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La dignité de protector domesticus et sa date d’apparition
Une dignité supérieure
Dans deux inscriptions de Rome du milieu du IVe siècle, on retrouve le qualificatif domesticus associé, non pas au titre de protector, mais à celui de comes. Le personnage connu par la première de ces inscriptions, Flavius Eugenius171, était maître des offices en Occident auprès de Constant, à une date mal déterminée entre 342 et 349. Il mourut avant d’atteindre le consulat, car il ne fut que designatus. Sa préfecture du prétoire n’était peut-être qu’honoraire172. Quant à Marcus Nummius Albinus, mentionné par le second texte, sa carrière n’est pas sans poser problème, car il faut sans doute l’identifier au consul de 345, mais on ne comprend pas pourquoi il se dit consul iterum173. Les deux personnages ont en commun le titre, inconnu par ailleurs, de comes domesticus ordinis primi. Faut-il suivre Jones, qui voulait y voir un équivalent de comes intra consistorium174 ? R. Scharf exprime un avis différent : un comes domesticus aurait été d’un rang supérieur à un comes intra consistorium, lui-même supérieur à un comes primi ordinis175. L’épithète domesticus serait donc venue rehausser une dignité déjà existante en soulignant la proximité avec l’empereur. Les comites intra consistorium constituaient déjà l’entourage du souverain ; les comites domestici auraient été les plus privilégiés d’entre eux176. S’il est évident que les protectores domestici n’appartenaient pas au consistoire, leur titre pourrait s’expliquer de la même manière, comme un rehaussement de la protectoria dignitas dénotant une proximité plus étroite que celle déjà censée caractériser les simples protectores177.
Il s’agirait alors d’un niveau supérieur au sein d’une même dignité. La structuration des dignités en différents niveaux est bien attestée pour les comites, qui sont dit primi, secundi, ou terti ordinis. Le perfectissimat était aussi, à la fin du IVe siècle, divisé en trois ordres178. À un niveau très inférieur, on retrouve une tripartition chez les castrensiani, largitionales et priuatiani, répartis en prima, secunda et tertia forma179. La mention unique de tribunus primi ordinis chez Lactance ne doit pas être écartée trop vite, car il semble que le tribunat ait été également considéré comme une dignitas : c’est dans ce cadre que les mentions tardives de tribuni praetoriani ou tribuni urbaniciani prennent tout leur sens180. Ces termes ne correspondaient plus à aucune réalité administrative ou militaire mais permettaient une hiérarchisation très fine des individus. Un comes domesticus et un comes intra consistorium étaient tous deux dans l’entourage impérial, mais le premier jouissait d’un rang plus élevé. De la même façon, protectores et protectores domestici étaient tous censés servir auprès du souverain, mais les seconds occupaient une position supérieure dans l’ordo dignitatum181
La date d’apparition des protectores domestici
La date d’apparition des protectores domestici a été discutée. Aucun nouveau document n’est venu éclairer ce débat, dont nous reprenons ici le détail182. Il faut écarter d’emblée la reconstitution de C. Vogler, confuse et construite uniquement à partir du témoignage d’Ammien Marcellin : selon cette historienne, les simples protectores se seraient distingués des protectores domestici au IVe siècle. Ils auraient été créés parallèlement aux agentes in rebus et, à partir de la suppression des arcani par Valentinien en 369, auraient remplacés ces derniers dans leurs fonctions183. Un examen plus attentif de la documentation montre qu’une telle hypothèse n’est guère tenable. Nous avons fait remonter assez loin dans le IIIe siècle l’origine des protectores, et rien ne permet de dire que les domestici aient existé avant eux.
