existe une multitude d’autres projets (individuels et collectifs) initiés par des migrants vers leur entourage non-migrant. D’autres supports sont utilisés pour communiquer ces transferts idéels tels que les lettres manuscrites (Charpy et Hassane, 2004), les cassettes audio, ou aujourd’hui les nouvelles technologies de l’information et de la communication comme la téléphonie mobile, les sites web et forums associés (Diminescu, 2005). Il nous a néanmoins semblé pertinent de nous concentrer sur une étude de cas, de manière à pouvoir approfondir, dans le temps qui nous est imparti pour la réalisation de ce mémoire, la compréhension d’une population particulière et d’un thème particulier. En effet, en raison de la complexité des contextes propres à chaque ensemble de transferts idéels, un processus d’analyse comparatiste se ferait au détriment d’une réelle prise en compte des représentations sociales des acteurs.
Ainsi, le choix des Maliens de la région de Kayes immigrés en France nous apparaît comme pertinent en raison de l’importance de cette population (environ 120000 maliens vivent en France en 2009 dont une très large majorité originaire de cette région) , mais aussi car cette communauté se situe dans un espace social transfrontalier à la fois bien établi et relativement restreint par rapport, par exemple, à l’échelle nationale Mali/France. En effet,la population concernée ici se situe plutôt dans le « glocal » , mettant en relation la région parisienne et celle de Kayes.
A travers ces lettres vidéos, il nous est également offert de travailler sur le thème de la santé (qui sera développé dans le 2.1). En effet, l’action se concentre ici sur la prévention de maladies transmissibles, un domaine qui touche aux représentations sociales de la maladie, mais également du corps (Sayad, 1999), du couple, de la médecine et de la mort (Ziegler, 1975).
Quant au cadre particulier du projet de lettres vidéo, il offre plusieurs avantages.
D’abord, parce que contrairement à l’étude de la communication interpersonnelle, le cadre collectif et organisationnel des associations, nousinvite à travailler sur des transferts idéels qui sont le fruit d’un compromis entre les différentes stratégies et représentations individuelles. Celles-ci ont dû être conjuguées pour mettre en place le projet. D’abord par le choix des thèmes abordés par chaque association, ainsi que bien sûr, dans l’élaboration du scénario, le choix des acteurs, etc. Au-delà du message lui-même, ce sont ces discussions et arbitrages à l’intérieur de l’organisation qui ont conduit à la formulation finale du message. Ce contexte collectif nous permet donc de nous placer à une échelle particulière, celle de la communauté villageoise (ou communale). Cette échelle collective nous permet d’atténuer les risques liés à l’interprétation de messages qui seraient personnels, et dont le sens nous échapperait en raison des particularismes individuels.
Le fait également que nous soyons ici face à une « campagne » est un avantage non négligeable. En effet, le cas particulier des campagnes d’information, de sensibilisation et de prévention, offre la garantie d’une volonté manifeste, de la part des migrants, de transmettre un message à leur village d’origine. Dans ce cas précis, un message préventif, cherchant donc à modifier, si ce n’est directement les représentations sociales, tout au moins les pratiques relatives à la santé. Contrairement au cadre des relations interindividuelles, nous sommes plus systématiquement face à des tentatives d’influence profonde, et donc à la mise en place, par les créateurs/diffuseurs des messages, de mécanismes de persuasion et d’arbitrage entre le message préventif brut, et la manière dont il doit être formulé et diffusé pour être validé par les non-migrants.
Le choix d’une monographie portant sur ce projet particulier tient aussi à des raisons plus pragmatiques. Une question d’accessibilité des données et des acteurs tout d’abord, qui est due aux liens privilégiés existant entre le laboratoire MIGRINTER et l’association GRDR qui a encadré le projet de lettres vidéo. De la même manière, l’expertise particulière qu’a développé le laboratoire à propos des populations du bassin du fleuve Sénégal et de ses ressortissants en France, permet d’accéder à des données et des études qui n’auraient sûrement pas été disponibles à propos d’autres populations.
