La vision des historiens bretons
Dans ma recherche de sources écrites sur le souvenir napoléonien en Bretagne, outre les guides touristiques, je me suis également intéressée à la représentation du Premier Empire chez les historiens bretons. Si j’ai abordé rapidement l’historiographie napoléonienne à l’échelle nationale dans la précédente sous-partie, je me suis également rendue compte que dans un cadre régional, les auteurs bretons avaient très souvent un regard particulier sur le Premier Empire, que l’on ne retrouvait pas forcément chez leurs confrères.
Pour revenir néanmoins sur l’historiographie napoléonienne, telle que nous l’avions laissée sous le Second Empire, elle ne cesse pas d’être coupée en deux, entre légende noire et légende dorée. La chute de Napoléon III ouvre le champ à toutes les attaques : le grand historien Michelet, dans son Histoire du XIXème siècle, en 1872, décrit Napoléon Ier comme « le grand thaumaturge, l’habile prestidigitateur qui fit ces miracles d’illusion et d’aveuglement ». Les historiens favorables à Napoléon ne sont pas non plus en reste, comme le prince Napoléon, fils de Jérôme Bonaparte et cousin de Napoléon III, qui dans Napoléon et ses détracteurs, paru en 1887, défend son oncle par ces mots : « c’était un grand homme, mais c’était un homme », protestant ainsi contre la diabolisation du personnage. L’emprise de la mythologie reste donc encore très présente dans l’historiographie napoléonienne, à une époque où l’histoire s’institue pourtant en véritable science. Les études napoléoniennes demeurent donc en marge de cette nouvelle discipline, chaque auteur rejetant perpétuellement ce qu’ont fait les autres avant lui. Avec l’avènement de la Troisième République, Napoléon devient un symbole nationaliste et conservateur, l’homme de la gloire éternelle d’une France qui doit se remettre de sa défaite face aux Prussiens. A partir de 1881, alors que l’anglophobie se développe, du fait de la rivalité avec la Grande-Bretagne pour les colonies. Napoléon devient le martyr de Sainte-Hélène, celui qui a lutté pour défendre la Révolution face aux Anglais. Une image diffusée dans les manuels scolaires d’Ernest Lavisse, républicain napoléophile qui a d’ailleurs été le précepteur du prince impérial. Il y oppose la gloire du premier régime à la défaite du Second Empire, avec pour objectif de faire rêver les jeunes qui doivent être les soldats de la revanche. Mais une fois la Troisième République affermie et la France engagée dans l’expansion coloniale, les manuels le relèguent au rang de despote. Il brille cependant toujours dans une littérature aimée d’un large public. C’est une génération entière qui est élevée dans cette nostalgie après la défaite de 1870.
C’est dans ce contexte hagiographique que survient le premier récit d’histoire breton que j’ai pu étudier, à savoir Les Bretons : considérations sur leur passé et leur situation présente, publié en 1902 par François Cadic (1864-1929), prêtre, écrivain et folkloriste breton. On lui doit également des ouvrages sur la chouannerie, et notamment des recueils de chants chouans. Il a également enseigné l’histoire à Paris, et s’est aussi exprimé dans les journaux. La première partie de son ouvrage retrace l’histoire de la Bretagne, et il n’est pas exagéré de dire qu’on a affaire ici à un point de vue ultra-catholique et conservateur : outre le mythe du roi Arthur, Cadic s’attarde sur les trois fois selon lui où la religion catholique a été menacée en France, à savoir l’épisode Jeanne d’Arc, la Réforme protestante, et enfin la Révolution de 1789. L’idée étant de dire qu’à chaque fois ce sont les Bretons qui ont combattu pour la sauver.
