Une nouvelle approche de la rationalité
Au XIXe siècle, c’est avec Hegel que la notion de rationalité va trouver son point d’aboutissement exemplaire. La rationalité consiste d’abord et avant tout à reconnaître la raison dans le monde où nous sommes et à contribuer par son action et sa pensée à l’existence actuelle de cette raison objective. De ce fait, la raison va devoir percer l’objectivité impénétrable du monde et en retour elle va perdre aussi sa subjectivité. C’est pourquoi dans sa Philosophie de l’Histoire, Hegel décrit la raison, non comme une faculté individuelle, subjective et particulière mais plutôt comme l’unité la plus haute de l’Esprit. Ainsi, la raison n’est la raison de personne en particulier mais se caractérise par le développement immanent où l’esprit se produit comme effectivité, comme monde existant, et par lequel l’effectivité déploie sa rationalité. Cependant, se demandera-t-on, si les évènements et le chaos des situations historiques dépassent l’entendement, la raison philosophique quant à elle, et dans la mesure où elle prend appui sur la plus haute spéculation, est-elle capable de les concevoir, c’est-à-dire les prendre ensemble dans l’unité de leur sens ? Dès lors, Hegel tient à préciser que l’entendement ne s’oppose pas catégoriquement à la raison même si nous les confondons parfois. Ou bien, si opposition il y en a, c’est tout simplement une opposition qui constitue un dualisme d’entendement. C’est la raison pour laquelle, il écrit : « De même que l’on a coutume de prendre l’entendement comme quelque chose de séparé de la raison en général, de même aussi a-t-on coutume de prendre la raison dialectique comme quelque chose de séparé de la raison positive. Mais dans sa vérité la raison est esprit, et celui-ci est supérieur à l’un et à l’autre, il est une raison d’entendement ou un entendement de raison ». D’où la nécessité de comprendre qu’elle est une faculté de synthèse qui dépasse tous les dualismes d’entendement. Et sous ce rapport, la vérité exige le travail conjugué de l’entendement et de la raison, et « par conséquent il faut rejeter à tous égards le fait de séparer entendement et raison, comme il arrive habituellement, écrit Hegel. » Ainsi, ils ne sont pas isolés comme deux facultés distinctes de l’esprit, car l’entendement est saisi dans une dialectique et se fait raison. C’est dans ce sens qu’on peut parler de la nouvelle approche hégélienne de la rationalité qui se fixe comme objectif de saisir le réel. En effet, la philosophie hégélienne n’a-t-elle pas pour but de « reconnaitre la raison comme la rose dans la croix de la souffrance présente » ? Et c’est précisément à cette question fondamentale que cette nouvelle approche hégélienne de la rationalité se propose de prendre en charge. Autrement dit, il revient à la raison humaine de chercher et d’établir l’explication qui ordonne la réalité historique et qui est la raison même de l’histoire. C’est la raison pour laquelle, contrairement à la philosophie moderne à l’image de Kant, Hegel ne considère pas la rationalité comme une capacité individuelle qui serait simplement partagée par tous les hommes. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il adresse à Emmanuel Kant ce reproche d’avoir cantonné l’esprit à l’entendement humain fini, ou la subjectivité finie qui, à ses yeux n’est qu’un aspect de l’esprit. Dès lors, force est de préciser que la rationalité hégélienne ne se laisse pas découvrir à elle-même directement, dans une réflexion abstraite sur elle-même, mais elle se cherche de façon mondaine dans la réalité concrète en laquelle elle s’est spontanément immergée ou, comme dira Hegel, aliénée. Alors, la saisie de cette rationalité nécessite une analyse dialectique et historique des évènements. C’est la raison pour laquelle Hegel nous invite à revisiter l’histoire afin de trouver et de comprendre cette rationalité qui est le but universel de l’activité humaine. « Nous devons chercher dans l’histoire un but universel, le but final du monde – non un but particulier de l’esprit subjectif ou du sentiment humain. Nous devons le saisir avec la raison car la raison ne peut trouver de l’intérêt dans aucun but fini particulier, mais seulement dans le but absolu, écrit Hegel ». En effet, la philosophie du point de vue de Hegel, est portée par la foi en une rationalité universelle capable de percevoir le monde, et interpréter rationnellement le réel. D’où la nécessité de préciser que la raison et l’esprit ne se confondent pas avec une raison individuelle ou un esprit particulier. Autrement dit, la raison ne