De l’auteur individuel à la création collective
Dans ce chapitre, nous allons montrer comment nous passons d’une autorité singulière à une auctorialité collective par le biais de Lost. Pour ce faire nous examinerons tout d’abord comment les producteurs de Lost ont joué sur la figure de l’auteur comme génie individuel.
Par le biais de Jacob, le mystérieux protecteur de l’île responsable du destin des personnages, les producteurs de la série ont intradiégétiquement déconstruit le rapport au détenteur du sens, au mastermind, pour mettre en avant une énonciation plurielle reposant sur une réflexivité collective. Nous observerons ensuite qu’une série est avant tout une production qui recoupe de multiples contributions et nous expliquerons les principales étapes de la production de Lost.
Enfin nous déterminerons comment les scénaristes ont mis en évidence une paternité collective, reposant sur des intertextualités intentionnelles, littéraires et audiovisuelles.
La déconstruction de l’auteur comme génie dispensateur du sens
Comme d’autres séries avant et après elle, Lost a joué sur le construit culturel de l’auteur comme individu détenteur du sens de l’oeuvre. Depuis les années 1990, des créateurs célèbres comme Josh Whedon, Chris Carter ou J.J. Abrams exercent une fascination sur le public et deviennent presque des marques. Les séries qui jouent sur l’adoration de leur créateur sont des séries cultes, constituant une audience fidèle autour d’une figure qui a autorité sur l’oeuvre en y imposant un style reconnaissable. Par ailleurs Lost est une série des genres de l’imaginaire, prenant place dans un monde fictionnel qui se distingue du monde réel par une étrangeté spécifique suscitant des mystères qui dynamisent le récit. Ces séries utilisent souvent les écarts du monde fictionnel pour faire contraster des questions sociales, idéologiques, existentielles, etc. Avec la présence de J.J. Abrams à la création de l’épisode pilote, Lost est familière avec ce phénomène. Comme dans Alias (ABC, J.J. Abrams, 2001- 2006), les producteurs ont créé une version intradiégétique de ce génie52 adoré, suivant ce que Michael J. Clarke appelle la « narration mastermind » :
« la narration mastermind suggère une entité diégétique ambiguë (est-elle dans ou en dehors du monde fictionnel ?) qui partage avec l’instance auctoriale supposée [reconstruite par l’interprète du récit] le pouvoir de façonner et guider le récit, et ne se manifeste que progressivement dans celui-ci […]. Le mastermind assure, comme la couverture d’une boîte de puzzle, que même les plus obscurs et infimes détails serviront l’intrigue ». Comme Florent Favard le fait observer, cette idée peut être reliée « à l’auteur manipulateur (le « trickster author ») évoquée par Henry Jenkins, lorsqu’il évoque la façon dont les fans percevaient l’identité [de] David Lynch lors de la diffusion initiale de Twin Peaks (ABC, 1990-1991) […]. Quinze ans plus tard, Lost semble avoir mis en abyme la figure métaleptique de l’auteur.e trickster qui joue et manipule son public, via la figure de « mastermind » identifiée par Clarke ».
Les scénaristes jouent avec une instance intradiégétique qui manipule la narration, avant de montrer les limites de sa responsabilité afin de dégager une pluralité de voix inhérente aux récits choraux, qui devient une pluralité énonciative.
Lost joue sur ce rapport à la figure emblématique du créateur pour en montrer la nature décevante. Renvoyant à la conception de J.J. Abrams du mystère comme une boîte fermée qu’il s’agit de palper, le personnage Benjamin Linus (le chef des Autres) dit à John
Locke dans The Man From Tallahassee (S03E13) qu’il y a sur l’île une boîte capable de réaliser tous nos rêves et désirs, un mensonge que le naïf John Locke ne perçoit pas immédiatement. Je rejoins alors l’interprétation de Pacôme Thiellement :
« L’absence de la boîte magique sur l’île sera bien le signe du démenti secret, par les scénaristes de la série, de la promesse initiale de son créateur. Seul un dieu absent peut vous promettre l’impossible. Seul un dieu inexistant ou menteur peut vous dire que tout ce que vous voulez trouver dans ce monde y est ».