Plusieurs utilisations du titre de domesticus doivent être écartées pour éviter tout risque d’anachronisme. La plus fameuse en est la mention du commandement des domestici par Dioclétien (n° C-001) en 284, que l’on retrouve chez Aurelius Victor, dans l’Histoire Auguste et plus tard chez Zonaras. Ce passage a parfois été pris pour argent comptant : ainsi R. I. Frank supposait que les protectores domestici existaient dès le règne d’Aurélien, et qu’ils étaient structurés en un corps présent à la cour sous les Tétrarques184. En cela, il se rapprochait de l’opinion de C. Jullian qui jugeait que l’apparition de ce titre avait eu lieu après celle de simple protector, mais avant 286185. A. H. M. Jones, s’il a vu l’anachronisme, a toutefois été abusé en pensant que l’Histoire Auguste datait de l’époque constantinienne186. Nous verrons plus loin qu’un prédécesseur du comes domesticorum existait sans doute à l’époque tétrarchique, sous un autre titre187. Encore plus douteuse est la mention d’un domesticus Maximiani imperatoris (n° 071) dans un texte hagiographique tardif, ainsi que le titre de domesticus donné au jeune Constantin (n° 053) par une Vita dérivée de l’Histoire ecclésiastique de Philostorge. Il faut chercher l’origine des domestici dans des témoignages plus fiables. Plusieurs commentateurs ont noté que le titre de protector domesticus apparait pour la première fois dans l’œuvre d’Ammien Marcellin en 354188. La première attestation juridique pose toutefois problème. En effet, le texte de loi le plus ancien faisant référence aux protectores domestici est la constitution CTh XII, 1, 38 : « Les mêmes Augustes [i.e. Constance II et Constant] à Anatolius, préfet du prétoire. Comme d’aucuns ont déserté les curies pour s’adjoindre au consortium des domestici ou des protectores, et que certains ont donné leur nom à la militia des scholares ou se sont agrégés aux officia des palatini, Nous ordonnons que, bannissant toute tromperie, ils soient rendus aux curies. Toutefois, afin que la durée du service ne paraisse pas négligée, que <seuls> ceux qui servent en armes dans le comitatus, s’ils n’ont pas atteint cinq années de service ni n’ont été amenés à combattre pour la défense de l’État, soient renvoyés. Ceux qui affichent la dignité du nom de palatin, s’ils portent l’origine curiale, s’ils sont en dessous de ce nombre d’années, devront être démis du service et rendus aux obligations de leurs villes. Nous ordonnons que les magistri peditum et equitum, le clarissime comes domesticorum, ainsi que le comes sacrarum largitionum, le magister officiorum et le castrensis, desquels dépendent toutes ces personnes, soient avertis de cela afin que, sur l’insistance de Ta Prudence qui écrira les noms de tous, chacun soit rendu à sa condition propre. Donné le dixième jour des calendes de Juin à Caesena, sous le consulat des Augustes Constance pour la quatrième fois et Constant pour la troisième fois189 ».
Protectores/domestici et notarii : un cas de cumul des dignités
Une documentation éparse mentionne des protectores ou domestici qui cumulent cette dignité avec le titre de notarius. Une seule inscription fait référence à un protector et notarius, Vitalis (n° 168). Deux lois du Code Théodosien mentionnent les domestici et notarii, en précisant qu’ils occupent un rang équivalent aux consulaires dans la hiérarchie des dignités211. De cette catégorie, on ne connaît qu’un ou deux individus : un dénommé Caecilius, uir spectabilis, notarius ac domesticus, prodecurio, à qui Théodose II ordonna de faire office de médiateur dans une obscure dispute en 433 (n° 191b), et peut-être un oikeios notarios chargé de ramener Jean Chrysostome à Constantinople après son bref exil de 403 (n° I-008). Il faut rapprocher l’une de l’autre ces catégories, qui devaient être, si ce n’est synonymes, au moins voisines.
Les notaires impériaux occupent un rôle très important à partir du IVe siècle. Chargés à l’origine du secrétariat impérial, il ne s’agissait plus d’individus de basse extraction, comme sous le Haut-Empire. Servant dans l’entourage de l’empereur et organisés en une schola, leur charge était assimilée à une dignitas, et ils pouvaient recevoir des missions de confiance, parfois similaires à celles de certains agentes in rebus ou protectores. Leur primicier, de rang spectabilis, était chargé de la mise à jour de la Notitia Dignitatum212. On rencontre, dès le milieu du IVe siècle, des tribuni et notarii, dont la titulature suit le même modèle que celle des protectores ou domestici et notarii, mais qui occupent un rang supérieur car ils sont égaux aux vicaires en termes de préséance213. Babut, trompé par cette terminologie, pensait que les notaires de l’Antiquité tardive étaient issus des rangs de l’armée, autrement dit des protectores, domestici, ou tribuni recevant des fonctions d’état-major214. H. C. Teitler, en retraçant l’histoire de l’institution, a rejeté ces vues, et a montré que les titres de tribunus et notarius et de protector/domesticus et notarius correspondaient à une gradation à l’intérieur de la schola notariorum215. Il faut attirer l’attention sur la constitution CTh VI, 10, 1, qui autorise les notaires à conserver leur ancien titre s’ils changent de service, s’ils prennent leur retraite, ou s’ils reçoivent une autre dignité216. Cette loi pourrait être comprise comme une autorisation de cumul de dignités217. Dès lors, les protectores/domestici et notarii devaient être des notaires ayant reçu la dignité de protector/domesticus sans abandonner leur titre de notarius. D’autres recevaient une dignité de tribun (prétorien), devenant dès lors des tribuni (praetoriani) et notarii.
