Les recherches empiriques en lien avec le concept de la différenciation pédagogique

Les conceptions des enseignantes à l’égard de l’hétérogénéité

En nous basant sur les pratiques de la différenciation intuitive impliquées dans la manière de gérer les regroupements d’élèves et en lien avec les intentions des enseignantes, notre discussion portera sur les conceptions de l’hétérogénéité. Le cadre théorique de notre recherche établit un lien entre les conceptions de l’hétérogénéité et les pratiques de la différenciation pédagogique. En ce sens, les conceptions ont un effet sur les choix des enseignantes lorsqu’elles interviennent auprès de leurs élèves.
Les résultats de notre recherche montrent que l’entraide entre les élèves est une intention commune aux enseignantes. Sous un autre angle, les résultats montrent également que l’intention des enseignantes est de soutenir les élèves. Alors, entre l’intention de l’entraide des élèves et celle de les soutenir, les conceptions de l’hétérogénéité ne semblent pas les mêmes. C’est ainsi que se dégagent, pour chaque enseignante, plusieurs conceptions à l’égard de l’hétérogénéité des groupes-élèves, comme nous allons le constater dans les pages qui suivent. Nous attirons l’attention sur le fait que notre discussion ne suit pas la même démarche que celle de la présentation des résultats. Nous rappelons que nous avons dégagé les conceptions des enseignantes selon les données correspondantes à chaque cas. Il s’agissait de la perception des caractéristiques individuelles et collectives selon chaque enseignante quand elle décrivait ses élèves et en lien avec les imprévus au moment de la collecte. Ainsi, pour Kamila, la distinction concernait spécifiquement un élève en difficulté. Pour Wassila, la distinction se faisait à partir de son identification des caractéristiques individuelles et collectives des élèves qu’elle considère comme vulnérables quant à leur réussite en physique. Enfin, pour Marie-Rose, la distinction se faisait à partir de sa description des caractéristiques collectives d’un groupe-classe. Dans ce qui suit, nous discutons plutôt des conceptions ancrées dans les pratiques de chaque enseignante.

La conception de Kamila

Le regroupement conditionné réalisé par Kamila met en évidence des pratiques de différenciation intuitive même si elle ne prétend pas la pratiquer. En effet, Kamila distingue les élèves à partir d’une seule caractéristique individuelle en lien avec leur apprentissage scolaire. Autrement dit, sa vision de l’hétérogénéité se limite à l’acquisition scolaire des élèves. Dans cette optique, l’enseignante adhère à une conception quantitative déficitaire qui est en lien avec une caractéristique individuelle ciblée chez l’élève et qui intervient dans la formation des sous-groupes et dans son intervention, comme nous allons le constater sous peu. Dans ce qui suit, nous discutons de la conception quantitative déficitaire représentée par les pratiques de Kamila en lien avec l’évaluation formative lors du regroupement des élèves. Puis, nous amorcerons la discussion sur l’intervention magistrale de l’enseignante.

a- Le souci de l’évaluation

La description du regroupement d’élèves montre que Kamila les fait travailler en sous groupes sur une situation d’apprentissage qui conduit à une évaluation formative. Toutefois, cette évaluation présente deux particularités. La première : l’enseignante forme elle-même les sous-groupes au tout début de la séance et place Ghabi, l’élève en difficulté, seul au travail. La deuxième : l’enseignante informe les élèves que l’évaluation censée être formative sera notée. Cet élève est mis à l’écart deux fois : la première fois, par ses pairs, puis la seconde, par l’enseignante qui change ses attentes initiales quant au travail en équipe. Le but de l’intégration nous semble loin. Kamila aide Ghabi en lui découpant les tâches. L’élève est censé bénéficier de son aide, mais ce n’est pourtant pas le cas. Après avoir constaté le désengagement de Ghabi, l’enseignante demande à un autre élève de l’aider. Nos interrogations par rapport à cette situation sont nombreuses à l’égard de l’exclusion de Ghabi. Est-ce pour aider l’élève que l’enseignante passe à ce type d’enseignement individuel? Est-ce à cause de l’évaluation formative qui va être notée? S’agit-il d’une double intention de l’enseignante? Y a-t-il un lien avec la conception de Kamila à l’égard de l’hétérogénéité des sous-groupes?