Ainsi Lost part du postulat de la série culte pour mettre en avant la nature décevante de cette vérité ultime qui expliquerait l’intégralité de l’oeuvre, mais aussi de la personne supposée la détenir. Car la vérité d’une oeuvre ne tient pas dans sa réponse finale, dans le fait d’ouvrir la boîte ; elle tient dans la déconstruction du mécanisme et la compréhension de son fonctionnement.
Dans une symbolique chrétienne appuyée par les réalités de la production télévisuelle, Lost est une série sans Dieu, sans Bible ni Apocalypse. Elle n’a pas de dieu car elle n’a pas d’auteur singulier. Dans le jargon télévisuel, la bible est un texte, que Sarah Hatchuel définit comme « un projet narratif, esthétique et idéologique qui va donner à la série son atmosphère générale », écrit par les créateurs d’une série donnée avant d’être validé par la chaîne. Elle permet aux chaînes et studios d’avoir une idée globale de la série en accord avec leurs propres attentes et de maintenir la cohérence de l’oeuvre. Or la bible de Lost était vétuste dès sa présentation aux cadres du réseau ABC et les showrunners Damon Lindelof et Carlton Cuse expriment lors d’une conférence donnée à la WGA Foundation que s’il n’y a pas de bible pour cette série, c’est que la multiplicité des voix des différents scénaristes constitue la bible de la série. C’est que la cohérence d’une oeuvre ne tient pas nécessairement dans un projet global délivré par une instance supérieure, mais dans la rencontre puis l’intrication entre différentes postures énonciatrices. Cela explique également pourquoi les scénaristes n’achèvent pas Lost par une révélation : l’apocalypse n’est pas seulement la destruction du monde, c’est dans l’imaginaire chrétien une révélation (ἀποκάλυψις signifie « révélation, levée du voile »). Les scénaristes ont préféré laisser une certaine ambiguïté59. Il n’y a pas de vérité ultime dans Lost ou s’il en est elle réside dans la construction collective et progressive d’un sens qui tient davantage du consensus.
Ainsi Lost commence par un crash aérien qui – avec cette séquence initiale d’urgence et d’action dans les explosions et les flammes – fait office d’apocalypse initiale, ou inversement de big-bang : libre à chacun de le voir comme le signe d’une révélation, ou le délitement chaotique du sens. Partant d’un postulat post-moderne, la série ne cessera pourtant de susciter et ressusciter les figures d’autorité vers lesquelles se tournent désespérément les personnages pour donner un sens à leur expérience. Le rapport à une autorité, à une figure de référence est probablement la thématique la plus approfondie de Lost, avec la question de la parenté, mais aussi de la paternité spirituelle (religieuse, mais aussi philosophique car de nombreux personnages ont été nommés après des auteurs célèbres60) et les rapports d’autorité au sein des groupes sociaux. Pacôme Thiellement a rendu compte de différentes rapports que les principaux personnages entretiennent avec la parenté et l’autorité61. Allant à rebours de la conception de l’auteur comme détenteur d’une spiritualité qui fait sens du monde, Lost ne cesse de jouer de manière ambiguë avec toutes ces figures d’autorité, les projetant pour donner l’impression qu’elles détiennent les réponses, avant de les déconstruire et de les révéler comme humaines, limitées et faillibles. Il s’agit à chaque fois de nier l’autorité dans son unicité réductrice afin de faire de chacun des protagonistes un énonciateur de la fiction.
Parmi toutes ces figures d’autorité, Jacob est la plus exemplaire à ce sujet : il est introduit comme le gardien de l’île, le détenteur des réponses aux questions que se posent les personnages car il est responsable de leur venue sur l’île. Allusivement évoqué dès la fin de la deuxième saison par Benjamin Linus, il est baptisé après le co-créateur Jeffrey Jacob Abrams au début de la troisième saison et n’apparaît qu’à la fin de la cinquième saison pour être brutalement poignardé par Benjamin Linus, manipulé depuis son enfance par l’Homme sans nom (le frère jumeau antagoniste de Jacob), lorsqu’il découvre avec déception l’homme qu’il voulait rencontrer depuis tant d’années. Dans une comparaison avec Vereker, l’auteur mystérieux de L’Image dans le Tapis d’Henry James, Pacôme Thiellement écrit : « [Jacob] n’est pas tellement mieux que Vereker non plus. Jacob est une image de l’auteur qui se confond avec celle d’un représentant de la divinité. C’est un guide dont le rôle sur la Terre est de « toucher » des êtres humains, de les attraper dans un moment de faiblesse et de les orienter vers la recherche d’un trésor caché ou d’une image dessinée dans un tapis persan. Aux intéressés de dire si ce guru n’a fait que les entraîner dans une expérience égoïste et vaine, un piège à souris, ou s’ils ont eu l’impression de se dépasser dans cette épreuve ».