Aussi, lorsqu’il en arrive à la fin de la Révolution, l’auteur accueille avec joie le Concordat de Napoléon, qu’il décrit ainsi : « l’homme dont la main de fer venait de mater la Bête révolutionnaire, comprenant qu’on ne triomphe pas aussi bien des convictions religieuses d’un peuple, venait-il s’agenouiller aux genoux du Vicaire du Christ et ramenait-il avec lui la France repentante au Credo de son baptême. ». L’empereur n’est même pas nommé directement, le terme « homme » figure simplement en italique pour le distinguer. Cette formulation signifie qu’il n’a même pas besoin d’être nommé, tant sa célébrité le précède. Il est pour Cadic le sauveur de l’Eglise et de la Bretagne car « Depuis ce temps elle est au repos ». Un point de vue intéressant, car il détonne assez dans l’historiographie bretonne, comme nous allons le voir par la suite. Cette tradition mythologique cohabite alors en France avec l’essor scientifique de l’Ecole historique française, fondée en 1901 par Langlois et Seignobos, et qui tient notamment une revue scientifique consacrée à la période du Premier Empire. Des ouvrages comme l’Histoire politique de la Révolution française, d’Alphonse Aulard, paru pourtant la même année que l’ouvrage de François Cadic, en 1901, aborde l’histoire napoléonienne sans angle partisan. L’auteur cherche davantage à étudier dans l’Empire les conséquences de la Révolution. Les grandes fresques axées sur la vie du héros ne sont plus à la mode dans cette école, car pour les universitaires il est inutile de privilégier éternellement les grands hommes, et leur portrait ne peut être précisé qu’en examinant leur oeuvre et la vie de leurs administrés.
La figure de Napoléon ne cesse pas pour autant d’être politisée. Dans L’Humanité du 5 mai 1921, à l’occasion du centenaire de la mort de l’empereur, Napoléon est conspué par les antimilitaristes.
Cela dit, pour les membres du groupuscule d’extrême-droite de L’Action française comme Charles Maurras ou Léon Daudet, Napoléon est l’auteur de l’unité allemande, du principe des nationalités qui a fini par se retourner contre la France, et du recul de la puissance française, et ils lui préfèrent par conséquent Louis XIV18. En parallèle, la mythologie romantique du grand homme persiste dans les manuels scolaires, et la revue de l’École historique de Langlois et Seignobos oublie même ses ambitions scientifiques d’origine, et publie des chroniques de la vie familiale impériale. Dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, des historiens comme Henri Calvet, et son Napoléon en 1943, veulent avertir du risque d’aduler des despotes qui se prétendent sauveurs de la nation, en pleine occupation nazie. Cela n’empêche cependant pas l’hagiographie napoléonienne de continuer dans l’après-guerre, de même que la légende noire, elle, est toujours très présente, renforcée par le parallèle fait avec le nazisme. Le bicentenaire de la naissance célébré le 15 août 1969, avec le discours de Georges Pompidou à Ajaccio, fait ensuite le parallèle entre le bonapartisme et le gaullisme, ce qui donne une nouvelle problématique à l’historiographie.
Cette politisation très forte du Premier Empire trouve un écho différent en Bretagne. Alors qu’en 1957, dans son Histoire de Bretagne, l’historien Armand Rébillon mentionnait à peine le Premier Empire, les années 1970 représentent un contexte particulier de redécouverte et de revalorisation des identités régionales, face au début de la mondialisation, mais surtout suite à l’urbanisation extrêmement rapide du pays, qui entraîne la disparition des traditions rurales. Les ouvrages d’histoire régionale cherchent désormais à revendiquer une identité bretonne, celle d’un peuple constamment insoumis et épris de liberté, qui à chaque époque n’a eu de cesse de se battre pour préserver ses droits du gouvernement français. Le Premier Empire étant déjà une période extrêmement politisée, son écriture ne pouvait que refléter ces opinions. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre l’Histoire de la Bretagne et des pays celtiques, paru en 1975 dans la maison d’édition Skol Vreizh, qui s’est créée dans les années 1950 dans le mouvement Ar Falz, une organisation bretonne qui souhaitait développer et favoriser l’enseignement du breton.
Dans le tome IV de leur Histoire de la Bretagne, consacré au XIXe siècle, les auteurs retiennent de l’Empire la disparition des spécificités régionales, par la nomination de préfets, évêques et professeurs non bretons, et l’exclusion de la langue bretonne dans l’enseignement, ce qui est historiquement exact. Mais le style et la manière d’aborder ces faits ne cachent pas une certaine relecture de la période. Ainsi, ils mentionnent le fait que « le seul bâtiment public édifié à Brest pendant cette période a été la prison de Pontaniou ! », ce qui est vrai, mais ils ne soufflent en revanche pas mot de la construction de Napoléonville et du soutien de ses habitants à la République, puis à l’Empire. Le bilan de l’époque est jugé désastreux, les auteurs allant jusqu’à sous-entendre que les Bretons ont servi les intérêts d’étrangers opposants, et par-là même contribué à ce désastre :
« n’ont-ils pas, par inconscience ou manque de sens politique, oublié les intérêts profonds de leur pays, à son plus grand préjudice ? ». Si l’historiographie parisienne était nationaliste, cet ouvrageci l’est aussi, mais d’un nationalisme breton.
