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Est-ce qu’on peut connaître une ville sans y habiter ?
Départ pour Hambourg avec Hivi. Jenny, Joseph et Marcel sont déjà partis.
On prend un covoiturage : plus de train à cause d’une tempête qui a eu lieu jeudi : des arbres sont tombés sur les rails.
En soirée, les gens font des grimaces, ou exagèrent leur réaction quand nous disons qu’on vient de Brême. Hivi ressent le besoin de mentionner qu’elle vient de Berlin, j’ai l’impression que c’est parce qu’elle a honte.
Je parle avec Johannes, le coloc de Felix (ayant un appartement à Hambourg Barmbek) :
« -Je fais des études d’Erasmus à Brême.
-Ah j’aime pas Brême !
-Pourquoi ?
-Je sais pas.. [l’air gêné] j’aime pas.. quand je compare à Hambourg, fin… voilà.. »
Il était devenu tout gêné. Un sourire coincé s’est affiché sur son visage et ses joues sont devenues rouges de honte : je l’avais embarrassé.
Alors que juste avant, il rigolait en se moquant de la ville, comme si c’était une chose normale, comme si c’était acquis. Un peu comme des blagues utilisées tout le temps mais jamais vraiment réfléchies. Il avait l’air d’être sûr de lui et tout d’un coup il était tout penaud.
Je me suis expliquée en disant que je ne le jugeais pas. Mais il n’a pas pu me spécifier pourquoi il n’aimait pas Brême. Il y va travailler un jour par semaine.
Il rajoute, comme pour se rattraper : « mais je suis sûr que quand on connaît il y a forcément des endroits sympas hein ! ». Lorsque je proposais à Johannes de venir à Brême pour peut-être mieux découvrir la ville, ma colocataire Hivi est arrivée au cours de la conversation : « mais il connaît Brême il va y travailler un jour par semaine ! » Mais pourtant, on ne connaît pas une ville en y passant de manière hebdomadaire et seulement pour y aller travailler.
Johannes pose la question de : comment connaît-on une ville ? Est-ce qu’on peut connaître une ville en étant de passage? Est-ce qu’on peut connaître une ville sans y habiter ?
Johannes fait un trajet quotidien, une routine, un itinéraire répété. En ajoutant, «mais je suis sûr que quand on connaît il y a forcément des endroits sympas hein ! », cela confirme qu’il n’est jamais allé boire un verre ou ne s’est jamais baladé à Brême. La ville qu’il a perçue, il l’a vue de la fenêtre du tram ou de sa voiture. Il l’a entrevue pendant le court parcours entre son moyen de transport et l’endroit où il travaille. [suppositions]
Pourtant, « c’est en marchant qu’il apprend à voir.. »*
Alors, Johannes ne pouvait pas vraiment connaître Brême. Comment peut-il juger cette ville en un clin d’oeil alors qu’elle a subi une importante reconstruction urbaine. Il faut y passer plus de temps, y habiter vraiment pour comprendre tous les lieux informels, les événements cachés qui s’y passent. Et pour découvrir ses recoins, ses surprises, il est important d’en connaître ses habitants.
Nous sommes dans une société où l’information vient à nous, où nous sommes habitués aux métropoles (lui venant de Hambourg) dans lesquelles nos sens sont stimulés de manière excessive. Brême étant une ville informelle, ces informations ne sont pas transmises aux mêmes endroits. Bien qu’elle soit métropole, il faut arpenter et s’intéresser à la ville pour rencontrer ces lieux. Il faut donc se mettre dans la posture de l’arpenteur, du flâneur, du voyageur. Par exemple, le quartier Viertel, est lui déconnecté du centre. Situé à l’Est, Il est séparé naturellement par le Wallanlange (anciens remparts de la vielle ville) et les habitations y sont plus résidentielles. Pourtant, le Viertel est un des quartiers les plus dynamiques de Brême (cf itinéraire de Matthias).
Finalement, peut-être que Johannes ne s’est jamais vraiment intéressé à cette ville, elle fait partie de sa routine, de son quotidien. Il s’y déplace par obligation professionnelle. Je pressens alors à ce moment là, le caractère blasé du citadin.
Cet habitué de la haute densité urbaine ne s’étonne plus de rien. Il ne s’émerveille plus, il a déjà vu plus impressionnant, il a déjà vu plus grand, plus monumental…
Déconnections
Je suis toujours à Hambourg, il n’y a presque aucun transport pour revenir sur Brême. Aucun train, sur le site de la Deutsche Bahn, les « alternatives » demandent d’effectuer trois changements pour une durée totale de 3h30.