S’il est un auteur individuel dans Lost, il ne s’agit pas tellement de l’assassiner brutalement pour le nier dans sa totalité : Jacob intègre in fine le groupe de personnages avec l’épisode Across The Sea (S06E15). Il s’agit plutôt de montrer les limites de sa connaissance et de sa puissance afin de mettre l’accent sur un groupe de personnages, transcendant leur individualité dans l’action collective. De même, J.J. Abrams n’est pas détenteur d’une vérité ultime sur l’oeuvre ; ainsi son départ après la production de l’épisode pilote constitue une crise d’autorité qui permet de passer de l’auteur singulier idéalisé à la création collective. Sarah Hatchuel résume bien la situation à la fin de son ouvrage sur les rêves dans les séries américaines.
Lost prend acte de la mort de l’Auteur et met en évidence la nature collective de la création des séries télévisées, où un auteur singulier apparaît dès lors comme un rêve. Au rêve d’auteurité répond la nécessité de reconstruire une auctorialité collective.
Les scénaristes ont mis en évidence la complexité de l’action collective par un système narratif efficace. Chaque épisode se concentre sur un personnage particulier dans son interaction avec une partie du casting. Initialement, chacun de ces épisodes comporte un certain nombre de flashbacks ou analepses, qui éclairent les choix et actions des personnages en fonction de leur background, c’est-à-dire leurs expériences passées dans le monde et leur construction individuelle dans un contexte donné. À l’échelle de l’épisode, ce procédé narratif met en évidence la profondeur psychologique des actions individuelles ; à l’échelle de la saison ces expériences singulières – en apparence juxtaposées – s’agencent dans un trajet complexe. Le mode opératoire de la narration éclaire les réalités de la vie en communauté de personnages qui peuvent être très différents mais doivent coopérer pour survivre. Les deuxième et troisième saisons servent à approfondir ce questionnement autour de la répétition, mais aussi de l’ouverture : qui accepter dans un groupe et qu’est-ce qui lie tous ces personnages ? Du dernier épisode de la troisième saison au dernier épisode de la quatrième, ces analepses se transforment en prolepses (ou en flashforwards) afin d’interroger le rapport au futur : sont-ils destinés à répéter les mêmes erreurs ? Peuvent-ils changer leur destin ou ce futur est-il une fatalité ? Alors que les showrunners ont obtenu une date de fin de série, quelle est la direction du groupe de personnages ? À la fin de la cinquième saison, les personnages coincés en 1977 essaient d’annuler le crash aérien qui les a rassemblés, un paradoxe qui résulte en la création d’une réalité alternative montrée dans la sixième saison par ce que les scénaristes appellent flash-sideways (les flashes obliques). Alors que la version des personnages que nous connaissons réalise enfin l’objectif de leur arrivée sur l’île, les flashsideways opèrent comme une écriture au conditionnel : Quelle serait leur existence s’ils n’avaient pas été réunis par ce crash sur cette île orchestré par Jacob, s’ils n’avaient pas formé un « nous » ? Chaque personnage a une identité qui informe partiellement son agencement dans le collectif.
Ainsi l’usage des flashbacks, flashforwards et fash-sideways dans Lost participe à l’élaboration des personnages : en confrontant leur caractère sur plusieurs temporalités, les scénaristes leur donnent une texture et un rôle central. À la fin de la série, nous sommes passés par plusieurs cadres génériques (liés aux genres dominants par saison) et seuls les personnages font sens. Seule leur posture énonciative singulière permet d’avoir une entrée dans l’interprétation de la fiction. Suivant un « mode de fonctionnement cognitif »65, à défaut d’avoir un narrateur, « le récit audiovisuel ne se contente pas de présenter une séquence d’actions, mais révèle l’intériorité des protagonistes qui y participent, nous permettant d’assister à la formation des sujets du récit audiovisuel ». Dans Lost, le point de vue du protagoniste qui a des flashbacks ressort par le contraste entre deux temporalités dont il est le facteur commun, ce qui fait de lui un énonciateur intradiégétique de la fiction.