Contrairement aux visées régionalistes de Brékilien, Legrand a le mérite de garder un regard plus impartial sur la période, sans cependant cesser d’être critique. En revanche, sa démarche n’est pas qu’historienne, elle a également une visée plus mémorielle, voire personnelle. Dans son ouvrage, elle cherche également à retracer l’histoire de sa propre famille. Les derniers mots du livre sont d’ailleurs pour ses ancêtres : « Aujourd’hui me reviennent en écho les propos de ma grandmère maternelle, Philomène Morio, décédée en 1979, concédant que la vie de son grand-père, soldat de l’Empire, n’était surtout pas à considérer comme appartenant au bon vieux temps ! ».
Malgré ces exemples, la période reste peu étudiée par l’historiographie bretonne, car moins significative pour la région que ne l’a été celle du rattachement à la France en 1532, ou celle des révoltes du papier timbré au XVIIe siècle. Si l’on regarde les études réalisées sur le Premier Empire dans les Annales de Bretagne depuis 1886 jusqu’en 1993, on remarque que leur nombre ne dépasse jamais 14 par décennie, et que les articles concernent rarement l’Empire comme régime politique, mais s’attardent davantage sur des aspects économiques ou sociaux de l’époque, telle qu’elle a été vécue localement par les Bretons.
Si l’historiographie bretonne a été imprégnée, comme tous les ouvrages français, de la mythologie napoléonienne et de sa dualité entre légende dorée et légende noire, elle a su également conserver certaines particularités dans son point de vue, due à son histoire et à l’évolution de ses mentalités au cours des siècles. Bien souvent, l’écriture d’une période varie selon l’histoire de la région qui l’a vécue. Les enjeux diffèrent encore lorsqu’il s’agit de l’historiographie corse, par exemple. Au début du XXe siècle, des historiens locaux comme Jean-Baptiste Marcaggi font du personnage de Napoléon un symbole de l’attachement de la Corse à la France. Mais cette vision francophile s’oppose à un mouvement de régionalisme naissant, qui s’approprie lui aussi la figure de l’empereur, mais, contrairement à celui de la Bretagne, l’élève en incarnation des valeurs régionales (corses, donc) triomphant des valeurs françaises, sous la plume d’auteurs comme Raoul Colonna de Cesari Rocca.
Si en Bretagne les auteurs ne semblent pas porter le Premier Empire dans leur coeur, ils n’ont pourtant pas empêché une théorie pour le moins étrange de se développer en parallèle, et ce dès le XIXe siècle.
La théorie d’un Napoléon breton
Dès le début du Consulat, les critiques des royalistes fusent contre Bonaparte, et dans Les Trois Consuls ou Réflexions des royalistes sur la journée de Saint-Cloud, un pamphlet anonyme de 1799, on trouve sur le général cette étrange accusation : « Il doit le jour au commerce adultère de sa mère avec l’intendant Marbeuf. »30. Dès le début de la carrière de Bonaparte, surgissent déjà les prémisses d’une rumeur folle qui ne cesse pas d’alimenter les travaux d’historiens encore aujourd’hui, à savoir cette question : Napoléon serait-il Breton ? Le père breton qu’on lui suppose n’est autre que Charles-Louis de Marbeuf, né à Rennes en 1712 dans une grande famille noble bretonne de militaires et parlementaires. Il est nommé gouverneur de la Corse après sa victoire sur les paolistes à Ponte Novu en mai 1769, et noue des relations avec Charles Bonaparte, qui se rapproche de lui par opportunisme, afin de faire oublier son engagement auprès de Paoli. C’est Marbeuf qui octroie à la famille des bourses d’études pour les fils, ainsi qu’une entrée gratuite pour Elisa au couvent et une place pour Napoléon à l’école de Brienne, ce qui a fait dire qu’il « avait pour Mme Loetizia des sentiments beaucoup plus tendres que ne le sont en général ceux d’un administrateur envers une administrée ». En 1813, Napoléon fit de la veuve de Marbeuf une baronne et de son fils un officier d’ordonnance, en évoquant « le bon souvenir que je conserve des services de Monsieur votre Père dont la mémoire m’est chère », bon souvenir qu’il exprime d’ailleurs plus tard dans ses mémoires, ce qui contribua à alimenter la rumeur qu’il pouvait avoir une dette encore plus forte qu’on ne le croyait envers le gouverneur.
