Les relations entre la production agricole, le travail des mères et l’alimentation au sein des ménages agricoles
L’APPROCHE DES NUTRITIONISTES : LE SCHEMA CAUSAL DES DETERMINANTS DE LA MALNUTRITION
La malnutrition est un état pathologique résultant d’une inadéquation par excès ou par défaut entre les apports alimentaires et les besoins de l’organisme. La malnutrition peut être aigüe ou chronique. La malnutrition aigüe se traduit par un état de maigreur : les enfants ont un poids trop faible pour leur taille. Elle est représentative des effets immédiats de la sous-nutrition. C’est la forme de malnutrition la plus visible. Ces effets immédiats se différencient d’effets plus subtils de long terme qui entrainent un retard de croissance statural (Waterlow, 1972): les enfants ont une taille trop faible pour leur âge. Il s’agit d’un phénomène d’accumulation révélateur d’une mauvaise nutrition sur une longue période. Cette malnutrition chronique est souvent invisible car un déficit de quelques centimètres sur un enfant n’est pas facile à observer relativement à une norme, d’autant plus que la taille dépend également des dotations génétiques. L’état nutritionnel d’un enfant conditionne sa survie et son bon développement physique et cognitif. Il dépend de trois causes sous-jacentes au niveau des ménages, qui sont (i) la sécurité alimentaire, c’est-à-dire l’accès à une alimentation riche et diversifiée, (ii) la santé, les services de santé et l’hygiène de l’environnement (iii) et le soin (ou care) qui fait référence aux « behaviors and practices of caregivers that provide the food, stimulation and emotional support necessary for children’s healthy growth and development4 » (Engle et al., 1999).
Dans notre étude, nous étudierons le retard de croissance ainsi que la malnutrition par carence en micronutriment qui dépend étroitement de la diversité de l’alimentation des individus. Cette « triad of precondition 5 » (Gillespie et Kadiyala, 2012) a été illustrée dans un schéma causal élaboré par l’Unicef en 1992, qui reste une référence mondiale (Figure 1). Ce schéma systémique illustre bien que les causes d’un état de malnutrition sont rarement uniques. Pour chaque individu souffrant de malnutrition, il existe un agencement de multiples facteurs, d’intensités différentes, à plusieurs niveaux, dans un contexte et un environnement spécifique (Kennedy et Bouis, 1993). Les différentes causes interagissent les unes avec les autres, elles peuvent s’amplifier ou au contraire se compenser. Pour exemple, un enfant sera plus vulnérable aux maladies s’il n’est pas nourri de façon adéquate, si son alimentation est peu riche et peu diversifiée ou si le temps alloué par le donneur de soin – souvent la mère – à nourrir l’enfant est insuffisant, etc. Réciproquement, un enfant n’assimilera pas correctement la nourriture s’il est malade (fièvre, diarrhée) et il ne sera pas guéri si le donneur de soin ne diagnostique pas sa maladie ou ne le soigne pas.
Ainsi, la notion de malnutrition peut difficilement être appréhendée par une simple analyse causale. Une alimentation, un environnement de santé et des soins adéquats seront déterminés par des causes fondamentales, telles que les ressources alimentaires et économiques. Dans le cas de ménages agricoles, ces ressources sont principalement issues de la production alimentaire autoconsommée et/ou du revenu agricole. Le contrôle de ces ressources par le donneur de soin – les mères – sont capitales. L’approche des économistes détaille ces différents chemins.
L’APPROCHE DES MICROECONOMISTES : LES CHEMINS D’IMPACTS AGRICULTURE – NUTRITION
Au vu du rôle de la production agricole pour répondre aux enjeux de la sécurité alimentaire et nutritionnelle, de nombreuses études se sont appliquées à détailler les chemins d’impact (ou pathways) théoriques entre l’agriculture et la nutrition. L’enjeu est de mieux comprendre ces relations complexes et parfois floues, positives et/ou négatives, à différentes échelles (individuelle, ménage, communauté ou pays). Ces représentations conceptuelles constituent de véritables grilles de compréhension et de bonnes pratiques pour les institutions et politiques qui conçoivent des projets dans le secteur agricole qui ont pour objectifs explicit d’améliorer la sécurité alimentaire et nutritionnelle. Ces études se représentent les « Conceptual framework of links between agriculture and nutrition6 » mais cela nous interroge sur ce que signifie le terme agriculture. De quelle production agricole parle-t-on et les études sont-elles consensuelles ?
