« L’île du moment » ? Caractéristiques du secteur touristique à Cuba
Une croissance touristique forte :Cuba serait aujourd’hui « l’île du moment », d’après le titre d’un documentaire LCI diffusé le 11 mai 2018. Cuba est l’objet d’un effet de mode important relayé par la presse et les médias. L’imaginaire de l’île tropicale ne connaît pas la crise. Si les marchés maghrébins ont connu d’importantes difficultés après les printemps arabes de 2011, les îles tropicales avec au premier rang celles des Antilles, restent en tête des ventes des destinations lointaines pour de nombreux tour-opérateurs. TUI France aurait ainsi enregistré près de 30 000 clients sur la destination cubaine pour l’année 2015-2016 plaçant cette destination en quatrième position des destinations long-courriers des Français. Selon le PDG de Corsair, également dirigeant de TUI, Cuba serait même la destination qui progresse le plus pour le groupe avec une croissance annuelle de 54 % pour l’hiver 2016-2017. Nathalie Bernardie-Tahir montre dans un article consacré aux petites îles touristiques que l’imaginaire associé à l’île tropicale est toujours d’actualité et que le pouvoir d’attractivité des espaces insulaires ne faiblit pas. L’île tropicale, figure emblématique du tourisme international, revêt une forte dimension symbolique analysée par certains auteurs (Gay, 2001, 2012, 2013 ; Blondy, 2017 ; Pébarte-Désiré, 2016 ; Coëffe, 2007 ; Stazack, 2003). Les îles tropicales se sont développées autour de la mythologie des mers du Sud et de l’engouement pour les bains de mer et de soleil initiés à Hawaï puis sur la côte d’Azur française, ces deux espaces étant qualifiés de « moment de lieu » par l’équipe MIT. Le modèle développé dans ces deux espaces emblématiques se serait ensuite diffusé aux îles tropicales. Jean-Christophe Gay dégage trois constantes dans la mise en tourisme des îles intertropicales. Le rôle de l’aviation, même s’il n’a pas été déterminant, a permis un développement effectif des îles. Le milieu physique est également central, les îles tropicales correspondant actuellement à des paysages valorisés. Jean-Christophe Gay prend tout de même soin de rappeler que ces caractéristiques ne sont pas durables dans la mesure où « c’est la société qui élit les lieux et non ceux-ci qui l’attirent ».
Idéal du voyage et remise en question du tourisme de masse : peuton parler d’une crise du système touristique cubain ?
Le discours du « bon voyageur », une remise en question du tourisme de soleil et de plage ? :Une idéologie du « bon voyageur », du « bon touriste » se développe à l’échelle mondiale associée à l’individualisation des pratiques touristiques. Elle est associée à une critique du tourisme de masse développé à partir des années 1950. Elle modifie en profondeur les pratiques touristiques.
Le touriste est une figure contrastée et paradoxale. Comme le montre Jean-Didier Urbain dans l’Idiot du voyage, « si faire du tourisme est une idée séduisante, être touriste est pour beaucoup une perspective insupportable ». Jean-Didier Urbain montre comment la figure du touriste a été construite avec mépris en opposition à la figure historique du voyageur intellectuel, élitiste et désintéressé. Selon l’anthropologue, deux manières de concevoir la mobilité s’opposent dans les discours. Le véritable voyageur a le temps de voyager, de se perdre et de découvrir les populations et cultures locales alors que le touriste est un être qui circule seulement sur une période réduite collectionnant des lieux, des monuments, des paysages et les images stéréotypées d’un pays. Jean-Didier Urbain insiste sur le fait que le mépris anti-touristique ne vient pas seulement des populations locales qui seraient les victimes d’effets néfastes du tourisme. La thèse de l’auteur est au contraire la suivante : le mépris du touriste vient surtout et avant tout du touriste lui-même qui s’attache sans cesse à se différencier de ses pairs pour ne pas paraître touriste. Le paradoxe du tourisme semble insurmontable pour un voyageur qui se positionne à travers une identité double : il est à la fois conscient de sa posture de touriste (et donc agit comme un touriste, selon une démarche que l’on peut décrire par la notion de performance) mais cherche également toujours à s’en distinguer. Pour Jean-Didier Urbain : « C’est là le premier paradoxe de ce loisir : ‘moi touriste, jamais !’ La multiplication des pratiques de distinction découle au fond de cette déclaration paradoxale si souvent proférée. Prolongeant dans l’espace vacancier l’idéologie du voyageur, ce désir quasi obsessionnel de différences, aux formes sans cesse renouvelées, a des effets nombreux – et pas seulement ce contentement de soi que procurent le snobisme ou l’ostentation ».