Problématisation et objet de l’étude : les transferts idéels
L’appréhension des transferts idéels nécessite de faire appel à l’interdisciplinarité. Le besoin se fait sentir de créer des « patrons d’analyse en fonction des besoins cognitifs, sans les restrictions dues aux appartenances disciplinaires » (Assayag 2007). Les concepts que nous allons utiliser ont donc été créés dans différents champs théoriques (psychologie sociale, sociologie, linguistique, géographie, etc.), et pour l’étude de phénomènes différents. Pour nourrir notre étude, nous ferons donc des recoupements entre les arguments majeurs des théories en sciences sociales qui vont être explicités ci-dessous.
La dénomination de « transferts » est souvent utilisée pour décrire des flux Nord/Sud.
Ici au contraire, à l’image du dialogue instauré par les lettres vidéo, les échanges qui constituent les transferts idéels se font dans les deux sens, Nord/Sud et Sud/Nord. Nous nous plaçons donc dans l’héritage des théories de sociologie de l’interaction d’Ervin Goffman, c’est-à-dire d’une analyse des rapports sociaux où l’influence entre les opérateurs est réciproque. Ainsi, les échanges ici considérés sont déterminés par un « cadre », qui structure la manière dont nous définissons une situation (le contexte/les circonstances), par l’importance de la « face », la valeur sociale que la personne revendique à travers la ligne d’action qu’elle adopte (le statut social des inter-actants), et par la « figuration », c’est-à dire les pratiques normalisées utilisées pour que l’interaction atteigne ses buts, quels qu’ils soient.
Comme nous l’avons vu à la fin de notre introduction, les grandes interrogations qui guident notre travail sont : quelles sont les conceptions du mieux être mises en débat par les transferts idéels, et dans quelle mesure les transferts idéels peuvent-ils être facteurs de transformation sociale dans les régions de départ.
Nous distinguons ainsi les concepts qui vont nous permettre d’appréhender tour à tour le contexte, la transmission, la nature et les effets des transferts idéels, tout en distinguant pour chaque élément, les hypothèses que nous chercherons à valider au cours de cette étude.
Le contexte des transferts idéels : les espaces sociaux transnationaux
Tout d’abord, pour comprendre ce que sont les transferts idéels, il nous faut voir quelles sont les circonstances (contextes historiques, géographiques, politiques et sociaux) qui font naître ces transferts.
Pour cela, nous utilisons les acquis théoriques développés par les courants du transnationalisme. Ceux-ci développent l’idée que le cadre de l’Etat-nation est dépassé par des acteurs et des phénomènes économiques, politiques et culturels qui ont lieux dans plusieurs pays à la fois, et qui nécessitent une présence concomitante dans deux espaces géographiques. Au départ, comme le fait Alejandro Portes, on a pu différencier (pour mieux les lier) le transnationalisme des grandes firmes multinationales et celui des communautés constituées pas les migrants et leurs proches restés au pays. Une fois recentrée sur les effets de cette « mondialisation par le bas » (Tarrius, 2002) dont les migrants sont les acteurs privilégiés, la notion de transnationalisme ouvre des perspectives pour une nouvelle appréhension des migrations. Dans son chapitre du Handbook of International Migration, l’anthropologue Nina Glick Schiller propose une définition de la migration transnationale : « La migration transnationale est une forme de migration dans laquelle les individus, au lieu de traverser les frontières internationales pour s’installer et développer des relations sociales dans un nouveau pays, conservent des liens sociaux avec leur État d’origine. Dans la migration transnationale, les gens vivent littéralement leur vie à cheval sur les frontières internationales. C’est-à-dire qu’ils établissent des espaces sociaux transnationaux» (Glick Schiller, 1999, traduction de Louis-Jacques Dorais dans la Revue européenne des migrations internationales, vol. 20 – n°3, 2004). À la différence de la migration « simple », la migration transnationale implique donc une participation à l’organisation économique, politique et sociale de son espace d’origine, ainsi qu’une certaine intégration à son pays d’arrivée. Ainsi, sous des formes plus ou moins organisées, les liens sociaux entre le migrant et son entourage non migrant se développent au-delà des frontières grâce aux réseaux et aux circulations. Les migrations transnationales créent donc des espaces sociaux particuliers. L’espace social est ici défini comme la forme « à la fois concrète et symbolique, spatialement organisée et dynamique que produisent les activités socioculturelles des hommes » (Di Méo et Buléon, 2005). A cette première définition, s’ajoute celle de Pierre Bourdieu qui met l’accent sur le fait que les espaces (ou champs) sociaux sont constitués de multiples réseaux inter-reliés de relations sociales au travers desquelles des idées, des pratiques et des ressources sont inégalement échangées, organisées et transformées.