réside pas dans le registre de la singularité. Ce qui intéresse la raison est selon Hegel, ce but absolu qui est le fondement de tout ce qui retient l’intérêt de l’homme. C’est ainsi que la raison est perçue par Hegel comme ce par quoi et en quoi toute réalité trouve son être et sa consistance. Chaque homme doit selon lui, par sa rationalité se hisser à l’universalité et doit être reconnu pour tel. De ce fait, cette rationalité se traduit donc par des lois cohérentes dont la vocation de l’homme consiste à les extraire de la réalité pour former la connaissance. Et celle-ci n’est pas mise en doute mais emportée dans sa propre dialectique qui la conduit à plus de vérité. Ainsi, la rationalité hégélienne qui, par nature, ne se donne pas « tout de suite tout-entier lui-même », s’est montrée comme le moteur du rationalisme dialectique en son surgissement originaire. Dès lors, la conception hégélienne de la rationalité occupe une place majeure dans l’histoire de la philosophie. Elle prend une autre tournure et une force qui, malgré la critique kantienne de la raison pure, suscitent encore, l’espoir de la possibilité d’affirmer la rationalité du réel. En effet, Hegel considère désormais que la raison « est l’infinie puissance : elle n’est pas impuissante au point de n’être qu’un idéal, un simple devoir-être, qui n’existerait pas dans la réalité, mais se trouverait on ne sait où, par exemple dans la tête de quelques hommes». Il faut également préciser que la rationalité hégélienne ne se confond pas non plus avec le mouvement de la liberté spirituelle, pas plus qu’elle ne se réduit à l’observation empirique. Elle est pour ainsi dire la saisie de la nature dialectique de toute chose et de leur connexion. C’est pourquoi selon Hegel, l’affirmation de la rationalité du réel ne peut pas être considérée simplement comme un idéal ou une illusion, mais la preuve de la toute-puissance de la raison. Le rationnel est alors le fruit immédiat de la raison en tant que celle-ci constitue à soi-même la vérité révélée. De surcroit, le rationnel est le fondement de la réalité, laquelle réalité est fondamentalement rationnelle. Cependant il faut préciser que la raison hégélienne ne renvoie pas à des structures qui dépassent le monde phénoménal comme ce fut le monde des Idées chez Platon, mais à un dynamisme qui commande l’évolution des phénomènes eux-mêmes. Autrement dit, cette nouvelle approche de la rationalité hégélienne se présente de façon générale comme le refus de toute transcendance instituée et définitive. Et c’est d’ailleurs dans ce contexte, que Hegel écrit dans les Principes de la philosophie du droit qu’ « il est tout aussi sot de rêver qu’une quelconque philosophie surpasse le monde présent, son monde, que de rêver qu’un individu saute au-delà de son temps, qu’il saute pardessus Rhodes. Si sa théorie va vraiment au-delà, s’il édifie un monde tel qu’il doit-être, ce monde existe bien, mais seulement dans son opinion,- élément moelleux dans lequel tout ce qu’il y a de gratuit se laisse imprimer »28. On comprend dès lors, qu’il ne s’agit pas de produire une réflexion purement abstraite et totalement détachée du monde sensible pour décrire un monde qui n’existerait qu’ « au-delà », dans la fantaisie et l’humeur subjectives de son inventeur, mais il s’agit plutôt, de partir de ce qui est donné présentement et réellement, c’est-à-dire le réel pour ensuite l’interpréter rationnellement. Dès lors, force est de préciser qu’il ne s’agit nullement de faire un examen des conditions de possibilités de la connaissance afin d’accéder au vrai comme ce fut le cas de la philosophie critique de Kant. Mais il s’agit plutôt avec la philosophie de Hegel, de montrer que la raison est une fonction de pensée correcte et synthétique, une faculté de bien juger, de discerner le vrai d’avec le faux dont nous parle Descartes dans son Discours de la méthode. Ainsi, la raison commande désormais tout le réel, elle est même l’ordre des choses. C’est la raison pour laquelle, l’apport de Hegel dans ce domaine est fondamentalement rigoureux puisqu’il accorde une confiance totale à la toute-puissance de la raison. Et c’est d’ailleurs dans ce sens que Gaston Granger précise la particularité de la raison hégélienne lorsqu’il écrit : « la raison, fonction de pensée correcte, s’oppose à la connaissance imparfaite et illusoire. Elle s’oppose en particulier à la connaissance immédiate par les sens, à l’opinion, à la simple routine, parce qu’elle vise à l’universel et s’accompagne de justification. (…) La connaissance rationnelle est une connaissance