Investissement et réappropriation d’un secteur touristique alternatif par l’Etat et les acteurs privés cubains : vers la diversification
Face à l’autonomisation des pratiques touristiques et aux demandes d’aventure ou d’authenticité des touristes, les acteurs du tourisme organisé doivent s’adapter et tentent de capter ces nouveaux flux. La marchandisation du tourisme d’aventure a fait l’objet d’études de cas intéressantes. Nous citerons notamment celle de Annabelle Charbonnier qui évoque un « tourisme d’aventure organisé » à propos des circuits de trekking proposés dans l’Atlas marocain pour montrer comment l’industrie touristique a réussi à intégrer des « pseudos-imaginaires » associant quête d’aventure, dépassement de soi, contact avec la nature et relation avec les populations locales pour encadrer les pratiques. Ce phénomène s’observe largement dans les slogans publicitaires de certaines agences de voyage travaillant sur la destination cubaine. Ces dernières adaptent désormais leurs circuits à ces nouvelles attentes et proposent des voyages sur mesure dans lesquels le client prend une part active à la construction de son voyage. Cette possibilité apparente de choix dans la construction du voyage est alors primordiale pour les touristes qui passent par les agences. Ils n’ont pas l’impression de partir en voyage organisé (ils sont souvent seuls ou avec un guide et/ou chauffeur), ils ne sont pas des touristes de masse dans la mesure où ils fréquentent les mêmes espaces que les touristes autonomes mais ils peuvent s’affranchir des contraintes logistiques liées à l’organisation d’un voyage. Les agences proposent alors un mixte dans les structures d’hébergement entre hôtels d’Etat et chambres chez l’habitant, les casas incarnant souvent l’authenticité du voyage. Cependant comme les agences étrangères doivent légalement être liées à l’une des sept agences de voyage officielle pour pouvoir organiser des voyages à Cuba, il y a systématiquement dans le programme des voyages organisés une ou plusieurs nuits imposées par l’Etat cubain dans les hôtels d’Etat avec un passage obligé à Varadero ou à Cayo Santa Maria. Ainsi, un couple de touristes français retraités que je rencontre à la fin de leur séjour à La Havane me fait part de la satisfaction du voyage organisé avec l’agence Evaneos pour deux semaines. Habitués des voyages ils se considèrent comme des « routards aguerris ». Ils regrettent seulement les deux nuits passées en hôtel tout inclus à Cayo Santa Maria. Ils n’ont en effet pas eu le choix et ont dû obligatoirement passer deux nuits dans une station balnéaire. S’ils ont logé en casa dans les autres villes et qu’ils ont apprécié ce mode d’hébergement d’après eux très authentique et très confortable, ils disent s’être ennuyés à Cayo Santa Maria : « Oh Cayo Santa Maria, y a rien à faire… ces gros all inclusive… on s’ennuie, y a rien à voir… alors bon, y a des gens qui viennent à Cuba que pour le soleil, la plage, c’est dommage parce qu’ils voient rien de la vraie vie des gens». Avec cet exemple, on voit comment le gouvernement cubain redirige vers des structures qui lui appartiennent, pour une ou deux nuitées, des flux qui lui échappent a priori, contrôlant ainsi partiellement ce secteur touristique.
Un modèle touristique dominant : le tourisme de soleil et de plage reste la priorité de l’Etat cubain
Grands projets immobiliers et montée en gamme touristique :Augmenter la capacité hôtelière du pays est la priorité de l’Etat cubain en matière de tourisme. Les grands projets immobiliers, en partie portés par des projets de joint-ventures, sont nombreux et l’objectif de Cuba est de devenir la première île touristique des Caraïbes.
L’offre des principales îles réceptrices (République Dominicaine, Jamaïque, Cuba) repose sur des packages tout inclus d’une semaine ou deux en hôtel. Olivier Dehoorne, Fabiola Nicolas et Pascal Saffache montrent qu’on assiste dans le bassin Caraïbe à une certaine standardisation de l’offre touristique du fait de la concurrence entre les îles et que « loin des discours incantatoires sur la coopération régionale et le tourisme durable par exemple, les rivalités économiques sont particulièrement vives dans cet espace où chacun entend s’imposer auprès de ses marchés émetteurs privilégiés, grâce à la commercialisation d’une offre uniformisée ». Le développement du tourisme autonome souvent présenté comme un tourisme plus durable permettrait-t-il à Cuba de se distinguer ?