Les spécificités des espaces sociaux dit transnationaux ont été étudiées par Peggy
Levitt et Nina Glick Schiller. Selon elles, ces espaces sont définis par le fait qu’ils intègrent à la fois ceux qui ont migrés et ceux qui sont restés. Les non-migrants, sans quitter leur territoire, font eux aussi l’expérience du transnationalisme, sur la base d’expériences réelles ou imaginées, partagées au-delà des frontières, avec leurs proches qui ont migré ou sont encore en migration. Cette perspective transnationale sur les migrations permet de réaffirmer que la vie sociale ne se confine pas à l’intérieur des frontières des états. Les personnes participant à ces espaces sociaux transnationaux ont leurs références dans plusieurs sociétés, en termes de droits, de devoirs et d’organisation sociale. Elles sont intégrées dans de multiples institutions légales et politiques qui déterminent et légitiment, de manières différentes, la citoyenneté, ou les rapports des classes, de genres… Ces personnes occupent donc simultanément différentes positions sociales.
L’espace social transnational spécifique, considéré par notre étude, est caractérisé par plusieurs éléments. Nous les aborderons ici rapidement avant de les présenter plus en détails dans le deuxième chapitre.
D’abord, puisque les transferts idéels s’illustrentgéographiquement par des flux entre le Nord et le Sud, ils sont à replacer dans un contexte historique et idéologique particulier qu’est le post-colonialisme. En effet, l’environnement des transferts idéels de migrants ouest-africains en France ne saurait s’expliciter sans que l’on prenne en compte le rapport particulier que ces migrants maliens ont à l’Europe et, en particulier, à la France comme ancienne puissance coloniale. De même, le contexte établi par les politiques migratoires des états concernés est à prendre en considération. Ensuite, puisque nous interrogeons le cas d’une campagne de prévention santé, il nous faut remettre ses actions dans leur contexte sanitaire.
Les effets des transferts idéels
Sans aucun doute, cette interrogation sera la plus difficile à éclairer. En effet, ne travaillant pas sur des données directement quantifiables, « l’impact » au sens strict du terme ne saurait être l’objet de conclusions définitives.
Des recherches ont été menées sous divers angles, qui mettent en lumière certains effets des transferts idéels. Ainsi, par exemple, une littérature abondante existe déjà sur les associations de ressortissants maliens en France. Les travaux de Christophe Daum en particulier, ont déjà démontré à quel point les réalisations de ces associations dans leur village d’origine ont participé à interroger l’organisation sociale du village (Daum, 1998).
Grâce à la présente étude de cas sur le thème de la santé, nous pensons pouvoir apporter des éléments de réponse à cette problématique de la transformation sociale, par le biais des éléments plus subjectifs qui constituent l’idéel.
Les éléments contenus dans les transferts idéels, fruits d’une double appartenance, sont susceptibles d’être consciemment, ou inconsciemment, interprétés par les non-migrants, comme une menace planant sur leurs valeurs, et doncun danger pour leur équilibre cognitif, voire pour leur identité. A l’image des théories sur la stabilité et la dynamique des représentations sociales, nous partons du fait que l’apparition de stratégies de protection des savoirs anciens face aux messages portés par les migrants dans les transferts idéels est un de ces facteurs qui limitera les effets des transferts idéels sur la transformation sociale. Ces stratégies sont de plusieurs ordres. Certains auteurs parlent de dissonance cognitive (Festinger, 1957), d’autres d’imperméabilité à l’information ou de l’interprétation défensive (Moliner, 2001). Plus prosaïquement, il s’agit pour les personnes sujettes à des arguments contradictoires, soit de rationnaliser la contradiction, soit de la réfuter. La rationalisation consiste à minimiser l’importance de l’élément contradictoire ou d’en changer la signification. Réfuter la contradiction revient à nier l’existence même de l’élément contradictoire ou simplement à l’éviter. Prévoir ces mécanismes nous permet donc de mieux appréhender ce que les migrants, qui conçoivent et transmettent un message, doivent prendre en considération pour que le message soit réapproprié par son audience, et ne reste pas lettre morte.