authentique et vérifiée, qui nous fait dépasser les apparences et atteindre les réalités ». Et sous ce rapport, il est évident que la rationalité hégélienne récuse toute forme de connaissance immédiate ou imparfaite parce qu’elle vise l’absolu. On comprend dès lors, que la définition de la raison hégélienne dessine une rationalité universelle, concrète et exigeante. En d’autres termes, il s’agit d’une rationalité qui aspire de tout son être à donner non une explication partielle des choses, mais une explication qui porte sur la totalité des choses. D’où la nécessité de comprendre le principe ou la substantialité de toute choses. Et c’est d’ailleurs pour cette raison que Hegel affirme : « notre but est de connaitre cette substantialité et pour la connaitre il faut prendre conscience de la Raison ; il ne faut pas voir avec les yeux naturels ni penser avec l’entendement fini : il faut regarder avec l’œil du Concept, de la Raison, qui pénètre la superficie des choses et transperce l’apparence bariolée des évènements »
La possibilité de saisir le vrai à l’aide de la raison
La notion du vrai est un poids très lourd, dans la mesure où elle suscite chez l’homme autant l’enthousiasme que la peur perpétuelle de ne pas être capable de l’atteindre. En effet, si le vrai est le but visé par la philosophie, Hegel présuppose qu’« il existe déjà : sinon, comment pourrait-on le viser ? »40 Le présupposé inaugural est donc le Vrai ou l’Absolu, et « la Raison ne le produit qu’en libérant la conscience des limitations. Ce dépassement des limitations a pour condition que l’on présuppose l’absence de limitation, écrit Hegel »41. Dès sa naissance, la philosophie s’est toujours fixée comme objectif d’être à la quête de la vérité afin de se démarquer de l’apparence bariolée des événements. Il en est ainsi, parce que la vérité elle-même est proprement l’objet de la connaissance philosophique. Cependant, la vérité n’étant pas quelque chose de donné immédiate, se présente comme inaccessible à la raison humaine. Or selon Hegel, si le vrai n’est pas un rocher sous la neige, c’est parce qu’il est de l’essence de la vérité de se manifester. Autrement dit, selon Hegel, même si le vrai n’est pas appréhendable immédiatement aussi, elle est connaissable. Car « l’absolu seul est vrai ou le vrai seul est absolu ». Et cela dit qu’il faut refuser catégoriquement de renoncer à penser et à connaitre la vérité. Car ce serait d’ailleurs abdiquer à la vérité même, pour cette raison que seul l’absolu est vrai et que le vrai seul abrite selon Hegel l’absolu. D’où la nécessité de s’attacher fortement à connaitre la vérité par la raison. De ce fait, la philosophie hégélienne se présente comme une véritable révolution dans la quête de la vérité parce qu’elle acceptait déjà le caractère définitif de tous les résultats de la pensée et de l’activité humaine. Dès lors, Engels précise dans son ouvrage intitulé Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande : « La vérité qu’il s’agissait de connaître dans la philosophie n’était plus, chez Hegel, une collection de principes dogmatiques tout faits, qui ne demande plus, une fois découverts, qu’à être appris par cœur ; la vérité résidait désormais dans le processus même de la connaissance, dans le long développement historique de la science qui s’élève des degrés inférieurs à des degrés de plus en plus élevés du savoir, sans arriver jamais, par la découverte d’une prétendue vérité absolue, au point où elle ne peut plus avancer et où il ne lui reste plus qu’à se croiser les bras et à contempler bouche bée la vérité absolue à laquelle elle serait parvenue ». Il est donc clair que la vérité dont parle Hegel, n’est pas un principe dogmatique tout fait qu’il faut découvrir mais elle réside dans le développement des choses. Ce n’est non plus une vérité qui prétend transcender le monde phénoménal pour se trouver dans un au-delà infiniment inaccessible à la raison. Autrement dit, il ne s’agit pas selon Hegel, de produire des vérités à partir d’une conscience philosophante, mais d’examiner comment la raison peut en général énoncer la vérité. Celle-ci tient donc au développement nécessaire d’un contenu, d’une connexion qui ne peut être intuitionnée ou implorée, mais qui doit être démontrée progressivement. Et « c’est seulement en suivant ce chemin qui se construit lui-même que la philosophie, je l’affirme, est capable d’être objective, démontrée. – C’est de cette manière que j’ai essayé de présenter la conscience dans la phénoménologie de l’Esprit, écrit Hegel ». Ainsi, il revient à la nature même de la