Par la suite, l’historiographie napoléonienne, et notamment les amateurs de « mystères » historiques jamais élucidés, n’ont pas cessé de faire couler l’encre sur ce sujet, qu’ils soient pour ou contre cette hypothèse. Dans ses Mémoires, publiées pour la première fois en 1908, la comtesse de Boigne, contemporaine de l’Empire, affirme l’existence d’une liaison entre Marbeuf et Laetitia. En 1843, la Biographie universelle ancienne et moderne est le premier ouvrage à consacrer une biographie détaillée à Marbeuf et en profite pour rejeter la théorie : « Ces ouï-dire que rien n’appuie, […] nous semblent tomber d’eux-mêmes devant le simple récit que nous venons de faire. »33. La question est de nouveau sérieusement posée dans le journal Le Breton de Paris du 17 mai 1914, où un certain Kérily, lecteur du journal, mentionne « une très curieuse tradition, qui a cours encore dans la région, [qui] attribue au comte de Marbeuf lui-même la paternité du grand capitaine ». Fait encore plus curieux, dans un discours que fait César Campinchi, ministre de la Marine, en 1938 à l’occasion de l’inauguration de la statue équestre de Napoléon à Ajaccio, il glisse une allusion à cette théorie : « depuis longtemps Napoléon et Corse sont deux noms inséparables » et « personne ne s’arrête à des tentatives d’annexion qui font sourire les historiens ». Plus récemment, en 2006, l’ouvrage d’Edmond Outin, Napoléon fils du comte Marbeuf, accrédite la thèse d’une naissance illégitime. En parallèle, les historiens spécialistes comme Jean Tulard rejettent fermement cette théorie.
En 2008, une association obscure, sous le nom de Légion Protésilas du Savoir, dont il m’a été impossible de retrouver une trace sur les archives internet, a consacré un colloque à la question, remettant au goût du jour l’épineuse question de la naissance de l’empereur. Selon eux, le lieu et la date n’ont jamais été prouvés, et ils regrettent que l’omerta des historiens contre cette théorie leur interdise quasiment de faire de nouvelles recherches sans provoquer la colère et la moquerie. Le style de leur étude reste extrêmement lyrique et satyrique. Tous les arguments sont bons à prendre pour établir la relation de paternité entre l’aristocrate breton et le petit Corse. Concernant la carrière militaire de Marbeuf, qui finit maréchal de camp en 1762, les auteurs affirment même que « Marbeuf, à défaut de posséder peut-être les qualités fulgurantes des stratèges, passait aux yeux de ses supérieurs pour un officier qui méritait que la hiérarchie militaire suivît avec une certaine attention l’évolution de sa carrière. ». Tentative pour expliquer l’origine des talents de stratège de
Napoléon, qui ne semblait pas tenir cela de sa famille corse.
Les auteurs listent ensuite trois arguments appuyant leur théorie : Marbeuf s’était marié en 1752 à une femme plus âgée que lui, Julie-Eléonore de Guémadeuc, et le contrat précisait qu’ils n’étaient pas obligés de vivre ensemble, ni d’avoir de l’affection l’un pour l’autre. D’où la grande indépendance du gouverneur, que l’on croyait d’ailleurs célibataire. Concernant Laetitia, trop vertueuse selon les auteurs pour vouloir se venger de son mari infidèle, elle aurait été séduite par les cadeaux de Marbeuf, et aurait aussi voulu assurer le confort de ses enfants : « De fait, pour tous les Historiens, Letizia incarna et incarne toujours l’esprit de sacrifice ». Concernant la naissance de Napoléon, les auteurs supposent qu’il serait né le 5 février 1768, car c’est la date qu’il a indiqué dans son acte de mariage avec Joséphine. Selon la version officielle relayée par les biographes, il avait en réalité pris l’acte de son frère Joseph pour se vieillir d’un an, mais selon les auteurs il s’agissait bien de l’acte de naissance de Napoléon, que le gratte-papier a mal lu car il était rédigé en corse. Hypothèse alambiquée et incertaine, car l’acte de naissance de Napoléon a disparu, et sur celui de Joseph il est écrit Nabulione, prénom alors courant en Corse. Mais il ne reste aujourd’hui qu’un acte de 1771, délivré à Charles en 1775 qui atteste que Napoléon est né le 15 août 1769 dans la casa d’Ajaccio, ce qui laisse le champ libre aux suppositions.