Nous tenterons donc d’évaluer les effets des transferts idéels en examinant si les transferts idéels et les débats qu’ils entraînent ont, ou non, éveillé des mécanismes de défense des savoirs anciens chez les non-migrants.
Le projet des lettres vidéo va servir de support pour l’étude des transferts idéels.
Nous allons à présent développer la méthodologie utilisée.
La situation sanitaire au Mali, ses déterminants et ses conséquences
Une politique de santé publique contrainte
Ainsi, la situation sanitaire en Afrique est en grande partie liée aux contraintes budgétaires qui limitent les possibilités de prévention, de dépistage et de traitement. Cette situation est en partie due aux Plans d’Ajustements Structurels (PAS) imposés par le FMI et la Banque Mondiale. Au Mali, dès 1982, un premier accord de crédit est signé avec la Banque Mondiale, avant que soit mis en place le premier PAS en 1987. Celui-ci impose à l’Etat qui se retrouve sous sa tutelle, de limiter ses dépenses publiques, et donc ses dépenses de santé. Au sein des PAS sectoriels (PDS pour le secteur sanitaire), ce sont les organisations internationales, avec à leur tête l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), qui prennent le relais de l’Etat dans l’organisation des réponses à apporter, par exemple, en cas d’épidémies.
En parallèle, les ONG internationales comme la Croix Rouge Internationale ou Médecins sans frontière assurent une grande partie des soins prodigués aux populations. Le manque de moyens et le non-engagement de l’Etat ont des conséquences directes sur les conditions de vie de la population. Ainsi, de l’avis même de la Banque Mondiale, « les premières causes de décès [au Mali] sont des maladies évitables comme le paludisme, la rougeole, le tétanos, les infections respiratoires aiguës et la diarrhée».
Si les décès sont dus à des « maladies évitables », c’est ainsi parce que l’imposition verticale des politiques de santé publique par les organisations internationales n’a pas toujours été adaptée à la situation sanitaire du pays en question. Ainsi, à la fin des années 1980, la priorité donnée à la lutte contre l’épidémie du VIH/Sida a pu paraître démesurée face à l’urgence de la situation épidémique d’autres maladies comme le paludisme ou le choléra. Cette priorité, quasi-absolue, donnée au VIH/Sida a entraîné une inégalité entre les maladies, et donc entre les malades. Ensuite, la situation est aussi due au fait que pendant des décennies, ce sont les tarifs, imposés par les laboratoires pharmaceutiques d’Europe et d’Amérique du Nord sur les médicaments, qui ont empêché l’accès aux soins à de nombreuses populations. Ce non accès au soin a permis, voir encouragé le développement de réseaux clandestins d’achat et de vente de médicaments, ces « pharmacies par terre » (Sophie Schmidt, 1999), sur lesquelles aucun contrôle thérapeutique ou de qualité, ne peut être exercé, et qui peuvent en conséquence devenir un risque sanitaire.
La Région de Kayes, ses émigrés et leur mobilisation associative
Avant d’être un immigré, l’homme qui participe aux transferts idéels, est un émigré.
Il nous faut donc découvrir son environnement de départ, ici le Mali, et plus précisément la Région de Kayes. De même, son projet et son parcours migratoire doivent être exposés pour nous permettre de comprendre les conditions de vie,et surtout les conditions de santé, des migrants maliens en France. De là, nous pourrons voir comment et pourquoi la mobilisation associative s’est développée parmi cette population.