Protectorat et carrières militaires au IVe siècle
Ces définitions préliminaires ont permis de resituer le protectorat dans un cadre social et institutionnel large. L’intégration de cette institution dans les structures de l’armée romaine tardive ne doit pas pour autant être négligée. Les études précédentes ont essentiellement porté sur ce dernier aspect, livrant diverses interprétations de la place du rang de protector dans une carrière militaire. Cette position était intermédiaire entre les simples soldats et le commandement supérieur. Un sermon du Pseudo-Macaire, à la fin du IVe siècle, compare la différence entre un protector et un général à celle opposant un simple officialis à un gouverneur de province, ou un ruisseau à l’Euphrate1. Un sermon de Maxime de Turin, au début du Ve siècle, place encore les protectores entre les milites et les rectores2. Enfin, dans une loi de Théodose II, les protectores sont opposés aux caligati3. Le caractère crucial du protectorat dans une carrière militaire ressort donc, et cette dignité a souvent été considérée comme un « séminaire d’officiers ». Cette position intermédiaire entre le rang et le commandement supérieur n’est pas sans rappeler celle des centurions du Haut-Empire.
Il ne s’agira pas ici de se contenter d’une approche classique de la Rangordnung : ayant montré ses limites pour le Haut-Empire, elle est peu adaptée à l’étude des carrières tardoantiques, moins bien documentées. S’il faut bien sûr se poser la question des filières d’accès au protectorat, nous chercherons surtout à mettre en évidence les mécanismes et les pratiques. Quels hommes étaient sélectionnés, et comment, pour devenir protectores ou domestici ? Il s’agira également de mettre en évidence le fonctionnement du groupe, en dégageant les caractéristiques de l’organisation interne des scholes de protectores et de domestici. Ces analyses tireront profit de la comparaison avec les institutions civiles palatines étudiées par R.
Entre mérite et suffragium : les voies d’accès au protectorat
Les modalités des évolutions de carrière de l’Antiquité tardive ont été peu étudiées. La documentation permet moins que pour l’époque antérieure de dessiner des schémas d’avancement, et bon nombre de problèmes relatifs à la hiérarchie subalterne restent encore obscurs5. Toutefois, le dossier des protectores à partir de l’époque tétrarchique est suffisamment fourni pour dégager les aspects principaux des promotions à ce rang. Il est nécessaire en premier lieu de s’interroger sur les filières de recrutement des protectores. Nous n’avons pas ici la prétention d’arriver à de grandes découvertes car le sujet a été déjà abordé par tous les historiens qui se sont un tant soit peu intéressés aux protectores6. Nous reviendrons sur les différentes filières qui permettaient d’accéder aux rangs de protector et de domesticus, et mettrons l’accent sur les écarts entre les discours impériaux, valorisant le mérite, et les réalités du suffragium. Signalons qu’une bonne partie de la documentation porte sur les domestici, et non sur les simples protectores, et qu’il n’est pas forcément avisé d’étendre les conclusions aux deux groupes. Ainsi, une loi fameuse du Code Théodosien résume bien la diversité des carrières menant au domesticat, mais ne dit rien du protectorat : « Les mêmes Augustes [i.e. Valentinien et Valens] à Severus, comes domesticorum. Comme Nous constatons que les personnes enrôlées dans la schole des protectores domestici y arrivent par des moyens divers, ainsi devra-t-il y avoir une diversité dans la dépense des sportules. Car il est injuste qu’après un travail assidu des hommes ne désirant rien d’autre que la gloire soient écrasés par de tels paiements. Cependant, Nous ordonnons que ceux-là paient seulement entre cinq et dix solidi de sportules aux primates. Mais Nous voulons que ceux qui parviennent à adorer la pourpre sacrée par le patronage ou la faveur de personnes puissantes payent cinquante solidi. Donné le quatorzième jour des calendes de septembre à Med(—), sous le consulat du divin Jovien et de Varronien7 ».
Cette loi adressée le 19 août 364 au comes domesticorum Severus a pour objet la différenciation des sommes que les nouveaux protectores domestici devaient verser au moment de leur entrée dans leur schole. Les empereurs trouvaient en effet injuste que des hommes qui s’étaient distingués en portant les armes payent autant que ceux n’obtenant le titre que grâce à l’appui d’individus puissants. Cette distinction entre la promotion au mérite et celle due au patronage correspond à un discours impérial plus large, et l’examen des carrières permet de retrouver un tel clivage. Néanmoins, la limite s’avère, dans les faits, plus floue que la législation pourrait le laisser penser.