Les héros bretons de l’Empire
On peut retenir deux choses du Premier Empire en Bretagne : tout d’abord, c’est l’époque qui sonne le glas de la guerre de course et du temps des corsaires, relayés désormais au rang de mythe.
Et ensuite, c’est la chouannerie catholique et royaliste d’une région fervente et méfiante vis-à-vis du gouvernement. Pour chacun de ces clichés, on retrouve un personnage historique breton pour l’incarner.
Surcouf, un héros national
Si je voulais traiter du souvenir napoléonien en Bretagne, il me fallait prendre en compte, outre la légende impériale et nationale, deux autres légendes locales, qui sont elles aussi des héritages de cette période en Bretagne. Concernant la guerre de course et plus particulièrement celle de Saint-Malo, le personnage de Surcouf s’est imposé à moi dans mes recherches. Cette figure historique a en effet en commun avec Napoléon d’avoir bénéficié d’une abondante littérature extrêmement romancée et flirtant souvent avec l’hagiographie. A la différence de l’empereur, cependant, je n’ai pas trouvé de trace d’une légende noire. La vie de Robert Surcouf est une épopée dorée, comme nous allons le voir au travers des sources que j’ai pu exploiter.
Le premier auteur à avoir parlé du corsaire, et surtout à l’avoir côtoyé auparavant, est Louis Garneray, qui a navigué à ses côtés, mais a aussi été peintre de marine, écrivain, et auteur de nombreux ouvrages sur ses voyages comme Scènes de la vie maritime, dans lequel il dépeint Surcouf comme « une véritable force de la nature. ». La source suivante à laquelle j’ai pu avoir accès date de 1844. Il s’agit de l’Histoire de Robert Surcouf, capitaine de corsaire: d’après des documents authentiques de Charles Cunat, officier et historien de la Marine. On retrouve dans cet ouvrage un style épique et romancé, et une nostalgie de l’Empire et de la guerre de course, qui était alors partagée par beaucoup de Malouins face au déclin économique de leur cité au XIXe siècle, et qui formeront par la suite la tradition hagiographique de Surcouf. L’auteur a néanmoins le mérite de s’appuyer sur les archives et documents d’époque concernant le personnage. En 1857 paraît ensuite une biographie du corsaire rédigée par son petit-neveu, Robert Surcouf, qui était à l’époque souspréfet d’Ille-et-Vilaine. Son premier ouvrage, Robert Surcouf, épisode des guerres maritimes de la Républiques et de l’Empire, reprend cette nostalgie de l’âge d’or, en la teintant également d’anglophobie, que l’on retrouve à la même époque dans la légende napoléonienne. L’ensemble forme une hagiographie du personnage, présenté comme un héros patriote, une icône nationale, cliché que l’on retrouve trente ans plus tard dans le second ouvrage que le sous-préfet consacre à son aïeul en 1890 : Un corsaire malouin : Robert Surcouf. L’auteur affirme vouloir y rétablir la « vérité » sur le célèbre corsaire, et, fait intéressant, il cite en opposition un corpus de romans, pièces de théâtre et opérettes du XIXe siècle qui auraient selon lui détourné la vie de son aïeul pour en faire un motif de divertissement. Parmi ces oeuvres sont cités la trilogie romanesque Les Damnés de Java, de Joseph Méry, publiée dans les années 1850 et mettant en scène la carrière de Surcouf dans les colonies, ainsi qu’un opéra-comique Surcouf d’Henri Chivot et Alfred Duru créé en 1887.
Ces mentions nous apprennent que le personnage du corsaire breton ne cessait déjà pas d’alimenter la fiction du XIXe siècle. Le dernier ouvrage de mon corpus est enfin un roman destiné à la jeunesse, Surcouf le corsaire, publié en 1929, et qui dans le but de captiver ses lecteurs reprend les clichés de la légende et les exalte encore davantage. Nous allons voir à présent comment ces quatre sources de la fin du XIXe au début du XXe siècle construisent le mythe de Surcouf.
Concernant les véritables faits d’armes du corsaire, il apparaît dans les archives qu’au moment de la campagne de France, le gouvernement impérial envoya des commissaires extraordinaires dans les départements pour y organiser des cohortes urbaines de défense face aux alliés. Le préfet d’Ille-et-Vilaine active alors la colonne urbaine de l’arrondissement de Saint-Malo.
