LES PROMOTIONS DE CHARTISTES
La fabrication des différences sexuées
La socialisation de genre fait apparaître l’existence de normes sexuées de comportement créées dans l’enfance qui régissent la vie des individus. Ce façonnage des identités intervient dès l’enfance avec la famille et l’école qui créent des rôles de sexes. Par la socialisation familiale, les parents ont des interactions et des attentes différentes selon le sexe de leur enfant. Les pratiques éducatives exercées sont différenciées comme l’est l’interprétation des comportements. Le garçon doit être robuste, la fille délicate. Ce que chaque individu apprend par la socialisation de genre détermine la vision qu’il a de lui-même, la place qu’il prend dans la société. Ces rôles féminins et masculins pré-définis se prolongent dans le cercle scolaire. En salle de classe, le garçon doit être dégourdi et dissipé et la fille sérieuse et docile. Les garçons occupent l’espace de la salle de classe, l’attention de l’instituteur.rice alors que l’on attend des filles de la passivité. L’année 1975, proclamée l’année internationale des femmes, s’achève dans un antiféminisme ambiant.
En témoigne la déclaration datée du 30 décembre 1975 de Bernard Pivot dans son émission sur Antenne 2 « L’Année de la femme, ouf … c’est fini ». Du point de vue institutionnel, cette année marque la mise en place de nombreuses mesures visant à l’égalité des chances scolaires. Un changement s’était toutefois opéré avant cette année car après une longue période d’inégalités en terme de scolarisation des filles, on constate une amélioration d’accès au savoir et aux positions scolaires dans les années 1960. À partir de cette période, les filles cherchent à assurer leur vie professionnelle par le biais des études. Les mesures de l’année 1975 visent à ancrer ces évolutions de manière durable dans la société.
Le taux de scolarisation des filles prend alors de l’importance et tend à égaler et dépasser celui des garçons. En 1970, dans le secondaire en France, on compte 42,1 % de garçons et 49 % de filles4. L’année 1971 est charnière, les bachelières rattrapent numériquement les bacheliers. Pour Baudelot et Establet5, c’est un ensemble d’évolutions sociales et politiques de l’époque comme l’urbanisation, des réformes pour le secondaire, qui ont ouvert l’accès au baccalauréat aux jeunes gens, y compris aux filles. La tendance est similaire pour la réussite scolaire des filles qui a dépassé celle des garçons. Avec leur tableau, Baudelot et Establet veulent montrer que « les filles confirment leur supériorité »6.
Si les bonnes performances scolaires des filles à l’école se poursuivent dans l’enseignement supérieur, on ne constate pas de véritables inégalités de réussite scolaire selon le sexe à ce niveau. Les inégalités sexuées tendent à s’estomper avec l’élévation du niveau d’études. Toutefois, jusque dans les années 1950, les études supérieures n’apparaissent pas comme une évidence pour les filles. Le diplôme de fin d’études secondaires marque souvent le point final de leurs études quand il constitue des possibilités pour le supérieur pour les garçons. Aujourd’hui, la tendance s’est inversée car les femmes sont majoritaires à l’université, elles sont scola risées plus longtemps que les garçons.
Dans ce graphique, la période 1960-1975 amorce une parité à l’université qui est largement atteinte aujourd’hui et ce, depuis le milieu des années 1980. C’est aussi une période d’évolution constante qui permet d’atteindre une relative stabilité depuis les années 2000. Aussi, il existe une « ségrégation sexuée9 » dans les filières choisies de l’enseignement supérieur. L’orientation des filles et des garçons est déterminée par les filières qui sont socialement associées à leur sexe. Les filières scientifiques sont généralement attribuées aux garçons, notamment avec des études d’ingénieur. En 1975, les bacs C et M (mathématiques, sciences physiques et mathématiques, techniques) comptaient respectivement 33,8 % et 4,2 % de candidates10. Les mathématiques sont une science dite « exacte », « pure » demandant de la réflexion et des capacités intellectuelles. Si bien que cette discipline est devenue un apanage masculin. Aux filles, on attribue traditionnellement les filières littéraires, dites « relationnelles » et les filières de la santé, qui renvoient au care ; des qualités que les hommes n’auraient pas naturellement comme la douceur, l’attention. Ce sont des filières qui nécessitent le soin et la prise en charge des enfants et des personnes dépendantes. Ainsi, les filles sont confortées dans leur futur rôle de mère. Aussi, elles sont destinées à un éventail moins large de filières. De plus, ce sont des filières qui offrent moins de considération et une moindre rémunération sur le marché du travail.
Des « métiers de femmes »
Si les formations restent différenciées, il en est de même pour les secteurs professionnels. Encore aujourd’hui, certains métiers sont ordonnés selon le sexe. Il y aurait un genre des métiers qui reviendrait à penser que, selon les normes sociales, il y aurait des qualités spécifiques aux hommes et aux femmes qui les orientent vers certains métiers. C’est la division sexuelle du travail qui impliquerait l’existence de « métiers d’hommes » et de « métiers de femmes ». L’ouvrage d’Yvonne Guichard-Claudic, Danièle Kergoat et Alain Vilbrod définit cette division sexuelle du travail, elle « découle de rapports sociaux de sexe socialement et historiquement situés. Le concept de rapports sociaux de sexe met l’accent sur les tensions qui opposent le groupe social des femmes et celui des hommes autour d’un enjeu, en l’occurrence le travail et ses divisions »14.
