Les relations religieuses transnationales contemporaines entre le Yémen et l’Arabie Saoudite

En ce début de 21ème siècle, la frontière internationale entre le Yémen et l’Arabie Saoudite apparaît encore souvent comme une « zone grise » qui échappe au contrôle, voire à l’influence des États. Entre hautes montagnes et larges déserts, son tracé sinueux, long de 1458 kilomètres, serait le théâtre de complots, de trafics et d’infiltrations en tout genre : armes, drogues, femmes ou encore enfants. Aussi cette zone en vient-elle à symboliser une nouvelle source de menace à la paix, à la stabilité et à la sécurité du Moyen-Orient. Dans le contexte actuel de la « guerre mondiale contre le terrorisme », sa surveillance constitue dès lors un enjeu international de toute première importance. Pendant plus de soixante-cinq ans, cet espace frontalier a été l’objet d’un conflit larvé entre les deux grands États rivaux de la péninsule Arabique. À bien des égards, il continue à être une source de discorde dans les relations bilatérales yéméno-saoudiennes. Ainsi, dès 1934, une brève guerre oppose le pouvoir de l’imamat zaydite et la toute jeune monarchie des Âl Sa‘ûd qui, victorieuse, affirme sa souveraineté sur trois provinces contestées : Najrân, Jizân et le ‘Asîr. Au cours des décennies suivantes, la frontière demeurera indéterminée du point de vue juridique sur la majeure partie de son tracé et donnera lieu à de nombreux accrochages .

Le 12 juin 2000, la signature à Djedda d’un traité international par le Yémen et l’Arabie Saoudite a pour objectif affiché de normaliser le statut de la frontière, d’en fixer les limites, de mettre fin à sa porosité et de pacifier définitivement les relations entre les deux pays . Une nouvelle ère doit s’ouvrir. Pourtant, moins de quatre années plus tard, suite à un nouvel attentat perpétré à Riyad le 8 novembre 2003 et attribué à al-Qâ‘ida, des tensions réapparaissent. Afin de se dédouaner, le gouvernement saoudien cherche des responsables hors de son territoire. Il se tourne alors naturellement vers le Yémen et l’accuse de ne pas suffisamment contrôler sa frontière et sa population, en permettant aux terroristes de s’approvisionner en armes et explosifs. Comme souvent, l’étranger est chargé de tous les maux et assimilé à la menace. Le pouvoir saoudien semble alors dire : « L’ennemi s’est infiltré parmi nous, il incarne une importation ou même une invasion dont il faut se protéger. Dès lors, il s’agit de sanctuariser le territoire et de rendre la frontière infranchissable ». L’Arabie Saoudite annonce alors son projet d’ériger un « mur de sécurité » qui doit la séparer de son « dangereux » voisin yéménite, figure identifiée du chaos. Fin janvier 2004, les responsables yéménites s’opposent à cette construction et mettent en branle leurs réseaux diplomatiques. Ils accusent notamment leurs homologues saoudiens de violer le traité de Djedda qui impose une zone démilitarisée de part et d’autre de la ligne de démarcation . Au même moment, plusieurs tribus yéménites affirment que cette nouvelle barrière empiète sur leur territoire. Elles se déclarent alors prêtes à prendre les armes contre les Saoudiens. Débute ainsi une brève période de crise qui laisse penser que le traité signé dans le grand port du Hedjaz en 2000 n’a en réalité rien réglé, et que les relations bilatérales demeurent fragiles et crispées. La visite inopinée du président yéménite ‘Alî ‘Abd Allâh Salih à Riyad le 17 février 2004 conduit à l’abandon, sans doute provisoire, du projet, tandis que chaque partie promet alors de faire les efforts nécessaires et de coopérer pour œuvrer au meilleur contrôle de la frontière.