conscience ou de la raison, de plonger dans le problème de la vérité, parce que la raison possède toujours déjà des repères qui lui permettent d’évaluer ses représentations et, au besoin, de les ajuster. Dès lors, la conscience va devoir franchir des étapes qui lui conduisent et lui permettent de se reconnaitre et de se faire valoir comme raison. Et on peut dire que toutes ces étapes ont été déjà décrites par Hegel dans la phénoménologie de l’esprit : la conscience est donc passée par la dialectique de la certitude sensible, celle de la perception, celle de l’entendement, celle de la conscience de soi indépendant pour enfin devenir libre. Ainsi, ce chemin parcouru, permet à la conscience ou à la raison de posséder les acquis qui lui permettent de saisir le vrai. Alors comme dira Hegel, « il semble que sont apparues les circonstances dans lesquelles la philosophie peut se promettre à nouveau attention et amour, où cette science devenue presque muette peut à nouveau élever sa voix ». Il s’agit dès lors, de comprendre que la philosophie hégélienne révèle une vérité qui réside dans le développent des choses et par conséquent la raison doit saisir ce déploiement. C’est pourquoi nous pouvons dire que selon Hegel, tout ce que la raison pensait trouver dans le monde comme différence, elle s’aperçoit maintenant qu’elle le trouve en elle. Autrement dit, elle ne va plus chercher l’objet en dehors de soi, par exemple dans une perception, une qualité ou une force. C’est pourquoi Hegel pense qu’il faut « appréhender et exprimer le Vrai, non comme substance, mais précisément aussi comme sujet ». Et c’est à partir de ce moment-là, que le vrai tient à la question des modalités de l’accord de la conscience avec elle-même. Sous ce rapport, on peut envisager selon Hegel, la possibilité de saisir le vrai à l’aide de la raison. Cependant il faut insister sur le fait que le vrai n’est pas selon Hegel, un état de repos et d’immobilité, mais plutôt un état de mouvement et de changement perpétuels. En d’autres termes, la fondation du vrai suppose la circularité en tant que « le vrai est le devenir de luimême, le cercle qui présuppose comme sa finalité et qui a pour commencement sa fin et qui n’est effectif que par sa réalisation complète et par sa fin »47. Cela signifie que le vrai est chez Hegel, un caractère transitoire de toutes choses, un processus ou un devenir qui se démontre de lui-même en ses moments constitutifs. En effet, si la connaissance de la vérité est d’actualité, c’est parce que le vrai n’est pas défini selon Hegel, comme un autre infiniment éloigné du sujet connaissant. C’est ainsi qu’il est tout à fait absurde aux yeux de Hegel, de constater que la plupart des renoncements à la vérité dans la modernité soient motivés par des conceptions simplistes de la recherche spéculative. C’est la raison pour laquelle Hegel nous fait voir que « ne pas savoir le vrai et connaitre seulement l’apparaitre de ce qui est temporel et contingent, seulement ce qui est vain, c’est cette vanité qui s’est installée et s’étale encore à notre époque dans la philosophie, et qui a le verbe haut ». Ainsi, les simplifications arbitraires de la quête philosophique aboutissent décidément à une conception de la vérité où le critère du vrai n’est plus la subjectivité percevant mais plutôt l’unité de la pensée et de l’être. Donc ces renoncements à la vérité reposeraient selon Hegel, sur la simple présupposition que la science est humaine et par conséquent très limitée, et incapable de saisir le vrai, qui comme vérité serait inaccessible à l’homme. Par conséquent, Hegel considère qu’« une telle renonciation à la connaissance rationnelle, (…) n’a jamais été si mal pour cette science » qui est la philosophie. Car naturellement, l’homme se présente par sa nature comme un obstacle entre le vrai et son désir du vrai. Par ailleurs, le vrai ne doit pas être compris comme un ailleurs inaccessible, où il y aurait une différence de genre entre sa perfection et la relativité de celui qui aspire à le connaitre. Autrement dit, le vrai ou l’Absolu ne se penserait pas dans un ailleurs autre que le monde où nous sommes. D’où la nécessité de prendre conscience que c’est dans notre pensée que la pensée se saisit, que l’être se manifeste comme pensée et comme sens. C’est d’ailleurs dans ce sens, que Hegel affirme : « Dieu est donc seulement dans l’esprit, et non pas au-delà : il est ce que l’individu a de plus propre. Une forme de l’intériorité est aussi le penser pur ; lui aussi s’approche de l’étant-en-soi-et-pour-soi et se trouve en droit de le saisir ».