Histoire de l’émigration depuis la vallée du fleuve Sénégal
Le Mali est un grand pays d’Afrique de l’Ouest qui comptait environ 13,5 millions d’habitants en 2006 . Une large majorité de la population est située dans le tiers sud du pays, irrigué par les fleuves Sénégal et Niger. Le pays est divisé en huit régions et un district (celui de Bamako). Chaque région porte le nom de saville principale, dont celle de Kayes, à l’extrême sud-ouest du pays, jouxtant les frontières sénégalaises et mauritaniennes.
L’histoire migratoire des populations de la Région de Kayes, sur laquelle nous ne pouvons faire l’impasse, est longue. Si nous abordons particulièrement cette région, c’est parce que la grande majorité des migrants maliens en France en sont originaires. En 1986, 93,5% des Maliens présents en France venaient de la région de Kayes, (Condé, 1986) qui est habitée par de nombreuses populations que sont les Soninkés, Khassonkés, Malinkés, Peulhs, et quelques Bambara. Plus directement, c’est de cette région particulière que sont originaires les réalisateurs des lettres vidéo.
Nous pouvons arbitrairement faire commencer cette histoire au VIIIème siècle. Récemment islamisée par les Berbères venus du nord,la Région de Kayes, et plus largement du Bassin du Fleuve Sénégal, connait plusieurs empires puissants. A cette époque, c’est l’Empire Wagadu (ou du Ghana) qui commence à prospérer, grâce à son rôle de carrefour et d’instance de contrôle du commerce transsaharien (Adams, 1977). Au fil des siècles, nombreux sont donc les conflits pour la maîtrise de ce poumon économique, et en particulier ses réserves en or. La région est en effet très riche. Avant la «découverte » des Amériques, la moitié du stock d’or mondial provient de cette région, et plus spécifiquement de l’Empire Manding (ou du Mali) (Maïga, 2000). Ces conflits ont bien entendu poussé la population à se disperser. C’est le début des migrations saisonnières, alternant des mois de travaux agricoles et des mois dédiés au commerce. Ainsi, la migration est une pratique connue de ces populations bien avant l’arrivée des colons européens.
A partir du XVème siècle, le commerce transsaharien est peu à peu délaissé au profit du commerce atlantique. Les parcours et réseaux commerciaux sont donc déjà bien établis lorsque la demande d’esclaves se fait plus importante de la part des Européens, justement présents sur la côte atlantique. Les commerçants s’adaptent à ce nouveau « produit », qui devient prédominant au XVIIIème siècle. Mais avec l’abolition de l’esclavage en 1815, le commerce des esclaves va peu à peu péricliter. Sa disparition nécessitera cependant plusieurs dizaines d’années, entre autre parce que les instances du pouvoir local elles-mêmes utilisent beaucoup d’esclaves pour le travail des champs. Et ce n’est qu’en 1905 que les esclaves, qui représentent alors près de la moitié de la population de la région, sont affranchis. Cela entraîne une certaine baisse de la production agricole, empêchant les « nobles » de payer leurs impôts. En effet, suivant le parcours du fleuve Sénégal depuis Saint-Louis où ils sont installés depuis le milieu du XVIIIème siècle, les commerçants européens s’introduisent de plus en plus vers l’intérieur des terres. Ils font main basse sur ces terres, y instaurant la monoculture pour l’exportation, prennent le contrôle des autres formes de commerce, et sur les ressources naturelles en générale, obligeant les commerçants locaux à chercher d’autres alternatives économiques. Au milieu du XIXème, les européens entament finalement la conquête militaire, politique et administrative de la Région.
C’est sous les effets conjugués de tous ces facteurs que la dispersion des habitants de la Région de Kayes prend son essor. Une grande majorité d’entre eux reste sur le continent et pratique le « navetanat », c’est-à-dire la circulation entre les zones de culture arachidière et leur région d’origine, ou partent vers les pôles urbains, en particulier ceux du Sénégal. Par ailleurs, une partie d’entre eux est engagée pour le transport fluvial, puis maritime, sur les navires européens de commerce. Au début du XXème siècle, ils embarquent également sur les navires de guerre. C’est ainsi que, dès le tout début du siècle dernier, les premiers Maliens (qui sont à l’époque des Français) s’installent en France, en particulier dans les zones portuaires (Marseille, Bordeaux, Le Havre). Ce qui fait d’eux les pionniers de l’immigration d’Afrique noire en France.