En réalité, il nous semble que ces cadres conceptuels des liens complexes entre agriculture et nutrition sont assez englobants et adaptatifs et qu’ils peuvent être mobilisés quel que soit l’angle d’étude de la production agricole. De multiples variantes ont été déclinées en fonction de l’intérêt particulier des auteurs, selon qu’ils souhaitent se focaliser sur la chaine d’approvisionnement agricole (Hawkes et Ruel, 2006), les pratiques de production (Hawkes, 2007 ; Headey et al., 2011), l’élevage (Randolph et al., 2007), les stratégies alimentaires des ménages (Webb Girard et al., 2012), la commercialisation de la production agricole (Von Braun, 1995), l’impact de l’agriculture sur la nutrition via l’utilisation du temps (Johnston et al., 2015) ou encore les liens négatifs entre agriculture et nutrition (Dury et al., 2014).
De notre point de vue, toutes ces études ont pour similitude d’appréhender l’agriculture dans sa capacité à résoudre les problèmes nutritionnels. Dans ces mêmes cadres conceptuels, le terme nutrition correspond le plus souvent à la malnutrition chronique des enfants : le retard de croissance. Mais certains auteurs étudient plus spécifiquement les liens entre la production agricole et l’alimentation (Hawkes, 2007 sur les risques d’obésité) et plus particulièrement la diversité alimentaire (Miller et Welch, 2013) ou encore la santé (Hawkes et Ruel, 2006 sur les risques de maladies associés à l’agriculture). Les cadres conceptuels des chemins d’impact entre agriculture et nutrition sont ainsi larges et englobants. Ils présentent les avantages d’être simples à mobiliser et de pouvoir s’adapter à tous les contextes et problématiques qui lient l’agriculture à la nutrition. Cependant, le manque de détails peut faire défaut pour guider les projets et études quant aux différents éléments et chemins à prendre en considération. Dans notre étude, nous nous focalisons plus particulièrement sur la malnutrition par carence en micronutriments et donc sur la capacité de la production agricole à améliorer la diversité de l’alimentation des individus au sein des ménages agricoles.
Parmi les chemins d’impacts entre agriculture et nutrition identifiés dans la littérature, nous en retenons sept dans les versions les plus détaillées de Gillespie et Kadiyala (2012). Pour les représenter, nous avons choisi de partir d’un schéma de Kadiyala et al. (2014) réalisé pour une étude empirique sur l’Inde car il nous semble le plus complet et pertinent pour notre étude. Nous avons intégré dans cette représentation conceptuelle des liens agriculture – nutrition le modèle causale de la malnutrition de l’Unicef, et notamment les causes immédiates à l’échelle des individus (apport alimentaire adéquat et état de santé) et les causes sous-jacentes au niveau des ménages (sécurité alimentaire, santé et soin). La figure 2 illustre la combinaison de ces deux cadres conceptuels et les sept chemins d’impact (numérotés de 1 à 7) : (1) Tout d’abord, la production agricole permet aux ménages producteurs de pouvoir consommer directement leur propre production (chemin d’impact 1, Figure 2). La plupart des études considèrent la production au sens large : les cultures, mais également l’élevage ou la pêche qui peuvent permettre aux ménages d’avoir accès aux produits animaux (Randolph et al., 2007 ; Hawkes, 2007 ; Headey et al., 2011). Toutefois, l’autoconsommation peut avoir certaines limites en termes de diversité, de saisonnalité ou encore de conservation des aliments. De fait, une autoconsommation stricte est quasiment impossible et pas non plus forcément souhaitable.