L’interprétation rationnelle du monde
Hegel considère que cet univers dont il faut à chaque fois partir pour avancer, est un univers que l’homme doit comprendre comme un principe de réalité, comme une base intangible sur laquelle il doit régler ses actions et parfois même ses pensées. Dès lors, il ne s’agit nullement d’imaginer ou « construire » un monde purement utopique qui prétendrait être plus parfait au point où il n’existerait nulle part. Au contraire, Hegel préfère « saisir » et interpréter, au lieu « d’imaginer » ; et « saisir ». Il s’agit donc de prendre à bras-le-corps, c’est-à-dire prendre entre ses bras, pour comprendre effectivement « ce qui est ». C’est la raison pour laquelle il écrit : « La véritable émergence de la philosophie consiste à se saisir et à saisir la nature librement dans le penser, et à penser, à concevoir par là-même la présence de la rationalité, l’essence, la loi universelle elle-même.» De ce fait, le monde peut être interprété rationnellement. Et par interpréter, il faut également entendre : comprendre quelque chose dont le sens n’est pas manifeste. Autrement dit, c’est rechercher le sens caché, la raison des choses, ce que Hegel nomme luimême, le rationnel qui « requiert ainsi une richesse infinie de formes, d’apparences et de manifestations, il s’enveloppe comme un noyau d’une écorce (…) ». D’où la nécessité de décrire le monde tel qu’il apparait à la conscience dans ces traits les plus généraux. Ainsi, en établissant que le monde est réagi par les lois de la pensée, Hegel montre que la structure du monde est identique à celle de la raison. En effet, la reconnaissance de cette identité dialectique du monde et de la pensée prend d’abord selon Hegel, la forme de l’affirmation que le monde, c’est moi. Dès lors, on peut se demander s’il faut comprendre le monde hégélien comme un simple miroir de la conscience. En réalité, pour Hegel, comme pour tout homme, le monde, celui de la conscience sensible, est le vrai monde. Alors, le philosophe sait que le contenu sensible de la nature a un sens qui peut être pensé et par là justifié par l’exercice souverain de la raison. De ce fait, il faut admettre la reconnaissance de l’existence du monde qui chemine comme une totalité objectivement autonome de l’agent. En d’autres termes, le monde ne saurait être réduit ni la volonté du sujet ni sa représentation ou encore moins à un simple théâtre de son action. C’est d’ailleurs, la raison pour laquelle Michel LEFEUVRE indique que « ce que nous entendons par monde, comme notion globale confuse, ne se manifeste avec certitude qu’à l’espèce humaine, c’est à elle que nous devons nous en tenir en ce qui concerne l’adaptation de ses membres à leur environnement physique». Dès lors, se pose la question de savoir, si la pensée humaine est en état de connaître le monde réel. Selon Hegel, le monde se développe suivant les lois du mouvement de la pensée. Et de ce point de vue, Hegel inaugure l’idée novatrice selon laquelle, le monde ne doit pas être compris comme un complexe de choses achevées, mais plutôt comme un complexe de processus où les choses se développent et se transforment de façon interrompue. Et partant de cette affirmation dans la recherche, on devrait alors cesser de réclamer des solutions définitives et des vérités éternelles, car on a toujours conscience du développement progressif du réel. C’est la raison pour laquelle, Hegel se fait d’emblée un observateur lucide du monde, au point où il a pu découvrir les articulations intrinsèques, pour ensuite les exprimer dans un langage qui prétend refléter cette logique. La réflexion sur l’expérience simple et quotidienne du langage permet de saisir et de comprendre de quoi il est question dans l’interprétation rationnelle du monde. Comprendre le monde rationnellement signifie en effet, pour reprendre la vénérable métaphore de Hegel, lire le « Grand-livre du Monde ». Cependant la lecture dont il est question ici, suppose un véritable travail d’interprétation. Et interpréter revient à rechercher, à comprendre le sens caché, car le rationnel « acquiert ainsi une richesse infinie de formes, d’apparences et de manifestations, il s’enveloppe comme un noyau d’écorce(…) ». Dès lors, le monde se prend ou se comprend comme un livre, certes, mais un livre écrit en langage codé. Ainsi, ce qui est éternel se cache sous l’apparence du changement, de sorte qu’il faut produire un effort sans cesse renouvelé pour