Depuis les années 1960, l’activité féminine a augmenté, élargissant la population active. Si le salariat se féminise, le secteur tertiaire prend aussi de l’importance. La féminisation de la population active permet à la société d’évoluer, notamment en faveur de la place qu’occupent les femmes. Le travail offre alors une possibilité d’indépendance des femmes face à leur mari. En parallèle, on assiste à des évolutions structurelles. En 1965, la tutelle maritale sur les femmes est supprimée, le taux de divorce augmente, la contraception et l’avortement se libéralisent, un mouvement féministe entre sur la scène politique. Pour Margaret Maruani, ces évolutions sont certes à corréler mais surtout, « forment un tout »15. En 1962, en France, les hommes représentaient 13,4 millions des actifs et les femmes 6,6 millions. En 2010, la représentation des hommes n’avait que peu évolué pour atteindre 14,7 millions et celle des femmes avait explosé en atteignant 13,2 millions des actifs16. Cette poussée de l’activité féminine a encouragé la salarisation de la population active. Au début des années 1950, en France, les deux tiers des actifs étaient salariés, les trois quart en 1968, et 90 % en 2010. Dès les années 1960, cette progression de la salarisation a été plus rapide et plus importante chez les femmes que chez les hommes. L’emploi salarié masculin a augmenté de 16 % entre 1962 et 1982 et de 57 % chez les femmes17.
Les grandes écoles
lieux de clivages ? C’est à partir des années 1970 que les grandes écoles, autrefois réservées aux hommes, se féminisent. Dès sa création en 1945, l’École nationale d’administration est souhaitée mixte mais elle diplôme pendant longtemps une minorité de femmes. De 1946 à 1973, les femmes ne représentent que 4,35 % de l’effectif des promotions. À partir de 1973, les effectifs des femmes s’améliorent dans les promotions de l’ENA, passant de 13 % cette année-là à 22 % en 1986. Bien que dans sa globalité ces chiffres restent relativement faibles, cette stabilisation, à plus de 20 % de femmes à l’École est encourageante. Ces années 1970 ont été charnières pour l’École, notamment par l’entrée massive des femmes qui renouvelle la génération d’énarques. C’est une génération d’énarques qui est déterminée à réussir ses études, qui souhaite pouvoir concilier et mener à bien sa vie privée et sa vie professionnelle30. Toujours minoritaires, les femmes ne représentaient qu’un tiers des effectifs de promotions dans les années 200031.
L’École polytechnique, elle, voit sa première major de promotion être diplômée en 1972, un an après l’instauration de la mixité en 1971 mais le nombre de polytechniciennes reste très faible. Il avoisine les 8 % depuis l’ouverture de l’école aux filles et il n’a guère augmenté depuis les années 198032. C’est dans ces années que les Écoles normales supérieures deviennent mixtes, en 1981 pour Fontenay et Saint- Cloud, 1986 pour Ulm et Sèvres. Ces deux dernières écoles avaient une particularité, Ulm était de tradition masculine et Sèvres, de tradition féminine. Avant la fusion des deux établissements, les « Ulmiens » étaient réticents à se voir associés à des femmes, qui terniraient l’image de leur formation. La mixité a, au contraire, encouragé la tolérance envers les individus sans distinction de sexe. Le concours commun aux Ulmiens et aux Sévriennes mis en place à partir de 1986, a obligé les hommes à reconnaître que les femmes pouvaient être tout aussi brillantes dans un domaine où les hommes ont une supposée supériorité33.
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Table des matières
INTRODUCTION
LES INÉGALITÉS HOMMES-FEMMES DANS LA FONCTION PUBLIQUE
1 La vision traditionnelle de la femme dans la société
1.1. La fabrication des différences sexuées
1.2. Des « métiers de femmes »
2 La formation des futures élites
2.1. Les grandes écoles : lieux de clivages ?
2.2. Les femmes parmi les chartistes : l’intégration à une identité collective
2.3. Mai 68 à l’épreuve des grandes écoles
3 L’entrée dans la fonction publique
3.1. Les femmes et l’administration
3.2. L’accès des chartistes à la fonction publique
3.3. Les femmes archivistes et bibliothécaires face au plafond de verre
BIBLIOGRAPHIE
ÉTAT DES SOURCES
LES PROMOTIONS DE CHARTISTES : UN AVENIR PROFESSIONNEL À DÉTERMINER
1 La fabrique à chartistes
1.1. L’entrée à l’École des chartes, un choix volontaire ou inconscient ?
1.2. La réussite dans la poursuite d’études
2 La finalité professionnelle des archivistes paléographes
2.1. Une légitimité graduelle pour les femmes
2.2. Des obstacles dans la carrière d’archiviste paléographe
2.3. La diffusion du savoir des chartistes et leur participation à l’intérêt général
CONCLUSION
ANNEXES
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