Par ailleurs, si nous pouvons avancer l’idée d’un auteur pluriel dans Lost, c’est justement parce que l’énonciation déléguée aux personnages est elle-même plurielle. Dans son chapitre « Séries télévisées et esthétique carnavalesque », Jean-Pierre Esquenazi avance que la destination des programmes à l’intégralité de la famille et l’ambition de toucher un large audimat ont fait de la télévision un art de la polyphonie et du dialogue, d’autant plus prégnantes dans des séries chorales comme Lost.
La mise en pl ace et les contraintes du collectif de Lost
De même que le cinéaste doit prendre en compte tous les aspects de la production dans la vision de son oeuvre, le showrunner ne peut entièrement imposer sa vision car il repose sur l’accord et les aptitudes des membres de la production. Par ailleurs, à l’époque de Lost, les producteurs d’une série étaient soumis au contraignant calendrier de diffusion des chaînes : il fallait produire environ vingt-quatre épisodes par an pour les diffuser généralement entre septembre et mai. Ainsi quand un épisode est diffusé, il peut y en avoir plusieurs à des stades d’avancement variés : l’équipe de scénaristes prépare un épisode pendant que deux d’entre eux écrivent le scénario d’un épisode et que la chaîne annote un autre scénario. Un épisode est filmé pendant que des membres de la production préparent le tournage des suivants. Un épisode est en cours de montage tandis que le compositeur enregistre la musique de celui qui sera diffusé le surlendemain. Parfois ils commencent la production avant que le scénario ne soit entièrement écrit, comme c’est le cas pour Through the Looking Glass (S03E22-23).
Le processus de création d’une série est comme une machine complexe avec de nombreux rouages travaillant simultanément dans une logique de production industrielle. La façon dont ils résolvent les maux de tête de Sawyer dans l’épisode Deus Ex Machina (S01E19) témoigne de la mise en avant de l’action collective sur l’action individuelle : Kate fait la médiation entre le malade et le docteur Jack car ils ont des différends ; Jack le diagnostique hypermétrope, ils essaient ensemble une série de paire de lunettes récupérées dans les débris. Puis Saïd soude ensemble deux demi-paires de lunettes partiellement cassées (voir ills.11, 12). Cette intrigue oppose la chaîne de l’action collective à l’intrigue principale, qui montre un Locke perdu dans une quête initiatique individuelle, assisté d’un Boone dépersonnalisé car soumis à sa volonté. La production d’une série recoupe l’intervention de nombreux individus et, dans ces quelques pages, nous observerons les principales étapes, contraintes et savoir-faire qui sont requis pour la production de Lost.
Lost naît dans les limbes de l’industrie car c’est Lloyd Braun, un cadre exécutif de la chaîne ABC, qui en émet l’idée le premier. Cet homme refusa tout crédit sur l’oeuvre car sa seule signature repose dans sa voix qui énonce le « Previously on Lost » qui introduit un récapitulatif au début de chaque épisode. Sa contribution est peu reconnue car elle est entièrement prise dans l’auctorialité de l’auteur légal, c’est-à-dire la chaîne ABC et son studio Touchstone Television (futur ABC Studios), qui finance le projet et représente donc les enjeux économiques et financiers associés à la production (budget, salaires, recettes, audimat, 76 Carlton Cuse et Damon Lindelof dans ABC, The Official Lost Podcasts, op. cit., le 20/04/2007 [05:00 – 05:45] publicité, etc.). Lorsque Lloyd Braun a cette idée en 2003 lors d’une retraite entre les cadres de la chaîne, le projet sans titre se résume en une phrase : « Une série sur le modèle du film Seul au monde [Cast Away] et du programme de télé-réalité Koh-Lanta [Survivor], centrée sur des personnages coincés sur une île déserte »77. À la fin de l’année 2003, il rejette le script intitulé Nowhere et écrit par Jeffrey Lieber, qui est tout de même listé dans les crédits parmi les créateurs, une précaution légale qui évite d’éventuelles poursuites ultérieures pour plagiat. Début 2004, Lloyd Braun convie J.J. Abrams et le jeune Damon Lindelof à s’occuper du projet. Alors qu’une première équipe de scénaristes chevronnés rejoint leurs rangs le 24 février 200478, J.J. Abrams et Damon Lindelof finissent d’écrire leur première ébauche de script le lendemain. Progressivement, l’équipe qui écrit les treize premiers épisodes de la série se constitue, tandis que Damon Lindelof et J.J. Abrams essaient d’accorder leurs vues avec celles des cadres de ABC.