discerner ce qui demeure et ce qui change. C’est la raison pour laquelle, J. D’Hondt conçoit la philosophie hégélienne comme « l’art de mettre sa pensée au diapason du monde, de comprendre les choses telles qu’elles passent, comme une totalité dans laquelle s’effectuent sans cesse des différenciations ». Ainsi, pour être à l’intérieur de la pensée hégélienne, on ne doit pas aussi comprendre l’objectivité du monde comme auto-déterminante, c’est-à-dire une objectivité séparée du sujet et mue par les lois dialectiques et naturelles. Car ce faisant, le sujet philosophant et observateur des mouvements dialectiques de l’objectivité, se placerait en dehors de la réalité qu’il décrit. Autrement dit, en prétendant énoncer conceptuellement « tout ce qui est », le sujet se situerait en dehors de ce « tout ». De ce fait, sa notion de la vérité objective, sera totalement en dehors du projet scientifique hégélien. Or la raison hégélienne n’est pas un principe de rationalisation subjectif qui s’appliquerait de l’extérieur aux objets mais elle est la réalité immanente ou l’âme du contenu. Donc selon Hegel, la méthode qui mène à la vérité est loin d’être un ordre extrinsèque à son objet. Parce que si effectivement la méthode était extérieure à l’égard de ce qu’elle ordonne, ou bien si elle était un instrument distinct du matériau auquel elle s’applique, on pourrait se demander, comment s’être assuré que c’est la bonne méthode, sans risquer de se régresser à l’infini ? Ou alors si elle se distinguait totalement avec l’exposition du vrai, et n’était donc pas dans l’élément du vrai, comment pourrait-elle contribuer à la vérité ? La position de Hegel est nettement claire car il refuse toute extériorité d’une méthode prédéveloppée en philosophie et préalable à son développement. Et même si sa philosophie, comme on le sait, est contemporaine de l’explosion du positivisme, et succède à des philosophies qui ont soutenu que la démarche scientifique était le modèle même de la méthode conduisant à la vérité, nous ne pouvons pas du tout nier la cohérence et la portée de sa méthode. Ainsi, aux yeux de Hegel, la philosophie doit obéir à sa propre loi, et ne présupposer aucun objet ni aucune méthode venant de l’extérieur. C’est la raison pour laquelle il écrit : « la philosophie, en tant qu’elle doit être science, ne peut pas à cet effet, ainsi que je l’ai rappelé ailleurs, emprunter sa méthode à une science subordonnée comme l’est la mathématique, pas plus qu’elle ne peut en rester aux affirmations catégoriques de l’intuition intérieure, ou se servir du raisonnement fondé sur la réflexion extérieure». On comprend dès lors que la correction ou la réforme de la philosophie en tant que science ne pourrait pas être venue de l’extérieur, mais elle possèderait en elle-même, dans son mouvement ou son propre développement la mesure et le moyen de son autocorrection, de sa propre réforme et de son perfectionnement. Donc le « soi-même » de la pensée, n’est pas selon Hegel extérieur à ses contenus, mais il est son contenu qui se développe soi-même. En d’autres termes, il ne s’agit pas simplement d’une pensée qui est en face d’un objet qui serait déjà là, mais d’une pensée qui est son propre objet. C’est d’ailleurs pour cette raison que Hegel critique dans la plupart de ses œuvres, telles que la Phénoménologie de l’esprit, la Logique et l’Encyclopédie des sciences philosophiques, toute notion de vérité scientifique qui serait fondée sur l’observation d’une objectivité extérieure. Parce que tout simplement le genre de « vérité » qui s’y découle, se limiterait uniquement à la « certitude sensible ». Et celle-ci se présente comme une connaissance vraie et riche car elle se prétend un accès direct et immédiat à l’être, alors qu’au fond c’est une connaissance abstraite et pauvre. C’est donc l’apanage de ce que Hegel identifie à l’idéalisme subjectif de Fichte. Car celui-ci considère le monde comme la manifestation d’une immense conscience d’un seul sujet. Cependant force est de constater que le pouvoir absolu de la raison n’est pas à entendre ici, comme une naïve glorification de la pensée, mais bel et bien comme le refus de toute transcendance. De ce fait, la philosophie hégélienne est bien soucieuse de ne pas s’affirmer dogmatiquement mais se fait elle-même critique, une critique différente de celle kantienne, qu’elle invalide en instaurant la vraie et définitive révolution copernicienne de la pensée.