Après la Seconde Guerre mondiale, les entrepreneurs français ont d’importants besoins de main d’œuvre. Le contexte de la Guerre d’Algérie suscite une certaine méfiance vis-à-vis des travailleurs algériens et pousse les industriels à se tourner vers les immigrés d’Afrique noire. Ainsi, à la fin des années 1950, l’émigration malienne vers la France va peu à peu s’amplifier, s’appuyant sur des réseaux de mieux en mieux organisés. Cette émigration est d’abord un moyen de profit rapide, à l’intérieur d’un système dit de « noria ». En effet, on estime que dans les années 1960, un turn-over entre les membres de la famille élargie en migration se faisait tous les deux ans, chacun pouvant collecter sur cette période un capital estimé suffisant pour vivre pendant des années. Mais la dépendance des villages d’origine vis à-vis de la migration s’accentue, et celle-ci devient assez rapidement un moyen de subsistance pour toutes les communautés touchées. En effet, les déclarations d’indépendance des pays qui constituaient l’Afrique occidentale Française (AOF), instaurant des frontières, freinent les possibilités de déplacement nécessaires au navetanat dans le sous-continent. De plus, les conditions de vie sur place se dégradent.Entre 1968 et 1973, la sécheresse devient récurrente dans la région. Les conséquences sur la situation sociale et économique sont importantes, par exemple en raison de la sédentarisation de populations jusqu’alors nomades, phénomène qui accentue encore la pression démographique sur les terres. Cette dépendance accrue de la région vis-à-vis de ses émigrés, en particulier de ceux résidant en France, s’illustre par une baisse continuelle de l’âge des migrants à leur arrivée.
L’immigration officielle malienne se stabilise dans les années 1970. Elle est contrainte par des politiques migratoires de plus en plus restrictives de la part du gouvernement français qui gène la circulation, le turn-over. Beaucoup des nouveaux arrivants seront dès lors contraints à vivre dans la clandestinité. En parallèle, le regroupement familial va favoriser l’installation des migrants en France. La dégradation du marché de l’emploi qui intervient à la même époque, finira de transformer, à la veille des années 1980, la migration de travail en une migration de peuplement. Illustration du durcissement des politiques migratoires, en 1986, un charter plein de 101 Maliens « clandestins » s’envole à destination de Bamako, marquant le début des expulsions massives.
La migration est donc bien ancrée dans l’histoire contemporaine de cette région et s’accompagne de nombreuses répercussions sociales et culturelles que nous allons explorer.
Contexte historique, sanitaire et politique du projet
Il y a plus de douze ans que le projet des lettres vidéo a été amorcé. Pour avoir une bonne compréhension de ses enjeux, il faut donc le replacer dans le contexte de son époque, celui du milieu des années 1990.
Contexte sanitaire du milieu des années 1990
Le 12 septembre 1978, une première conférence internationale à Alma-Ata au Kazakhstan, incite les gouvernements du monde entier à tout mettre en œuvre pour assurer l’accès de tous à la santé pour l’an 2000. Dans ce but, les soins de santé primaires (SSP) sont définis, de manière très large puisqu’ils incluent l’alimentation, l’eau, ainsi que l’éducation et la prévention. Mais les financements ne suivent pas. Une décennie plus tard, l’Initiative de Bamako (1987), dont le Mali est l’un des premiers signataires, réunit les ministres africains de la santé sous l’égide de l’UNICEF et de l’OMS. Le but de cette initiative est de relancer et revitaliser le système des soins de santé primairesdessiné à Alma-Ata en en limitant la portée aux soins médicaux et en décentralisant le pouvoir décisionnel de l’échelon national vers celui des districts, en initiant le processus de participation communautaire (c’est-à-dire le financement et le contrôle de la gestion des dispensaires par la communauté elle-même), et en prônant le développement des médicaments essentiels génériques (MEG).
Quels sont, au milieu des années 1990, les résultats de ces politiques sur la situation sanitaire au Mali? Prenons l’exemple de deux des maladies transmissibles abordées par les lettres vidéo pour illustrer cette situation. La rougeole, d’abord. Le VIH/Sida, ensuite.