Formée de Malouins, d’habitants de Saint-Servan et de la banlieue, elle est composée de deux bataillons. Fait intéressant, les habitants auraient apparemment exprimé le voeu d’avoir Surcouf à leur tête. La popularité du personnage de son vivant a ainsi joué pour lui obtenir ce poste. Son descendant prétend même dans son livre qu’il aurait déjoué un complot formé par des royalistes qui voulaient livrer le fort de la Conchée aux Anglais, anecdote dont la véracité n’a pas été vérifiée.
Après les Cent Jours et le rétablissement de Louis XVIII, les officiers du bataillon de Saint- Malo demandent à Surcouf d’être le représentant de la garde nationale dans la députation envoyée à Paris auprès du roi pour le féliciter. Mais ce dernier refuse, préférant reprendre ses occupations, et démissionne en septembre de son poste de chef de légion, ayant appris que le gouvernement voulait réorganiser la garde nationale19. Une attitude qui lui vaudra d’être considéré comme bonapartiste par ses biographes. En réalité, les positions politiques de Surcouf ont toujours été assez floues : si on lui connaît une admiration pour Napoléon, il ne s’est pour autant jamais prononcé clairement en sa faveur, et semble avoir voulu par-dessus tout le départ des occupants du territoire français.
Si j’ai cité ces ouvrages relativement anciens, c’est pour ensuite montrer la persistance de la légende surcoufienne qu’ils ont contribué à créer dans les ouvrages d’aujourd’hui. Dans Corsaires et aventuriers bretons, ouvrage initialement paru en 1986 mais toujours réédité depuis, l’écrivain Armel de Wismes reprend lui aussi les anecdotes peu fiables de ses prédécesseurs. Selon lui, Surcouf, resté bonapartiste, aurait ainsi bel et bien déjoué un complot royaliste lors de la première Restauration, et lors de la visite du duc d’Angoulême à Saint-Malo, il aurait refusé l’invitation de siéger à sa droite lors du banquet officiel. Mais la légende la plus célèbre concernant Surcouf, et dont je ne pouvais pas ne pas parler est bien sûr celle des douze officiers du régiment de Wrangel, dont je n’ai trouvé la trace que chez De Wismes, mais qui lui vient sans doute d’ailleurs. Alors que le corsaire se trouvait un soir dans un cabaret malouin, il aurait entendu des officiers prussiens tenir des propos injurieux sur la France, et aurait envoyé un tabouret à la tête de l’un d’entre eux. Tous les autres auraient dégainé aussitôt, mais Surcouf n’étant pas armé, il les aurait défié un par un en duel sous les remparts de la ville. Il les aurait alors tous tués, sauf le dernier, pour qu’il puisse raconter l’anecdote. Sachant que l’occupation prussienne n’a jamais été plus loin que la périphérie très éloignée de Saint-Malo, on ne peut aujourd’hui que remettre en doute la véracité de cette anecdote. Mais le fait que des ouvrages de vulgarisation la reprennent toujours aujourd’hui, et ce jusqu’à la notice Wikipédia du personnage, montre bien que l’historiographie sur Surcouf peine à s’affranchir du poids de la légende.
Le cinéma, toujours friand des films d’aventures en costumes, s’est également emparé du personnage dans la première partie du XXe siècle. En 1924, sort le film Surcouf de Luitz-Morat, dont le scénario provient d’un roman de Charles Cunat, Surcouf roi des corsaires, le même Cunat qui avait rédigé l’Histoire de Robert Surcouf. Cette oeuvre a donc assurément repris les clichés de la légende que véhiculait déjà l’ouvrage. Le film est composé de huit épisodes, où le nom de Bonaparte revient deux fois, ce qui laisse à penser que sa relation avec le corsaire tient là encore une place importante : Le roi des corsaires – Les pontons anglais – Les Fiançailles tragiques – Un coeur de héros – La chasse à l’homme – La lettre à Bonaparte – La morsure du serpent – La réponse de Bonaparte. Il faut ensuite attendre 40 ans avant que ne paraisse, en 1966, Surcouf le tigre des sept mers, film de Sergio Bergonzelli et Roy Rowland, une production franco-italo-espagnole, où Surcouf, devenu corsaire, tombe amoureux d’une Anglaise, Margareth Carruters, promise à Lord Blackwood, qui devient par conséquent son ennemi mortel. On y retrouve cette même image de Surcouf en héros patriote et romantique, et que ces films ont finalement hérité des ouvrages du XIXe siècle (cf : annexe 3).