DES ETUDES EMPIRIQUES NOMBREUSES MAIS AUX RESULTATS CONTROVERSES
Nous avons référencé neuf études parues entre 2004 et 2015 qui ont analysé les liens entre la production agricole et la diversité de la consommation alimentaire. La plupart des données proviennent d’Afrique de l’Est (Malawi, Kenya, Ouganda, Tanzanie, Ethiopie) ou d’Asie (Inde et Népal). Seuls deux articles utilisent des données issues d’Afrique de l’Ouest (Nigéria et Mali). Cette sélection correspond à une revue de littérature quasi-systématique (nous avons choisi d’éliminer les études de Dewey, 1981 et d’Ekesa et al., 2008 dont la méthodologie n’est pas claire, par exemple il ne définissent pas les indicateurs utilisés pour mesurer la diversité de l’alimentation). Beaucoup d’études se sont intéressées au potentiel de la diversité de la production pour améliorer la diversité de l’alimentation au sein des ménages agricoles. Herforth (2010) trouve un lien positif entre le nombre de culture avec la diversité alimentaire des ménages et la variété alimentaire des enfants respectivement dans des zones en Tanzanie et au Kenya. Oyarzun et al. (2013) observent dans les hautes terres andines un lien positif, mais faible, entre le nombre de cultures et la diversité alimentaire des ménages. Jones et al. (2014) au Malawi montrent qu’il existe une relation positive entre la diversité alimentaire des ménages agricoles et respectivement le nombre de cultures (avec et sans l’élevage) et l’indice de diversité de Simpson, qui est un indicateur de richesse et d’homogénéité des cultures produites. Ces indicateurs de diversité de la production étaient liés à la consommation de légumineuses, de légumes et de fruits. En Inde, Bhagowalia et al. (2012) montrent que la diversité des cultures ou la possession d’animaux sont liés à une meilleure diversité alimentaire des ménages.
Récemment, Sibhatu et al. (2015a) ont montré à partir de données sur l’Indonésie, le Kenya, l’Ethiopie et le Malawi, qu’au-delà d’un seuil de cultures produites, l’association entre le nombre de cultures et la diversité alimentaire des ménages peut être nulle ou négative, en raison de la perte des avantages de la spécialisation. Les auteurs soutiennent que l’accès au marché a un effet positif plus fort sur la diversité alimentaire des ménages que l’augmentation de la diversité de la production agricole. Par ailleurs, Dillon et al. (2015) ont observé peu d’effets de l’augmentation de la diversité de la production et du revenu agricole sur la consommation alimentaire des ménages au Nigéria. L’augmentation du revenu modifie néanmoins les aliments consommés, au profit des légumes, du poisson ou des tubercules. Remans et al. (2011) utilisent la Diversité Fonctionnelle Nutritionnelle (DFN) de la production agricole et le nombre de cultures mais ne trouvent pas de corrélation avec la diversité alimentaire des ménages. En revanche, ils trouvent une association entre ces variables au niveau des villages. Ainsi, la diversité au niveau d’une communauté pourrait permettre à ceux qui ne produisent pas d’aliments diversifiés de les acquérir sur le marché local.
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Table des matières
Résumé
Abstract
Remerciements
Table des matières sommaire
Introduction Générale
Partie 1 – L’analyse des liens entre la production agricole, l’alimentation et la nutrition au sein des ménages agricoles, une approche sensible à la nutrition et au genre. Justification, problématique, état de l’art, question de recherche
Chapitre 1 : Les liens théoriques et empiriques entre agriculture et nutrition : une approche sensible à la nutrition de l’agriculture
Chapitre 2 : Les apports de la microéconomie de la famille
Chapitre 3 : Hypothèses et questions de recherche
Partie 2 – Contexte et méthodologie de l’étude de terrain
Chapitre 4 : Le choix d’étudier la région des Hauts-Bassins, une production agricole et des taux de malnutrition élevés
Chapitre 5 : La méthodologie des enquêtes
Chapitre 6 : Traitement et analyse des données
Partie 3 – Les relations entre la production agricole, le travail des mères et l’alimentation au sein des ménages agricoles au Burkina Faso. Présentations et discussions des résultats de recherche
Chapitre 7 : Mange ta bouillie, ça fait grandir ? Le statut nutritionnel des enfants n’est pas associe au niveau de la production agricole de leur famille mais à la diversité de leur alimentation
Chapitre 8 : On consomme ce que l’on sème ? La diversité alimentaire est associée à la diversité nutritionnelle de la production agricole et aux arbres d’intérêt alimentaire
Chapitre 9 : Gagner plus pour manger mieux ? Les revenus des mères sont plus favorables à la diversité de l’alimentation que le niveau de la production agricole
Chapitre 10 : Le temps c’est de la diversité alimentaire ? Le temps de la mère alloué aux travaux champêtres est associé négativement à sa diversité alimentaire, contrairement au temps passé à des activités rémunérées
Conclusion Générale
Table des matières détaillée
Liste des figures
Liste des tableaux
Liste des photos
Références
Livret des Annexes
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