Avant l’arrivée de la vaccination, au début des années 1960, la rougeole était la première cause mondiale de mortalité par infection (135 millions de cas annuels entraînant 6 millions de décès). La mortalité en a été divisée par trois à la fin des années 1980, après près de dix ans d’une politique de vaccination de masse. Néanmoins, à l’époque des lettres vidéo, environ un million de personnes meurent encore chaque année dans le monde de cette maladie, en raison d’une couverture vaccinale imparfaite mais aussi en raison de l’échec de la vaccination dans près de 15 % des cas. Depuis, entre 2000 et 2007, le nombre de décès a chuté de 750.000 à 197.000, soit une baisse de 74%,selon l’Organisation mondiale de la Santé, entre autres grâce à la mise en place de système destockage réfrigéré pour les vaccins et à la création d’un maillage de dispensaires.
En ce qui concerne le VIH/Sida, à l’époque la mobilisation populaire n’a que quelques années. Par exemple, le ruban rouge, symbole de la solidarité avec les victimes du VIH/Sida et les personnes touchées, ne fait son apparition qu’en 1991. ONUSIDA et l’OMS estiment qu’au Mali, en 1996, le taux de prévalence du VIH/Sida (taux des 15-49 ans affectés, sur l’ensemble de la population) était d’environ 1%. En2005, il est de 1,9% en Région de Kayes, soit légèrement supérieur à la moyenne nationale de1,7%.
La « trithérapie », qui sauve jusqu’à 80% des personnes qui suivent ce traitement, a été découverte puis commercialisée en 1996, soit unan avant la réalisation des lettres vidéo.
Ce traitement fait passer le VIH/Sida du statut de maladie mortelle à celui de maladie chronique, ce qui conduit à une évolution des représentations collectives de cette maladie dans la société française. En parallèle, dès 1995, des données épidémiologiques préoccupantes sur la séroprévalence et sur l’accès au dépistage et aux soins de la population étrangère résidant en France, circulent dans les milieux des associations de lutte contre le Sida et parmi les chercheurs (Bertini, 2004). Ce n’est qu’avec la publication d’un rapport public en 1999, que, dit Didier Fassin, le sujet est devenu « dicible » et « pensable ». Les migrants deviennent « victimes » et non plus « coupables », et de nouveaux acteurs investissent le paysage de la prévention. En effet,avec les antirétroviraux (ARV) le Sida n’est plus un « fléau » sans recours, et les associationsse tournent vers de nouveaux objectifs : le dépistage précoce, l’accès à l’information, et aux soins. Mais ce n’est qu’au bout de longues années de négociations entre les ONG et les laboratoires pharmaceutiques, au sein des organisations internationales dont l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), que les médicaments génériques de la trithérapie sont autorisés en 2001. « C’est donc une démarche originale d’arriver à parler du Sida, tout en sachant qu’en face, on n’a pas vraiment de choses concrètes à proposer, […] alors que la trithérapie est accessible en France, mais pas au Mali » explique Barbara Bertini. En effet, à l’époque du projet des lettres vidéo, les ARV ne sont donc pas encore disponibles au Mali. Ils ne le seront, gratuitement, à l’Hôpital Régional de Kayes qu’en 2004. « On peut faire toute la prévention qu’on veut, si les gens n’ont pas accès aux soins, ce n’est plus de la prévention, ça devient de la propagande et ça pose de grosses questions éthiques» explique un des responsables du département santé du GRDR (Pascal Revault, 13/03/2009).