L’État, le transnational et le religieux 

À l’évidence, les questions de la frontière et des relations bilatérales, fussent-elles caractérisées par un rapport de domination manifeste, sont bien plus complexes que ne le laisse suggérer l’approche sécuritaire . Elles ne peuvent se réduire à un intérêt unique ou à un différentiel de puissance. Contrairement à ce que pourrait avancer un réalisme caricatural, l’État n’est pas seulement en quête de souveraineté et d’autonomie vis-à-vis de ses voisins. La multiplication des acteurs transnationaux, la fragmentation accélérée dans le contexte de la mondialisation et les phénomènes d’interdépendance rendent la question du territoire, de la frontière et de son contrôle presque secondaire par rapport à d’autres problématiques : captation de l’aide internationale, intégration dans le libre-échange, construction d’une visibilité etc. De fait, la mainmise de l’acteur étatique sur la société et le territoire ne dépend plus nécessairement de sa capacité à surveiller physiquement les entrées et sorties mais passe par des processus plus subtils. La volonté des acteurs de contourner l’État impose à ce dernier de se réorganiser et de délaisser certaines prérogatives qui étaient autrefois considérées comme fondatrices de sa souveraineté.

Selon James Rosenau, la politique internationale voit se juxtaposer deux mondes qui bien que différents, interagissent et coopèrent l’un avec l’autre, se chevauchant ou s’ignorant parfois . Le premier (State-centric World), constitué par les États, met aux prises des acteurs en quête de puissance et de souveraineté. Le second (Multi-centric World) confronte des « centaines de milliers » d’acteurs en quête d’autonomie. Ceux-ci puisent dans l’espace international des ressources ou des soutiens leur permettant de se développer et de contourner les acteurs étatiques. L’espace mondial se structure dès lors largement autour d’une forme de scission (bifurcation) marquée par les tensions entre les sous-groupes et les acteurs étatiques . La latitude croissante des acteurs non-étatiques et des flux transnationaux ne se fait toutefois pas nécessairement au détriment de l’entité collective étatique. Ainsi, plutôt que concurrente, l’approche transnationaliste que sous-tend la prise en compte de ces deux mondes, est conçue comme un complément du paradigme stato-centré.

Dans ce cadre, un État aux ressources limitées peut ponctuellement abandonner sa logique de contrôle afin de préserver une certaine stabilité interne. En effet, la porosité de la frontière est susceptible d’apporter des revenus à la population comme aux élites, notamment à travers les migrations, le commerce et les trafics illégaux . Dans le même temps, elle atténue les demandes en infrastructures et en emplois publics habituellement formulées par certains groupes périphériques laissés à l’écart des politiques de développement. Les pressions exercées sur l’État sont amoindries grâce à ces phénomènes de sous-traitance ou d’externalisation. L’interpénétration des sociétés à travers les échanges transnationaux et la création indirecte de sortes de « zones franches » ou de « zones grises » permet alors au pouvoir de se décharger temporairement et de concentrer ses moyens dans d’autres secteurs qu’il peut considérer comme plus utiles. Paradoxalement, le « laisser-faire » et l’absence de contrôle peuvent dès lors constituer une ressource alternative pour l’État et pour le système international.

Pertinence de l’étude de cas yéméno-saoudienne 

À l’appui de ces différentes recherches sur les relations transnationales religieuses, l’objet yéméno-saoudien s’avère particulièrement stimulant. Il permet notamment de s’extraire du cadre habituel des relations Nord/Sud. En effet, malgré le rapport de déséquilibre évident entre ces deux pays de la péninsule Arabique, cette étude de cas se situe pour l’essentiel en dehors des formes de domination qui prévalent par exemple entre les États-Unis et le Salvador, la France et l’Algérie ou la Grande Bretagne et le Bangladesh. L’Arabie Saoudite et le Yémen sont en effet géographiquement, historiquement, culturellement et religieusement proches. Sur le plan démographique ils sont également de taille équivalente. Tous deux sont par ailleurs des États dominés sur la scène internationale, soumis à une formede néo colonialisme ou d’impérialisme qui les rend dépendants, notamment de la puissance américaine. L’étude des relations transnationales religieuses entre ces deux sociétés du Sud permet, par ce biais, de dépasser l’idée simpliste que la mondialisation impliquerait une forme unilatérale de domination Nord/Sud. En resserrant l’échelle de l’analyse, nous constatons combien le Sud est lui-même traversé par des phénomènes de domination complexes accentués, ou transformés, par l’interpénétration des sociétés.