L’expression d’une paternité collective
De nombreuses séries utilisent les codes de genre comme des outils de travail collectif car ils fournissent une base commune sur laquelle les membres de la production peuvent s’appuyer pour travailler et les spectateurs élaborer des interprétations. L’auteur collectif de Lost utilise intentionnellement ces codes pour jouer sur les attentes des spectateurs et les déstabiliser en désamorçant leurs processus interprétatifs habituels. Reprenons l’exemple de la mort de Nikki et Paulo dans Exposé (S03E14), qui joue sur les codes de la série policière et de l’enquête : lorsque Hurley et Sawyer trouvent le corps de Paulo, le premier dit au second qui vide une bouteille d’eau « Mec, c’est une preuve ! Tu es en train de foutre en l’air la scène de crime », ce à quoi Sawyer répond ironiquement : « Il y a un bunker légiste dont je n’ai pas encore entendu parler ? », mettant en évidence le manque de moyens pour se comporter selon les codes du genre policier. Pendant tout l’épisode, les enquêteurs improvisés entrent dans un processus d’enquête, interrogeant les témoins, cherchant des preuves et théorisant des scénarios hypothétiques du crime. À la fin de l’épisode, le spectateur découvre avec horreur que Nikki et Paulo sont en fait paralysés, et que, trop occupés comme nous à chercher l’auteur d’un crime qui n’a pas eu lieu, les personnages les ont enterrés vivants. Les co-auteurs invitent les spectateurs à entrer dans le processus de l’enquête avant de faire comprendre que c’est ce même désir d’enquêter qui scelle le destin des deux personnages. Ils provoquent puis désamorcent la mécanique de l’enquête policière pour produire un effet horrifiant qui renvoie le spectateur à sa propre interprétation.
Les scénaristes citent régulièrement leurs références par le biais de titres d’épisodes, de noms de personnages, d’apparitions d’oeuvres à l’écran ou dans les dialogues. Au fil des années ils mettent en place une intertextualité très riche du fait de ce système de citations et allusions. Nous nous appuierons sur le travail de Sarah Clarke Suart sur les références littéraires (et plus largement textuelles) de la série pour comprendre comment fonctionne cette intertextualité spécifique que je nommerai une paternité collective. C’est une catégorie de l’intertextualité qui s’appuie sur les références intentionnelles des co-auteurs, alors que l’intertextualité pure et dure renvoie plus largement à l’aptitude de la réception à connecter plusieurs références à une oeuvre donnée, sans que cela implique que cette référence soit intentionnellement mise en place par un auteur.
Dans l’introduction de son ouvrage, qui recense plus de soixante-dix références littéraires, Sarah Clarke Stuart signale que ces références, « prises individuellement, fonctionnent comme des leurres (des distractions qui semblent à première vue être des indices importants), poussant les fans dans des interprétations confuses et insensées ». « Collectivement, les oeuvres littéraires auxquelles Lost s’associe créent un méta-récit, un commentaire réflexif qui aide les spectateurs à acquérir une compréhension plus large des procédés narratifs, des personnages et des thèmes de la série ». Ces références permettent aux scénaristes de signaler qu’ils se placent dans la filiation d’autres récits, évoquant les ratures possibles du scénario tout en faisant contraster leurs propres choix créatifs. Ainsi le lecteur de L’Île mystérieuse de Jules Verne pense à l’existence d’une station sous-marine lorsque Saïd découvre un câble sur la plage dans Solitary (S01E09) et peut craindre que la référence ne présage la destruction de l’île à la fin de la série, créant un suspense sur la longue durée en jouant avec les attentes des spectateurs, alors que les personnages sauveront l’île de la destruction en fin de compte. De manière générale on retrouve entre les deux oeuvres une similarité dans le caractère mystérieux de l’île, du lieu isolé où survivent les personnages.