Les différents sens du concept de la réalité
Toute recherche authentique, et surtout philosophique doit s’intéresser à la question fondamentale : qu’est-ce que le réel ? Comment s’assurer de le saisir vraiment ? Cette interrogation peut paraitre évidente à première vue néanmoins, elle occupe la quasi-totalité des systèmes philosophiques notamment celui de Hegel. En effet, le rapport du philosophe à la réalité est véritablement différent de celui des autres démarches humaines de la pensée relatives au sens, et à la signification. Dès lors, le réel ne désigne pas seulement chez Hegel, ce qui a une réalité sensible ou une existence dans le temps et dans l’espace, mais bien plutôt, tout « ce qui est ». C’est la raison pour laquelle, Hegel laisse entendre que « ce qu’on appelle « réalité » est sujet à caution aux yeux de la philosophie : elle le considère comme quelque chose qui peut paraitre, mais qui n’est pas en soi et pour soi réel ». Cela dit, le réel ne se donne pas d’un coup sous sa forme totale comme tel. Alors, peut-on entendre par là, qu’il se livre de façon relative ? En effet, la réalité est complètement différente selon Hegel, de ce qui se déroule sous nos yeux. Ainsi, le sens du concept bouleverse les certitudes et les philosophes ne s’entendent pas sur la définition de ce qui est réel et donc, au-delà, sur la signification de l’opposition entre le concret et l’abstrait. Dès lors, ce que l’on a habituellement considéré comme réel, c’est-à-dire la matière tangible ou même les choses que nous manions pour notre maîtrise, notre enrichissement personnel, est devenu sujet à caution. Alors ne risque-t-on pas, en portant l’intérêt sur ce concept, de manquer l’originalité de chacun de ses moments, et de s’égarer dans une analyse formelle qui séparerait la réalité de son lieu d’inscription précis ? Cette objection éventuelle nous permet de prendre en compte tous les aspects du concept de la réalité dont l’originalité, dans son usage hégélien, tient précisément au fait qu’il soit partout convoqué. La réalité est alors de façon générale, tout ce qui existe, ou le fait d’exister. Cependant force est de reconnaitre qu’il ne s’agit pas ici uniquement de la « réalité matérielle» mais de la réalité qui se soutient de soi-même, indépendamment de la visée objective du sujet pensant. D’ailleurs, c’est la raison pour laquelle, Engels n’a pas manqué de préciser que selon Hegel, ce qui est réel est ce qui est nécessaire et pas tout simplement ce qui existe devant nos yeux. En effet, Engels écrit dans Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande que « la réalité n’est aucunement, d’après Hegel, un attribut s’appliquant pour toutes les circonstances et tous les temps à un état de choses social ou politique donné. Tout au contraire(…).Et ainsi, au cours du développement, tout ce qui était auparavant réel devient irréel, perd sa nécessité, son droit à l’existence, son caractère rationnel ; à la réalité mourante se substitue une réalité nouvelle, viable, pacifique ». Dès lors, la nécessité est selon Hegel, une des conditions sine qua non dans le déploiement de la réalité. Autrement dit, l’attribut du concept de réalité ne s’applique chez lui, qu’à ce qui est en même temps nécessaire. Donc ce qu’il importe de dire, en fait, c’est que la réalité hégélienne est à trouver dans le développement et la nécessité des choses. De ce fait, Hegel inaugure une nouvelle conception de la réalité, laquelle réalité est fondamentalement rationnelle. En effet, le rôle de la philosophie est selon lui, de transformer la réalité en contenu de pensée. Dès lors, il n’y a pas d’affirmation de la réalité en dehors de l’activité d’une pensée. Autrement dit, Hegel prétend saisir le tout de l’être sans restriction à l’aide la pensée. Et la vocation de la philosophie qui ambitionne de « tout comprendre » ou de « comprendre le tout » sera dès lors, de saisir l’absolu ou la totalité du réel, et de le contenir dans le concept. C’est en sens d’ailleurs, qu’il faut comprendre que l’Idée platonicienne soit plus réelle que les êtres individuels et sensibles qui en sont les reflets. Ainsi, il ne faut pas s’étonner, si le caractère intelligible de l’être a semblé plus réel que son aspect sensible. Car c’est cette primauté ontologique de l’Intelligible par rapport au sensible qui caractérise le platonisme. Cependant, la séparation platonicienne entre monde des Idées et monde sensible a été vivement critiquée par Aristote qui affirme par la suite l’immanence de la forme à la matière comme principe de détermination. De ce fait, Hegel considère que Aristote a le mérite d’avoir défini la réalité extérieure non pas comme simplement sensible, mais intelligible. Et voilà ce qui fait dire à Béatrice LONGUENESSE dans son ouvrage intitulé : Hegel et la critique de la Métaphysique : « Ce qui intéresse Hegel dans la position aristotélicienne, c’est la tentative de briser l’opposition entre l’intelligible et le sensible et de mettre fin à la séparation du sujet et de l’objet dans la pensée : la pensée ne pense jamais qu’elle-même et ses propres formes ». Cette nouvelle approche de la réalité qui consiste à mettre fin la séparation de la pensée et du réel, du sujet et de l’objet est justement le fondement de la philosophie hégélienne. Il s’agit dès lors avec Hegel, de considérer la réalité comme une totalité, mais une totalité qui est en relation. Et par conséquent, le monde ne nous offre à la fin, que le visage de réalités entièrement fermées sur elles-mêmes. Mais les nécessités internes du système suffisent à elles seules pour expliquer comment à l’aide d’une méthode de pensée profondément révolutionnaire, on pourrait arriver à révéler tous les sens du concept de la réalité. Et partant de ce point de vue, Hegel explique dans la Science de la Logique les différents sens que peut prendre le concept du mot réalité : « réalité peut paraitre être en un mot à plusieurs sens, parce qu’il est utilisé par des déterminations très diverses, et même opposées. Lorsqu’on dit de pensées, de concepts, de théories, qu’ils n’ont aucune réalité, cela veut dire alors que ne leur revient aucun être-là extérieur, aucune effectivité ; en soi, ou dans le concept (…)» . Sous ce rapport, Hegel considère qu’il est possible que l’homme se laisse imaginer des réalités qui n’ont aucune « effectivité », aucune objectivité réelle. Parce que cette pensée ou cette imagination est tout simplement dépourvue de contenu, en soi qui l’aurait rendu effective. Donc même si la réalité désigne une existence, elle ne désigne pas n’importe quelle existence, parce qu’elle est différente à un désir ou à un projet.
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Table des matières
Introduction
Première Partie : L’analyse du concept de la rationalité dans la philosophie de Hegel
Chapitre I : Une nouvelle approche de la rationalité
Chapitre II : La possibilité de saisir le vrai à l’aide de la raison
Chapitre III : L’interprétation rationnelle du monde
Deuxième Partie : L’analyse du concept de la réalité dans la philosophie de Hegel
Chapitre I : Les différents sens du concept de la réalité
Chapitre II : La conception hégélienne de la métaphysique dans l’énonciation du vrai
Chapitre III : La nécessité et la contingence dans la réalité hégélienne
Troisième Partie : L’unité de la pensée et de l’être
Chapitre I : Une nouvelle conception des rapports entre la pensée et l’être
Chapitre II : La critique hégélienne de l’idéalisme formel
Chapitre III : L’unité du subjectif et de l’objectif comme fondement de la connaissance effective
CONCLUSION
Bibliographie
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