Kamila décrit cet élève comme étant « paresseux ». Que signifie ce qualificatif et quelles sont les difficultés réelles de cet élève? Son hypothèse pour expliquer sa paresse est qu’il ne travaille pas avec ses pairs et qu’il est démotivé. Or, mentionnons une autre situation où l’enseignante voulait intégrer Ghabi au sein d’une équipe sans lui demander avec quelle équipe il voulait travailler. Donc, ce qui ressort des propos de l’enseignante à son égard sont des caractéristiques sociales et affectives négatives. L’enseignante ne se remet pas en cause. Selon elle, l’absence d’un diagnostic précis l’empêche de comprendre les difficultés de Ghabi. Elle aurait souhaité lui offrir des séances de récupération, ce qui est impossible étant donné les conditions de son travail. Elle se demande comment l’aider. Elle reconnaît que son aide n’a pas porté ses fruits. Effectivement, c’est la fin de l’année scolaire et les difficultés de cet élève ne sont pas récentes. L’enseignante réagit dans l’action sans l’avoir planifié. Quelle que soit l’intention de l’enseignante, la situation qui se présente est une différenciation intuitive sur laquelle nous reviendrons un peu plus loin.La recherche de Maeng et Bell (2015) montre que l’évaluation formative fait partie des pratiques de la formation des sous-groupes des enseignants de sciences qui pratiquent la différenciation pédagogique. Pour ces chercheurs, l’évaluation formative au tout début de la séance sert à former les différents sous-groupes homogènes selon leur performance par rapport à une notion scientifique déjà enseignée deux jours avant. Les résultats de l’évaluation permettent de faire travailler les différents sous-groupes sur des activités différentes afin que tous les élèves puissent atteindre le même objectif. Les résultats de cette recherche montrent une forte corrélation entre l’évaluation formative et la pratique de la différenciation pédagogique. Dans notre recherche, l’enseignante pratique la différenciation pédagogique d’une manière intuitive. En ce sens, l’évaluation formative ne vient pas au service de la différenciation ni pour former les sous-groupes ni pour exploiter les différentes possibilités favorables pour soutenir l’élève en difficulté. La signification de l’évaluation formative est bien particulière pour cette enseignante. Elle lui permet, d’une part, d’avancer dans le programme d’étude et d’autre part, de mettre une note pour cette fin d’année scolaire. L’enseignante précise que c’est la première fois qu’elle met cet élève seul au travail. Selon elle, cet élève bénéficierait de la note attribuée à l’équipe. Il est probable qu’elle l’a mis seul pour qu’il ne puisse pas bénéficier de la note de ses pairs. De tout ce qui précède, il nous semble, à l’instar de (Baluteau, 2014), que cet élève est mis à l’écart par une pratique de la différenciation intuitive qui engendre l’inégalité entre lui et les autres élèves.

Tous les propos de Kamila à l’égard de Ghabi le placent dans une catégorie d’élèves en échec. Effectivement, l’enseignante considère que tous les élèves sont capables d’apprendre, mais pas au même niveau puisqu’ils ne possèdent pas les mêmes capacités cognitives. Ils n’ont donc pas le même rythme d’apprentissage, selon elle. Cette façon de voir semble être un indice de la conception déficitaire chez Kamila. Nous avons observé que Kamila, qui discutait avec les élèves et qui les interrogeait, s’est adressé à Ghabi pour l’encourager à participer. Ce dernier a failli répondre, mais dans la foulée des bavardages, l’enseignante n’y a pas prêté attention. Il l’a donc regardée un petit moment, puis il est demeuré silencieux.

Compte tenu de ce qui précède, la conception quantitative déficitaire est présente lorsque Kamila intervient auprès d’un élève en difficulté dans le cadre d’une évaluation formative. Ainsi, dans l’exemple décrit, il s’agit d’un essai d’individualisation de l’enseignement entrecoupé par des tentatives de soutien de la part de l’enseignante. Selon nous, cette différenciation intuitive est liée à une conception déficitaire à l’égard de l’élève. Mais, pour l’enseignante, il y a aussi la tension générée par la gestion de la classe et par l’évaluation notée, même si elle est formative.

b- L’intervention magistrale, une interaction limitée

Kamila fait travailler ses élèves sur des activités dont l’objectif global est l’investigation scientifique. Toutefois, ses interventions magistrales lors du travail des élèves en sous-groupes ont tendance à amener les élèves dans une voie à suivre, même quand l’interaction avec eux prend l’allure de questions-réponses. Elle a tendance à diriger l’ensemble des élèves vers une discussion qui se limite à certains d’entre eux. À ce propos, l’enseignante, d’une manière très franche, nous explique qu’elle ne voit pas la situation de cette façon. Selon elle, avec ses questions, elle interroge tous les élèves du groupe-classe et les encourage pareillement afin qu’ils réagissent. Toutefois, quand l’élève qui interagit avec elle est sur la bonne voie, elle ne se permet pas de mettre fin à sa démarche de compréhension. À ce propos, elle se réfère à son parcours de formation initiale et à la façon dont elle a alors été encouragée par ses enseignants : « Je fais référence à moi-même quand j’étais élève. Je reviens souvent sur mon vécu ».