À un autre niveau, l’étude des phénomènes transnationaux au Moyen-Orient trouve sa pertinence dans la réfutation du paradoxe que nous avons évoqué plus haut, c’est-à-dire de l’incapacité fréquente à appréhender le contournement de la frontière dans cette région du monde en dehors des grands intérêts nationaux et de l’action des États. En effet, les relations yéméno-saoudiennes amènent à s’interroger sur la place des acteurs étatiques. Décrits comme faibles, inachevés ou défaillants, sont-ils réellement hors-jeu ? Exercent-ils un monopole sur le contrôle des frontières ? Cette enquête constitue également une occasion de mettre en exergue les sociétés et de comprendre que ces dernières sont, elles aussi, actives dans la sphère internationale, bien que de manière souvent informelle. À l’opposé de l’approche criminalisante aujourd’hui dominante quand sont évoquées les relations transnationales religieuses dans la péninsule Arabique ou dans cette région , notre étude de cas doit permettre de banaliser et de dédramatiser les échanges quotidiens entre ces sociétés. De fait, la stigmatisation excessive de certains flux financiers ou religieux dans le cadre de la « lutte globale contre le terrorisme » occulte nombre d’interactions plus significatives et sans doute plus intéressantes du point de vue de la science politique.

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Table des matières

INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE – LE SALAFISME COMME « SAOUDISATION » ?
CHAPITRE 1 : QU’EST CE QUE LE SALAFISME ?
A – WAHHABISME OU SALAFISME ? ENJEUX DE DEFINITION
B – LE CHAMP POLITICO-RELIGIEUX SALAFI YEMENITE
CHAPITRE 2 : LE SALAFIS, L’ÉTAT ET LA SOCIETE
A- LE SALAFISME COMME DEVIANCE ?
B- ALLEGEANCE ET VIOLENCE
CHAPITRE 3 : LES RECITS DE LA « SAOUDISATION »
A – MODELISATION DES RELATIONS YEMENO-SAOUDIENNES
B – LE SALAFISME COMME ACTEUR TRANSNATIONAL
C – LE SALAFISME COMME ENJEU DES RELATIONS INTERNATIONALES : IMPERIALISME, SOFT POWER ET JEUX D’ÉTATS
DEUXIEME PARTIE – ÉLEMENTS POUR DES RECITS ALTERNATIFS DE L’IMPORTATION : LA BANALITE DU TRANSNATIONAL
CHAPITRE 4 : PENSER LE CHANGEMENT : CONDITIONS ET CONTEXTES D’IMPLANTATION DU SALAFISME AU YEMEN
A – AGREGATIONS NON-INTENTIONNELLES, TRANSLOCALITE ET THEORIE DU VOYAGE : LE TRANSNATIONAL AU QUOTIDIEN
B – RECOMPOSITIONS SOCIALES ET ELEMENTS DE CONTEXTE
CHAPITRE 5 : EXPERIENCES MIGRATOIRES YEMENITES EN ARABIE SAOUDITE
A – PARCOURS MIGRATOIRES ET RELATIONS TRANSNATIONALES
B – AMBIGUÏTES DE L’EXPERIENCE MIGRATOIRE SAOUDIENNE
CHAPITRE 6 : LE YAFI‘ : LE SALAFISME LOIN DE LA FRONTIERE
A – LE YAFI‘ TRANSLOCAL
B – BIN BAZ ET LE POULET FRANÇAIS : LE SALAFISME « SPONTANE »
C – PARCOURS ET CARRIERES SALAFIES : DE L’IMPORTANCE DE L’INTEGRATION SOCIALE
TROISIEME PARTIE – LE SALAFISME INTEGRE : RESISTANCES ET ADAPTATIONS
CHAPITRE 7 : RESISTANCES AU SALAFISME ET INSTRUMENTALISATIONS
A – ZAYDITES, SOUFIS, FRERES MUSULMANS ET SALAFIS : CONCURRENCES ET RESISTANCES DANS LE
CHAMP POLITICO-RELIGIEUX
B – LE SALAFISME ET LE POUVOIR YEMENITE PRIS DANS LA LUTTE ANTI-TERRORISTE
CHAPITRE 8 : LA « YEMENISATION » APRES LA « SAOUDISATION » ?
A – COMMENT PEUT-ON ETRE YEMENITE ?
B – LA NORMALISATION PARADOXALE
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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