Cadoudal ou la contre-mémoire
Dans la partie précédente, nous nous étions arrêtés à l’exécution du chef chouan Cadoudal le 9 mars 1804. Si je me suis penchée sur ce personnage, c’est parce qu’il incarne une mémoire encore vivace en Bretagne, celle du mouvement chouan et de la résistance catholique face aux mesures révolutionnaires. En juin 1814, pendant la première Restauration, un service funèbre solennel est organisé à Paris à sa mémoire. Il ne rencontre alors que peu de succès, car la population parisienne accepte mal le retour des Bourbons. Beaucoup regrettent les temps de la Révolution, et certains réclament également le retour de l’Empire. En Bretagne, à la fin de ces onze années de chouannerie, la mémoire spontanée de l’évènement s’exprime à travers les très nombreuses chansons populaires, souvent à la gloire des chouans, qui sont recueillies et chantées tout au long du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle. Le souvenir s’entretient aussi sur les lieux d’exécution, aussi bien des chouans que des républicains, et on assiste même au développement de pratiques magiques proches de l’ex-voto. Certains Bretons nostalgiques de la Révolution vont prier « sainte Pataude », d’après le surnom donné aux républicains à l’époque. D’après le Dictionnaire du patrimoine breton, une trentaine de ces lieux de culte sont identifiables et certains seraient encore en activité. En parallèle, une mémoire institutionnelle se développe également à travers les tombes, croix, vitraux, ex-voto et peintures. La littérature romantique s’empare des chouans et véhicule ses propres stéréotypes, comme Les Chouans de Balzac en 1829, et Quatre-vingt-treize d’Hugo en 1874. De plus en plus éloigné de la réalité historique, le chouan reste un symbole fort enraciné dans la mémoire des cantons les plus touchés par le mouvement, dans les Côtes du Nord, l’Ille-et-Vilaine, et surtout le Morbihan.
La figure la plus connue en est bien sûr Cadoudal. Son nom a conservé un impact certain dans la région, comme l’illustre Jules Simon dans ses souvenirs d’enfance, lorsqu’il mentionne un de ses homonymes à Pontivy : « Il y avait un Cadoudal, très respecté à cause de son nom ». Il n’est dès lors guère étonnant que les auteurs qui ont écrit sur sa vie aient contribué, plus ou moins directement, à la construction de sa légende d’adversaire irréductible de l’empereur.
Legrand, déjà mentionnée dans le chapitre précédent, lui consacre plusieurs pages dans son ouvrage Napoléon et la Bretagne : elle rappelle notamment qu’après sa seconde entrevue avec Bonaparte, Cadoudal l’appelle le « petit homme » tandis que le Premier consul le surnomme le « bon gros Breton ». Elle conclut sur ces mots : « Désormais la silhouette trapue de Georges hante les chemins creux, emmenant dans son sillage l’ombre de ses chouans. Ces formes éthérées se faufilent librement dans les chaumières morbihannaises ; dorénavant, « le gros Breton » est l’hôte de toutes les veillées. ». Le romantisme est ainsi rarement loin lorsque l’on aborde la mémoire des peuples.
Pour conclure sur cette partie, j’ai essayé ici de dresser un portrait aussi exhaustif que possible du souvenir laissé par le Premier Empire en Bretagne. Les réactions et témoignages des contemporains sont finalement plus contrastés que l’on pourrait le croire, dans une zone qui n’a jamais cessé d’être agitée par des mouvements d’opposition durant le Consulat et le règne de Napoléon. Certains acteurs ont en effet trouvé leur compte dans la politique napoléonienne, notamment en ce qui concerne les droits des Bretons, les réalisations apportées dans la région et le rétablissement de leur religion par le Concordat. Dans les récits des soldats, le traumatisme des campagnes militaires et la haine envers Napoléon se transforme même en une forme de vénération craintive, amplifiée par toute la mythologie qui se développe aussi en parallèle dans le reste de la France. Mais la région demeure majoritairement marquée par son passé dans l’opposition, et même si elle n’a pas été que l’oeuvre des chouans, ce sont ces derniers qui ont laissé le plus de souvenirs.
C’est cet ancien conflit à l’échelle nationale qui divise l’écriture de cette période en Bretagne, entre une mémoire bleue républicaine ou bonapartiste, et une mémoire blanche royaliste, entre la légende dorée napoléonienne et son pendant noir. A l’historiographie bretonne vient s’ajouter des fantasmes plus littéraires qu’historiques, et des lectures politiques et revendications identitaires bien plus récentes, qui englobent toute la période, aussi bien les réalisations de l’empereur que les acteurs bretons de son règne. C’est finalement l’écriture de l’identité historique de la Bretagne qui est l’enjeu dans la plupart des textes que j’ai mobilisés. Il s’agit à présent de voir, dans la dernière partie qui nous reste, quelle est aujourd’hui la réutilisation, dans le champ patrimonial, de cet héritage napoléonien si controversé en Bretagne.