Cet exemple concret nous rappelle qu’il peut y avoir plusieurs perceptions pour un même constat. Ainsi, Kamila considère que son interaction implique le groupe-classe, en donnant la même chance à tous les élèves par un traitement qu’elle considère comme égalitaire. Par ailleurs, à celui qui a le plus d’aptitude, puisqu’il est très rapidement sur la bonne voie, elle lui donnera la chance qu’il mérite. Cette conception méritocratique de l’égalité où c’est le plus méritant parmi l’ensemble qui profite de cette occasion éducative vise à optimiser le potentiel de l’élève en question. L’enseignante affirme ne pas vouloir interrompre la démarche de la compréhension de cet élève, mais qu’en est-il des autres élèves? Kamila se réfère à son vécu d’étudiante pour expliquer son action. Elle excellait et elle se voit dans ce type d’élèves à qui elle enseigne comme elle a été enseignée. Là aussi, il y a une part d’émotionnel qui agit sur l’action de cette enseignante affective. Bref, l’intervention magistrale de l’enseignante telle qu’elle se déroule lors du travail des élèves en sous-groupes nous semble influencée par une conception méritocratique de l’égalité entre les élèves d’un même groupe-classe. Ainsi, il s’agit d’un argument en faveur de la conception déficitaire de l’enseignante qui valorise son interaction avec un élève aux dépens des autres qui se retrouvent tous à un certain moment à l’écart. La pratique de la différenciation intuitive de Kamila est un essai d’enseignement individualisé. De même Kamila différencie lors de intervention magistrale par son interaction qui menée avec un seul élève. Selon toute vraisemblance, cette enseignante adhère à une conception quantitative déficitaire à l’égard de l’hétérogénéité des groupes-élèves.