Si on peut proposer cette hypothèse dans la mesure où Cuba possède un patrimoine historique singulier et mieux préservé que ses voisines, cette stratégie de différenciation ne semble pas être explicitement à l’ordre du jour pour le principal acteur du secteur touristique, l’Etat cubain. Selon Maité Echarri Chavez, professeur à la Faculté de tourisme de La Havane, « le tourisme alternatif n’intéresse pas l’Etat cubain car il ne rapporte pas assez de devises. L’Etat cherche à développer un tourisme de soleil et de plage selon un plan directeur, par la construction de beaucoup d’hôtels, de beaucoup de chambres, avec des packages tout inclus, ça ça rapporte de l’argent ». D’après les statistiques officielles, le revenu associé au tourisme international en 2016 est en effet de plus de 29 000 millions de CUC et le secteur privé ne représente que 537,3 millions de CUC, soit un peu plus de 18 % de ces revenus. Selon Maité Echarri Chavez, le faible développement du « tourisme alternatif » (c’est la formule qu’elle utilise pour nommer mon objet d’étude) s’explique par le « manque d’information » à Cuba, doux euphémisme pour parler du contrôle politique qui s’exerce sur l’ensemble de la sphère privée. Sur un ton laissant percevoir des sous-entendus elle m’explique qu’il faudra attendre une trentaine d’années pour que « l’information se développe » et que le secteur privé « soit plus performant » afin que Cuba connaisse un véritable développement de ce tourisme alternatif. On peut cependant supposer que si Cuba suit le chemin de ses voisines, l’archipel s’expose aux limites et contraintes d’un modèle qui exerce une pression importante sur les ressources et l’environnement dans une période où d’autres pays, à l’instar des petites îles antillaises, repensent l’orientation de leurs politiques touristiques.
Images et représentations de Cuba, entre orientalisme tropical et « cubanité »
L’authenticité est une catégorie largement mobilisée par les touristes rencontrés. La quête de «l’authenticité» et la découverte de « la culture cubaine » sont souvent les motifs principaux du voyage. Les touristes qui viennent découvrir la culture cubaine bénéficieraient même pour certains d’une supériorité morale vis à vis de ceux qui ne viennent à Cuba que pour la plage comme en témoignent nos analyses concernant les attitudes des touristes envers les stations balnéaires . Le concept d’authenticité constitue selon Michel Lévy et Jacques Lussault l’opposé du concept d’artificialité. Les auteurs montrent, dans leur Dictionnaire de la Géographie et de l’Espace des sociétés que le concept d’authenticité évolue actuellement alors qu’un processus de patrimonialisation est en cours dans le tourisme. Le tourisme de masse (qui peut être à la fois organisé ou autonome) rend problématique la distinction entre voyage authentique et inauthentique, ne permettant plus une opposition entre le vrai et le faux mais plutôt entre «deux ethnies à peu près aussi éloignées l’une que l’autre de la démarche reconstructrice que l’on attend de l’anthropologue» . Le concept a donné lieu à des débats théoriques importants en anthropologie et une littérature abondante sur le sujet est désormais disponible (Brown, 1999 ; Michel, 2004 ; Cravatte, 2009). Selon Naomie Leite et Nelson Graburn, le concept « d’authenticité mise en scène » développée par Dean MacCannell dans le courant de Erving Goffman est fondamental pour approcher la notion d’authenticité. Pour Dean MacCannell, les touristes font de l’authenticité et de la rencontre avec des populations soi-disant plus simples le sens de leur voyage et un moyen de se recréer.
L’industrie touristique s’empare de ce mécanisme et met alors en scène une authenticité reconstituée pour répondre aux attentes des touristes. Ces derniers, conscients de ces processus, déplacent alors leur regard vers les coulisses qui deviennent des lieux plus authentiques mais sont en fait à leur tour esthétisés et mis en scène, rendant vaine et sans fin la quête de l’authenticité. La théorie de Dean MacCannell a été largement discutée et contestée.