L’Île mystérieuse offre au spectateur une meilleur compréhension des enjeux et aspects techniques de la survie en milieu insulaire, mais ne fournit pas de pistes interprétatives pertinentes pour la conduite future du récit. Cherchant à donner de la texture à leur récit par ces nombreuses références littéraires, les scénaristes, qui sont de grands lecteurs91, mettent en place une paternité collective très riche qui s’appuie sur des références littéraires, mais aussi dans le domaine audiovisuel (cinématographique ou télévisuel), pictural, musical, etc.
Nous ne passerons pas en revue l’intégralité de ces références et nous renvoyons au travail de Sarah Clarke Stuart sur le sujet. Néanmoins nous allons revenir sur les références les plus pertinentes dans le domaine littéraire, c’est-à-dire les auteurs de fiction sur lesquels les scénaristes se sont le plus appuyés pour structurer la série sur le plan narratif. Comme ils le signalent dans le podcast du 6 novembre 2006, leurs oeuvres télévisuelles de référence (Twin Peaks et The Prisoner) furent d’une durée plus courte ou, comme The X-Files (FOX, Chris Carter, 1993 – ), reposent sur une mythologie de science-fiction qui résoudrait toutes les petites intrigues particulières, ce que Lost n’a pas. À un fan qui demande lequel des deux apprécie Stephen King et Charles Dickens, ils expliquent pourquoi ils se sont beaucoup intéressés au style de ces deux écrivains, du fait de leur capacité à écrire de longs romans centrés sur les personnages ; comme nous l’avons signalé en introduction, la référence à Dickens s’appuie aussi sur la sérialité de son écriture, le rapprochant de la série télévisée par rapport au mode de diffusion.
En effet Lost est une série qui, comme une grande partie de la littérature contemporaine, s’appuie sur le rôle du personnage comme un objet complexe de valeurs associées auquel s’attache le spectateur. Dans un usage de la science-fiction proche de celui de Stephen King, les codes de l’étrange, de la science-fiction, du surnaturel sont ainsi employés seulement pour permettre au personnage de se confronter à lui-même et d’atteindre une forme de rédemption.
Le bouton sur lequel il faut appuyer toutes les cent-huit minutes durant la deuxième saison n’a d’autre intérêt que de pousser les personnages à s’interroger sur l’importance ou la vanité de cette tâche, et de se confronter les uns les autres autour de cette question, alors que le spectateur interroge l’intérêt de lancer un nouvel épisode lorsqu’il avance dans le récit.
Les modalités de cette paternité collective littéraire des scénaristes peut beaucoup varier d’un cas à un autre. Ainsi les références à Charles Dickens et Stephen King sont nombreuses ; mais surtout elles sont partagées par les showrunners qui témoignent tous deux d’une affinité pour ces deux auteurs et se placent dans leur filiation. Cela n’est pas le cas de toutes les références littéraires et l’exemple suivant témoigne de la nécessité de prendre en compte la complexité du collectif dans la compréhension de cette paternité. Lors du podcast du 14 novembre 2005 un spectateur avisé des références littéraires leur demande s’il est nécessaire de les avoir toutes lues – dont The Third Policeman de Flann O’Brian – pour comprendre la série, et les showrunners avouent eux-mêmes ne pas avoir lu ce roman93. Ainsi ils reconnaissent la paternité de Flann O’Brian sur la série, mais ils signalent que cette paternité n’est pas à proprement parler la leur, mais plutôt celle de Craig Wright. Si nous nous basions sur une théorie de l’auteur individuel, il faudrait, soit rattacher mensongèrement cette référence à Damon Lindelof ou J.J. Abrams, soit refuser sa participation à la paternité de la série. Cette auctorialité doit donc prendre en compte les scénaristes de second plan, sachant que Craig Wright fut seulement supervising producer durant les onze premiers épisodes de la deuxième saison et écrivit deux épisodes durant cette courte période. En montrant leurs principales références littéraires les scénaristes font état d’une paternité qui fournit des pistes interprétatives supplémentaires et enrichit le récit sans pour autant s’imposer de manière durable. Un système de référence qu’il faut relier à des stratégies commerciales : suite à la montée des ventes de The Third Policeman après son apparition dans la série, ils consultèrent régulièrement Chad Post qui les conseillait sur les ouvrages qu’ils pouvaient ou non faire apparaître légalement dans la série. Narrant cette anecdote, Sarah Clarke Stuart reprend les termes de Chad Post94 pour synthétiser les principaux tenants de cette paternité littéraire.