Le mérite comme idéal
L’idéal du mérite dans la militia tardive
Comme l’écrivait A. H. M. Jones, « ideally, entrants to the corps were soldiers who by meritorious service had proved their worth8 ». Le Code Théodosien insiste sur l’importance du mérite pour devenir – et rester – protector. Le législateur rappelle que les hommes travailleurs doivent toujours prévaloir sur les oisifs, et menace de dégradation tout protector ou domesticus s’étant absenté trop longtemps de la cour sans ordre de mission9. Cette législation sur les protectores et domestici rejoint le discours impérial plus large relatif aux conditions d’avancement dans l’armée, que ce soit au sein d’une unité ou pour accéder à des fonctions de commandement10. Nous retrouvons ici l’idéal antique du labor militaris : le travail fortifie le corps, mais aussi l’esprit11. En théorie, le labor, et donc le mérite, est la condition première pour obtenir une promotion : cette valeur semble un peu oubliée par les soldats de l’époque théodosienne, puisque plusieurs lois tentent de lutter contre la corruption12. Comme l’a montré J.-M. Carrié, labor et sudor sont indissociables13, faisant presque office de valeur morale, et sont intimement liés à l’idéal de uirtus. La présence de ce motif récurrent dans le discours impérial14 répondait aussi aux attentes de la troupe, comme lorsque Julien, proclamé Auguste, promettait à ses soldats que le mérite serait désormais la seule voie de promotion15. Cet idéal est encore affirmé à la fin du Ve siècle par l’empereur Anastase, comme l’atteste une importante inscription de Pergé récemment éditée par F. Onur16. Se faire remarquer par ses supérieurs ou par l’empereur en personne était le moyen le plus rapide pour accéder à la protectoria dignitas depuis le rang. Certains soldats, lorsque l’empereur était présent sur un champ de bataille, n’hésitaient pas à combattre sans casque, au mépris du danger, en espérant être reconnus, probablement pour obtenir une promotion17. Le soldat Vitalianus (n° 114) fut récompensé par l’octroi du protectorat après une mission effectuée avec le tribun Valentinien pour l’empereur Jovien18. Mais cet exemple reste isolé : en règle générale, la longueur du service, l’ancienneté au sein de la troupe, ainsi que l’assiduité, sont les principaux indicateurs du labor militaris19. Les règles d’accession au protectorat étaient donc, dans la législation, les mêmes que celles censées avoir cours dans l’ensemble de la militia armata, mais également dans l’administration civile, comme l’a bien montré G. Cecconi20. Comment ce discours se traduisait-il dans la pratique ?
La naissance, moyen d’accès privilégié au protectorat
Au moins dès le milieu du IVe siècle, et malgré la rhétorique de la législation impériale, les protectores et domestici n’étaient pas tous issus du rang. Un patron influent, une position sociale privilégiée, ou une bourse déliée devant les bons interlocuteurs pouvaient permettre d’entrer dans la militia impériale directement en tant que domesticus, et peut-être en tant que simple protector54. Dans la documentation, il est difficile de reconnaître avec certitude un individu directement nommé, car on ne peut jamais prouver qu’un service antérieur n’a pas existé. Les seuls indices sont un âge assez bas ou la mention d’un père influent. Il faut cependant garder à l’esprit la possibilité d’une carrière éclair dans les rangs, précédant la promotion55. Nous avons regroupé dans le tableau suivant les protectores domestici ayant manifestement bénéficié d’un accès immédiat à la dignité. Les données ne présentent pas de réelle rupture entre le IVe et le Ve siècle.
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Table des matières
Introduction générale
PREMIÈRE PARTIE – Les protectores et les transformations de l’armée romaine au IIIe siècle
Chapitre I – Les premiers protectores
Chapitre II – Les protectores Augusti et les transformations du corps des officiers
Chapitre III – Les protectores Augusti et les transformations de l’ordre social et politique
DEUXIÈME PARTIE – Les protectores et les domestici dans l’Empire romain tardif (v. 300-v. 450)
Chapitre IV – Protectores et domestici dans l’Empire tardif : problèmes de définition
Chapitre V – Protectorat et carrières militaires au IVe siècle
Chapitre VI – Le métier de protector : une approche centrée sur l’expérience
Chapitre VII – Les identités multiples des protectores
Chapitre VIII – Le comes domesticorum, un membre de l’aristocratie militaire
TROISIÈME PARTIE – Les protectores entre Orient et Occident (Ve-VIe siècles).
Chapitre IX – Protectores et domestici dans l’Empire d’Orient, Ve-VIe s.
Chapitre X – Protectores et domestici dans l’Occident post-impérial
Conclusion générale
Introduction au catalogue prosopographique.
Prosopographie des protectores
Prosopographie des comites domesticorum
Prosopographie des incerti
Annexe I – Traduction de la législation De Domesticis et protectoribus.
Annexe II – Chronologie et résumés des lois concernant les protectores et domestici
Annexe III – Lois adressées et relatives aux comites domesticorum
Annexe IV – Le bouclier au chrisme des gardes impériaux
Annexe V – Illustrations
Sources et bibliographie
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