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE 1. CUBA, ILE TOURISTIQUE PAR EXCELLENCE ? ELEMENTS DE CONTEXTUALISATION ET DE DEFINITION
I- UN ESPACE INSULAIRE A FORTE POTENTIALITE TOURISTIQUE
Des aménités physiques et naturelles
Une histoire singulière à fort potentiel touristique
Mise en tourisme récente de l’île
II- « L’ILE DU MOMENT » ? CARACTERISTIQUES DU SECTEUR TOURISTIQUE A CUBA
Une croissance touristique forte
Les aéroports, des portes d’entrées de flux polarisés
Une répartition originale des nationalités étrangères
III- UN SECTEUR TOURISTIQUE LARGEMENT CONTROLE ET PLANIFIE PAR L’ETAT
Planification des espaces touristiques
Le tourisme, l’Etat et l’armée
CHAPITRE 2. LES PRATIQUES TOURISTIQUES INDEPENDANTES A CUBA : UN SECTEUR ALTERNATIF AU MODELE TOURISTIQUE CUBAIN ?
I- IDEAL DU VOYAGE ET REMISE EN QUESTION DU TOURISME DE MASSE : PEUT-ON PARLER D’UNE CRISE DU SYSTEME TOURISTIQUE CUBAIN ?
Le discours du « bon voyageur », une remise en question du tourisme de soleil et de plage ?
Reconfigurations spatiales du secteur touristique : le circuit
Investissement et réappropriation d’un secteur touristique alternatif par l’Etat et les acteurs privés cubains : vers la diversification
II- UN MODELE TOURISTIQUE DOMINANT : LE TOURISME DE SOLEIL ET DE PLAGE RESTE LA PRIORITE DE L’ETAT CUBAIN
Grands projets immobiliers et montée en gamme touristique
Tourisme organisé versus tourisme autonome ? Entre concurrences et interdépendances des pratiques
III- DES MOBILITES QUI DERANGENT ? STRATEGIES D’ENCADREMENT ET DE CONTROLE D’UN SECTEUR TOURISTIQUE AUTONOME ET DIFFUS
Un secteur qui doit rester alternatif ? La relation paradoxale de l’Etat cubain face aux touristes
indépendants
Les touristes à part
La double monnaie, une frontière intérieure
CHAPITRE 3. MUTATIONS DU TOURISTIQUE ET INDIVIDUALISATION DES PRATIQUES : A LA RECHERCHE D’UN CUBA « AUTHENTIQUE »
I- LES PARADOXES DU TOURISTE INDEPENDANT
Images et représentations de Cuba, entre orientalisme tropical et « cubanité »
La nécessité de ménager des zones de confort : les micro-enclaves internationales
II- QUELLES PRATIQUES TOURISTIQUES POUR UN VOYAGEUR INDEPENDANT ? L’EXEMPLE DE L’HEBERGEMENT ET DE L’ORGANISATION DE SES VACANCES
Aller vivre chez l’habitant, le cas des casas particulares cubaines
Organiser ses vacances : quand le touriste devient tour-opérateur
III- DES ALTERNATIVES AU TOURISME ALTERNATIF ?
Vivre à la cubaine : émergence de nouvelles pratiques de sédentarité : l’expérience amoureuse,
la retraite d’été ou l’apprentissage linguistique
Quand Cuba n’est qu’une étape dans un circuit touristique à plus petite échelle
CHAPITRE 4. CUBA ET LE TOURISME INDEPENDANT : RECOMPOSITIONS SOCIO-SPATIALES DES TERRITOIRES CUBAINS FACE A DES MOBILITES TOURISTIQUES DIFFUSES
I- ÉMERGENCE DE NOUVELLES CENTRALITES ET RECOMPOSITIONS SPATIALES DES TERRITOIRES CUBAINS
La centralité et l’urbanité « à l’épreuve » du tourisme : nouveaux espaces urbains, le cas de la région de Matanzas
Le tourisme « un faiseur de centralité » ? L’exemple de Viñales dans la province de Pinar del Rio
Mise en réseau des lieux et situation des métropoles dans l’espace national
II- LES RECOMPOSITIONS SOCIALES INDUITES PAR LA DIFFUSION DU TOURISME
Quand l’activité touristique transforme les rapports sociaux
Mutations du privé et recompositions du social
Emergence d’un petit « entrepreneuriat » touristique ? Professionnalisation du secteur du
tourisme privé
III- LA DURABILITE DU SYSTEME TOURISTIQUE CUBAIN EN QUESTION
Vers la saturation des modèles touristiques face à des paradoxes insurmontables ?
L’ouverture économique cubaine en question
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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