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Table des matières
LISTE DES ACRONYMES
INTRODUCTION
1. CHOIX DU SUJET
2. CONTEXTE D’ÉMERGENCE DU SUJET
1. PROBLÉMATIQUE ET MÉTHODOLOGIE POUR ABORDER LES TRANSFERTS IDÉELS
1.1 UNE ÉTUDE DE CAS POUR APPRÉHENDER LES TRANSFERTS IDÉELS: LE PROJET
DES LETTRES VIDÉO DE PRÉVENTION SANTÉ
1.1.1 Le choix d’une monographie
1.1.2 La mise en place du projet des lettres video de prevention santé
Les acteurs et les raisons d’être du projet
Le processus de réalisation
1.2 PROBLÉMATISATION ET OBJET DE L’ÉTUDE: LES TRANSFERTS IDÉELS
1.2.1 Le contexte des transferts idéels : les espaces sociaux transnationaux
1.2.2 La transmission des transferts ideels : la communication des idées
1.2.3 Les éléments constitutifs des transferts idéels
1.2.4 Les effets des transferts idéels
1.3 MÉTHODOLOGIE
1.3.1 Les entretiens
1.3.2 L’analyse des vidéos
2. ELÉMENTS DE COMPRÉHENSION DE L’ANALYSE DE CAS: SANTÉ ET MIGRANTS MALIENS DE LA RÉGION DE KAYES
2.1 LA SANTÉ COMME UN ÉLÉMENT MOBILISATEUR DES TRANSFERTS IDÉELS
2.1.1 Les enjeux de la santé
Des définitions plus ou moins larges
Enjeux globaux de la santé
Enjeux locaux
Enjeux de la santé publique
2.1.2 La situation sanitaire au Mali, ses déterminants et ses conséquences
Une politique de santé publique contrainte
Des conditions sanitaires inégales
2.1.3 La prevention des maladies transmissibles
La prévention
Les maladies abordées par les lettres vidéo
Les représentations de la maladie et de la contagion chez les populations de la Région de Kayes
2.2 LA RÉGION DE KAYES, SES ÉMIGRÉS ET LEUR MOBILISATION ASSOCIATIVE
2.2.1 Histoire de l’émigration depuis la vallée du fleuve Sénégal
2.2.2 Projet migratoire, santé et lieu de vie des migrants
La santé des migrants en France
Les Foyers de Travailleurs Migrants (FTM)
2.2.3 Mobilisation associative des émigrés de la Région de Kayes
Histoire des associations de ressortissants maliensen France et de leurs projets au Mali
Les associations de migrants participantes aux lettres vidéos
3. ANALYSE DES RÉSULTATS
3.1 CONTEXTE HISTORIQUE, SANITAIRE ET POLITIQUE DU PROJET
3.1.1 Contexte sanitaire du milieu des années 1990
3.1.2 Contexte politique du milieu des années 1990, en France et au Mali
3.2 DESCRIPTION DU CONTENU DES LETTRES
3.2.1 Commentaires généraux : l’établissement du dialogue
3.2.2 Comparaison entre les séries de lettres vidéo :le contenu du dialogue
La première série de lettres (Lettres Vidéo 1), une hétérogénéité fructueuse
La deuxième série de lettres (Lettres Vidéo 2), réponses et initiatives
La troisième série de lettres, les « Lettres Vidéo 3 », une homogénéisation au détriment
de la qualité du message préventif
3.2.3 Les réactions face au moyens de prévention préconisés
Un projet apprécié, des éléments de prévention appropriés
Des affirmations réfutées par le déni, l’opposition ou l’évitement
Critiques de l’applicabilité des moyens préventifs prescrits par les migrants
3.3 CE QUI PASSE AU TRAVERS DU MESSAGE DE PRÉVENTION, LA NATURE DES TRANSFERTS IDÉELS
3.3.1 Du rapport entre le migrant et son entourage non-migrant
La perpétuation du projet migratoire
… mais la nécessaire participation de tous à l’amélioration de la santé
3.3.2 Du rapport entre la médecine locale et la médecine occidentale
Appel à la fréquentation du centre de santé
Les nécessités sanitaires d’un changement de certaines pratiques et représentations sociales
Place des savoirs anciens et complémentarité des deux systèmes de soins
CONCLUSION ET MISE EN PERSPECTIVE
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES
I. TABLEAU DES ENTRETIENS
II. RETRANSCRIPTIONS DES LETTRES VIDÉO
a. Diboli 1
b. Diboli 2
c. Diboli 3
d. Sadiola 1
e. Sadiola 2
f. Sadiola 3
g. Gory Gopela 1
h. Gory Gopela 2
i. Gory Gopela 3