Les binômes éphémères
Les binômes éphémères de la cinquième saison sont surtout le fruit des collaborations de Melinda Hsu Taylor. En effet elle ne travaille pas une seule fois avec le même scénariste durant la cinquième saison, ce qui dénote des préférences organisationnelles pour le binôme semi-solidaire ou éphémère, similaires à celles d’Elizabeth Sarnoff, quand bien même les deux scénaristes n’écrivent qu’un épisode ensemble durant la sixième saison. Nous avons déjà évoqué le binôme semi-solidaire qu’elle compose avec Greggory Nations et nous allons désormais aborder ses collaborations avec Brian K. Vaughan et Paul Zbysweski. Brian K. Vaughan et Melinda Hsu Taylor écrivent ensemble The Little Prince (S05E04), un épisode focalisé sur Kate hors de l’île et sur Sawyer sur l’île, qui assiste à la naissance de Aaron, montrée dans Do No Harm (S01E19). Cet épisode se concentre sur des questions de maternité puisqu’il aborde la relation entre Kate et Aaron hors de l’île, et qu’il s’agit de l’épisode à la fin duquel Jin est sauvé en 1988 par l’équipe de Rousseau, la mère de Alex. Par ailleurs les Rousseau sont toutes les deux mortes dans des épisodes également coécrits par Brian K. Vaughan : Meet Kevin Johnson (S04E09) et The Shape of Things to Come (S04E10). Ce dernier semble donc avoir une certaine affection pour le motif de l’enlèvement d’enfants par Ben, puisqu’il écrit ces épisodes de la quatrième saison, The Little Prince (S05E04) où nous découvrons que Ben est celui qui essaie d’enlever Aaron à Kate et il écrit également Dead Is Dead (S05E12) où Ben enlève Alex à Rousseau. Melinda Hsu Taylor écrit également Namaste (S05E09) avec Paul Zbysweski. Nous avons déjà observé certaines affinités de Pau Zbysweski pour le personnage aux frontières du collectif et il me semble que leur affinité commune dans cet épisode tient dans des personnages spectateurs de l’action, qui sont métaphoriquement séparés du reste du collectif.
Les trois épisodes co-écrits par Melinda Hsu Taylor durant cette saison comportent des scènes où des personnages sont confrontés à une distance symbolique qui les sépare de ceux qu’ils voudraient rejoindre : dans The Little Prince (S05E04), Sawyer assiste à la scène dans laquelle Kate fait accoucher Claire mais n’intervient pas du fait de la distance, non pas temporelle, mais entre le vécu des personnages. Même si Kate est là, la distance qui les sépare est infranchissable « She was so close I could touch her [but] she’s gone now », explique Sawyer à Locke. Dans Namaste (S05E09), nous avons deux temporalités : en 1977 nous voyons Kate, Hurley, Jack et Saïd intégrer la Dharma Initiative ; en 2007 nous voyons Frank et Sun aller à Dharmaville, désormais un village abandonné, où ils retrouvent avec effarement une photo des nouvelles recrues de 1977, sur laquelle figurent Jack, Hurley et Kate. Dans cet épisode, Sun, en quête de Jin, est confrontée aux trois décennies qui les sépare : la photo est sous leurs yeux, le récit nous montre le même moment, mais la distance temporelle qui les sépare est infranchissable. Dans Some Like It Hoth (S05E13) nous apprenons que Miles est confronté à la présence du père qu’il a toujours cherché, mais le cadre du voyage dans le temps lui donne l’impression que la distance qui les sépare est infranchissable ; « he is a ghost », dit-il à Hurley. À la fin de l’épisode Miles observe son père, sa mère et lui-même bébé à travers la fenêtre de leur foyer ; il est spectateur d’une scène familiale dans laquelle il a sa place et en même temps n’a pas sa place (voir ills.65-66). Pierre Chang sort de chez lui pour lui demander son aide, une scène touchante dans laquelle Miles accepte l’opportunité d’avoir avec son père la relation qu’il n’a jamais pu avoir. Ainsi il me semble que Paul Zbysweski et Melinda Hsu Taylor se rejoignent le temps de Namaste (S05E09) pour marquer cette distance, mettre en évidence les barrières que les hommes érigent entre eux. En effet, si je parle de personnages monolithiques qui ne s’engagent pas dans le collectif, c’est que Lapidus, Pierre Chang et Richard Alpert ont tous trois un rapport onomastique à la pierre. Métaphoriquement, jusqu’à la cinquième saison au moins, ces trois personnages sont extérieurs au collectif et restent entièrement dans la fonction qu’ils incarnent, qui les empêche d’entrer dans des relations complexes avec les autres personnages.