Historique de la ville
De son nom breton Pondivi, Pontivy était à l’origine une ville bretonnante, et la capitale du duché des Rohan. Plus tard, au XVIIIe siècle, elle devint une enclave jacobine et libérale dans un pays vannetais conservateur. Les 15 janvier et 15 février 1790, les « jeunes représentants de Bretagne et d’Anjou » s’y réunirent pour adhérer à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen1. Cette orientation politique intéressa Bonaparte, qui remarqua en 1802 sa position stratégique, à proximité de deux mers et au coeur de la Bretagne. L’idée lui vint d’en faire un centre commercial et militaire, qui puisse également assurer la surveillance politique en Bretagne. Un arrêté du 17 septembre prévoit l’ouverture des chantiers suivants : la canalisation de la rivière du Blavet vers Lorient, ainsi que la construction d’un tribunal civil de première instance, d’une prison, d’un hôtel pour la sous-préfecture et la municipalité, d’une caserne, d’un hôpital, d’un pavillon pour le commandant de la place, et d’un pavillon pour le général commandant le département. Bonaparte veut en effet contourner le blocus anglais en faisant creuser des canaux bretons de Brest à Nantes, qui passeront notamment par Pontivy, même si le canal du Blavet ne servira au final qu’à un faible trafic. Un autre arrêté du 24 septembre 1803 crée le lycée de Pontivy, dont l’ouverture est fixée au 22 décembre 1804. Il servira aussi bien pour les élèves du Morbihan que ceux du Finistère, et les travaux commencent en octobre 1804.
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Table des matières
Remerciements
Introduction
Partie 1 : La Bretagne napoléonienne
Chapitre 1 : Les réalisations napoléoniennes en Bretagne
a) L’instauration du régime en Bretagne
b) Pontivy, le canal de Nantes à Brest et la visite impériale à Nantes
Chapitre 2 : Les résistances bretonnes
a) Les réactions des Bretons
b) La chouannerie et le clergé
Chapitre 3 : Les malheurs de la Bretagne ?
a) La guerre de course et le personnage de Surcouf
b) La dernière chouannerie et la chute de l’Empire
c) Bilan économique et social de l’Empire en Bretagne
Partie 2 : Le souvenir napoléonien en Bretagne
Chapitre 1 : Napoléon vu par les Bretons
a) Les témoignages des Bretons contemporains
b) La formation du mythe napoléonien en France et en Bretagne
Chapitre 2 : Ecrire l’Empire en Bretagne
a) L’oubli de la période dans les guides touristiques
b) La vision des historiens bretons
c) La théorie d’un Napoléon breton
Chapitre 3 : Les héros bretons de l’Empire
a) Surcouf, un héros national
b) Cadoudal ou la contre-mémoire
Partie 3 : Le Premier Empire en Bretagne : quelle patrimonialisation aujourd’hui ?
Chapitre 1 : Le cas de Pontivy
a) Historique de la ville
b) Le tourisme napoléonien
Chapitre 2 : La reconversion touristique du canal de Nantes à Brest
a) Historique du canal
b) Un outil touristique et un objet du patrimoine
Chapitre 3 : La tradition saint-cyrienne à Coëtquidan
a) Historique des traditions napoléoniennes
b) Le 2S
Chapitre 4 : La redécouverte du patrimoine militaire de Brest
a) Les éléments d’architecture du Premier Empire
b) Une patrimonialisation à ses débuts
Conclusion
Annexes
Annexe 1 : La participation de la Bretagne à la conscription
Annexe 2 : La part de déserteurs bretons
Annexe 3 : La reprise de la légende surcouffienne dans la fiction
Annexe 4 : La statue de Cadoudal à Kerdel
Annexe 5 : Le tourisme napoléonien à Pontivy
Annexe 6 : La tradition du 2S à Coëtquidan
Annexe 7 : Les vestiges napoléoniens dans la rade de Brest
Annexe 8 : Saint-Malo, cité corsaire
Annexe 9 : Les vestiges napoléoniens à Nantes
Sources
Bibliographie
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