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Table des matières

INTRODUCTION
CHAPITRE 1. PROBLÉMATIQUE
1.1 Les paradoxes dans les conditions actuelles de travail de l’enseignant du secondaire
1.1.1 L’équité, trois visions de l’égalité
1.1.2 La vision multiple de l’hétérogénéité des groupes-élèves
1.1.3 Le dilemme entre le travail prescrit et le travail réel
1.2 Les pratiques développées pour mieux soutenir l’apprentissage de tous les élèves
1.2.1 La variabilité des pratiques de différenciation pédagogique et les conceptions de l’enseignant à l’égard de l’hétérogénéité des groupes-élèves
1.2.2 Le recours au regroupement des élèves
1.2.3 La matière enseignée, une condition favorable à la différenciation pédagogique
1.3 L’enseignement des sciences
1.3.1 Une matière pluridisciplinaire au secondaire
1.3.2 L’investigation scientifique
1.4 La question générale de recherche
CHAPITRE 2. CADRE DE RÉFÉRENCE
2.1 Le concept de la différenciation pédagogique
2.1.1 Une pratique enseignante qui postule l’éducabilité
2.1.2 Les conceptions de l’hétérogénéité des groupes-élèves
2.1.3 Le regroupement des élèves
2.2 L’investigation scientifique comme méthode d’enseignement des sciences au secondaire
2.2.1 Le constructivisme
2.2.2 Les recherches empiriques en lien avec le concept de la différenciation pédagogique
2.3 Représentation schématique du cadre de référence de la recherche
2.4 Les objectifs de la recherche
CHAPITRE 3. MÉTHODOLOGIE
3.1 L’enjeu et le type de recherche
3.2 Le recrutement des participants
3.2.1 La démarche de recrutement
3.2.2 Les participantes
3.3 Les procédures de la collecte de données
3.4 La description des instruments
3.4.1 Les observations directes en classe
3.4.2 Les entretiens
3.5 Le contrôle de qualité et la règle de scientificité
3.6 Les considérations éthiques
3.7 La stratégie de l’analyse des données
3.8 La posture épistémologique de la chercheuse
CHAPITRE 4. PRÉSENTATION DES RÉSULTATS
4.1 LE CAS DE KAMILA
4.1.1 LA DESCRIPTION DU REGROUPEMENT D’ÉLÈVES RÉALISÉ PAR KAMILA
4.1.1.1 La formation de sous-groupes
4.1.1.2 Le tirage au sort, deux événements significatifs
4.1.1.3 Le travail des élèves en sous-groupes
4.1.1.4 Les interventions de Kamila
4.1.1.5 Conclusion
4.1.2 LES INTENTIONS DE KAMILA QUANT AU REGROUPEMENT D’ÉLÈVES
4.1.2.1 L’activité
4.1.2.2 Les élèves
4.1.2.3 Conclusion
4.1.3 LA CONCEPTION DE KAMILA À L’ÉGARD DE L’HÉTÉROGÉNÉITÉ DES GROUPESÉLÈVES, UNE VISION DE L’ÉLÈVE EN DIFFICULTÉ
4.1.4 LA SYNTHÈSE PRÉLIMINAIRE DES RÉSULTATS DE KAMILA
4.2 LE CAS DE WASSILA
4.2.1 LA DESCRIPTION DU REGROUPEMENT D’ÉLÈVES RÉALISÉ PAR WASSILA
4.2.1.1 La formation de sous-groupes
4.2.1.2 La tâche individuelle durant le travail des élèves en sous-groupe
4.2.1.3 Les deux événements significatifs en lien avec l’activité
4.2.1.4 L’intervention de Wassila
4.1.2.5 Conclusion
4.2.2 LES INTENTIONS DE WASSILA QUANT AU REGROUPEMENT D’ÉLÈVES
4.2.2.1 L’entraide en sous-groupes
4.2.2.2 L’intervention systématique
4.2.2.3 Conclusion
4.2.3 LA CONCEPTION DE WASSILA À L’ÉGARD DE L’HÉTÉROGÉNÉITÉ DES GROUPES ÉLÈVES
4.2.3.1 La vision des caractéristiques individuelles des élèves vulnérables
4.2.3.2 La vision des caractéristiques collective des élèves vulnérables
4.2.3.3 Conclusion
4.2.4 LA SYNTHÈSE PRÉLIMINAIRE DES RÉSULTATS DE WASSILA
4.3 LE CAS DE MARIE-ROSE
4.3.1 LA DESCRIPTION DU REGROUPEMENT D’ÉLÈVES RÉALISÉ PAR MARIE-ROSE
4.3.1.1 La formation de sous-groupes
4.3.1.2 Le travail des élèves
4.3.1.3 Les interventions de Marie-Rose
4.3.1.4 L’événement significatif, la récupération
4.3.1.5 Conclusion
4.3.2 LES INTENTIONS DE MARIE-ROSE
4.3.2.1 L’entraide intra et inter sous-groupes
4.3.2.2 La construction de l’apprentissage au laboratoire
4.3.2.3 Le choix des élèves
4.3.2.4 Conclusion
4.3.3 LES CONCEPTIONS DE l’HÉTÉROGÉNÉITÉ DE MARIE-ROSE À L’ÉGARD DES GROUPES-ÉLÈVES
4.3.3.1 La vision multidimensionnelle des élèves
4.3.3.2 La difficulté récurrente de groupe-classe
4.3.3.3 Conclusion
4.3.4 LA SYNTHÈSE PRÉLIMINAIRE DES RÉSULTATS DE MARIE-ROSE
CHAPITRE 5. DISCUSSION DES RÉSULTATS
5.1 La variabilité des regroupements réalisés par les trois enseignantes
5.1.1 Le regroupement conditionné de Kamila
5.1.2 Le regroupement ordonné réalisé par Wassila
5.1.3 Le regroupement flexible réalisé par Marie-Rose
5.1.4 Synthèse : les invariables dans les trois regroupements
5.2 Les intentions des trois enseignantes
5.2.1 Le regroupement conditionné reflète une différenciation intuitive de Kamila
5.2.2 Le regroupement ordonné reflète une différenciation réfléchie a posteriori de Wassila
5.2.3 Le regroupement flexible reflète une différenciation pensée a priori de Marie-Rose
5.2.4 Synthèse
5.3 Les conceptions des enseignantes à l’égard de l’hétérogénéité
5.3.1 La conception de Kamila
5.3.2 Les conceptions de Wassila
5.3.3 Les conceptions de Marie-Rose
5.3.4 Synthèse
CONCLUSION GÉNÉRALE : POUR UNE THÉORIE DE LA DIFFÉRENCIATION PÉDAGOGIQUE
Bibliographie
ANNEXE 1. LA LETTRE DE SOLLICITATION
ANNEXE 2. LE FORMULAIRE DE CONSENTEMENT

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