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Table des matières
Introduction
Première partie : La création collective : auteur pluriel et co-auteur
Chapitre 1 : De l’auteur individuel à la création collective
1) La déconstruction de l’auteur comme génie dispensateur du sens
2) La mise en place et les contraintes du collectif de Lost
3) L’expression d’une paternité collective
Chapitre 2 : Qu’est-ce qu’un co-auteur… à la télévision ?
1) Une définition philosophique : le co-engagement dans l’intentionnalité collective
2) Les crédits : segmenter la responsabilité et hiérarchiser les scénaristes
3) L’empreinte personnelle du co-auteur
4) La fonction-auteur inférée : l’effet boule de neige de la médiatisation
Chapitre 3 : L’équipe des scénaristes de Lost comme auteur pluriel : organisation et dynamique de groupe
1) La dynamique de groupe et le workflow
2) L’autorité de l’équipe des scénaristes au sein de l’organisation
3) La coordination et les passeurs d’information : l’équipe des scénaristes ouverte sur l’organisation
Deuxième partie : Work in progress : les enjeux de l’écriture progressive
Chapitre 4 : une équipe de scénaristes en formation progressive
1) Evolution interne de l’équipe : prise en compte du remplacement
2) Le co-auteur et l’oeuvre : une relation morcelée et hiérarchisée
3) Contrôle et autorité des scénaristes sur le transmédia
Chapitre 5 : Scénaristes et fans de Lost : une relation ludique et ambiguë
1) Entre les épisodes : une relation showrunners-spectateurs durable
2) Les marques de la relation dans la série : allusions, complicité et prise en compte de l’horizon d’attente
3) Une relation inégale basée sur le questionnement
Chapitre 6 : Les règles du jeu et la matrice de l’auteur pluriel
1) Le plateau de senet comme reprise de la page blanche mallarméenne
2) L’identité plurielle en évolution
3) Le co-engagement du scénariste
4) Méthode de présentation d’une équipe de scénaristes
Troisième partie : L’équipe des scénaristes de Lost comme auteur pluriel : une perspective chronologique
Chapitre 7 : Le développement et l’écriture de la première saison : la mise en place d’une équipe par tâtonnements successifs (été 2003 – avril 2005)
1) Développement et création de Lost (été 2003 – juin 2004)
2) Les scénaristes de la première saison : une équipe sans dynamique de groupe (juillet 2004 – avril 2005)
Chapitre 8 : Les deuxième et troisième saisons ou la mise en place d’une dynamique de l’équipe dirigée vers un objectif commun (mai 2005 – avril 2007)
1) Saison 2 : reconfiguration du workflow par les showrunners autour des binômes solidaires (mai 2005 – avril 2006)
2) Saison 3 : ultimes expérimentations organisationnelles et ouverture de l’équipe aux scénaristes de Alias (mai 2006 – avril 2007)
Chapitre 9 : Du Beginning of the End à The End : des méthodes de travail ordinaires structurées autour d’un noyau solide
1) Saison 4 : le début de la fin pendant la grève des scénaristes (mai 2007 – avril 2008)
2) Saison 5 : écriture du dérèglement temporel (mai 2008 – avril 2009)
3) Saison 6 : écrire la fin (mai 2009 – juin 2010)
Conclusion
Annexes
Guide des annexes
Annexes 1 : Extraits du corpus discursif
Annexes 2 : Index des scénaristes de Lost
Annexes 3 : Diagrammes et tableaux sur les scénaristes
Annexes 4 : Illustrations
Bibliographie
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