Plus aucun « Flexibus », ces bus qui tournent 24/24h et qui partent toutes les heures. Sur le site « Blablacar », les covoiturages partent comme à la bourse. Il faut être rapide, être tout le temps sur son portable. Avoir un smartphone avec une bonne connexion internet pour réserver en ligne, c’est essentielle dans la vie contemporaine dans laquelle nous évoluons. Je me demande comment font les gens qui n’en ont pas, qui n’ont pas les moyens d’en acheter car aujourd’hui, on est informés et guidé de tout par nos smartphones. La technologie tend à vouloir nous « faciliter » la vie. Mais sans elle, on se retrouve démuni.
Je réalise en me promenant dans Hambourg, en arpentant les rues, que je suis en lien direct avec l’environnement qui m’entoure ; mais que la seule manière de rentrer chez moi : c’est par le biais de mon portable.
Je me pose alors dans un parc pour réfléchir. J’observe les jeunes autour de moi. Certains sont allongés dans l’herbe, d’autres discutent entre eux, d’autres encore sont en groupe mais ne se parlent pas. Les yeux rivés sur leur smartphone, ils tapotent dessus de manière effrénée. La vue est pourtant magnifique, les arbres et leurs feuilles bariolées automnales sont un spectacle en eux-même. Je suis encore marquée par l’attitude désinvolte de ces jeunes. Il me semble que plus rien n’existe autour d’eux, ils semblent désabusés, complètement indifférent à ce qui les entoure.
Je croise Johannes dans le couloir de l’entrée, il me dit qu’il part travailler.
Je lui demande ce qu’il fait. Il me répond qu’il travaille pour Telekom (la plus grande société allemande de télécommunication). Son travail consiste à communiquer avec des clients au téléphone pour les conseiller et les aider lors de problèmes d’après-vente. Il travaille environ 3-4 jours par semaine et peut s’organiser comme il le souhaite. C’est un « mini-job ». Il me dit qu’il ne l’aime pas mais ne s’en plaint pas.
Plus tard, Johannes me raconte son parcours de vie. Il a 29 ans. Il est arrivé en Allemagne à 6 ans. Il est né au Kazakhstan sous le nom de ‘Vania’ et a grandit dans une petite ville de culture Allemande. « A mon arrivée, on m’a demandé de changer de nom parce que ça ne faisait pas assez « Allemand »». On m’en a proposé 3, j’ai choisi « Johannes ». »
Incertitude
Kristin est revenue. Elle était partie 10 jours en Géorgie en vacances et profitait d’aller à l’étranger pour déconnecter avec son travail. Pourtant, aujourd’hui elle nous dit avec un sourire : « je rêvais de mon travail tous les soirs ! ». Un sourire qui cache tristesse et fatigue ?
Kristin a 26 ans. Elle travaille dans un centre social qui accueille des réfugiés.
Elle leur donne des cours de théâtre pour leur permettre de se libérer par la création. Son travail a l’air de lui prendre beaucoup d’énergie émotionnelle, ce qui ne m’étonne évidemment pas. Kristin parle souvent des choses avec une timidité et une naïveté certaine dans sa voix. Elle a toujours un sourire qui cache parfois une profonde exténuation.
Recherche d’émancipation
A 9h ce matin, je croise Marcel, il va travailler. Marcel a 26 ans et travaille à mi-temps dans un magasin de chaussures qui « donne la sensation de marcher pied nu ». Apparemment, il prodigue aussi quelques cours de Yoga, mais pas régulièrement. C’est compliqué de savoir ce que fait Marcel.On ne parle jamais ensemble de sujet dits ‘sérieux’. Je sens que la langue est toujours une barrière entre nous, Marcel cherche toujours ses mots. Je sais qu’il est censé partir de la colocation dans 2 semaines pour habiter dans la maison (pas encore finie) de Jenny. Il veut se confronter à une façon d’habiter plus archaïque(1). La maison de Jenny n’a pas encore de poêle, pas encore d’accès à l’eau, pas encore de porte, pas encore de sol « fini ». La couverture extérieure et l’étanchéité ne sont pas encore finies non plus. Ce qui me perturbe dans la volonté de Marcel, c’est qu’il n’est pas très investi dans la construction de la maison. Pourtant, il devrait l’être, car le ‘deal’ entre Jenny et Marcel est que Marcel prenne en charge la fin des travaux lui-même, donc dès la semaine prochaine. Il a l’air de subir la situation, pourtant il l’a initiée et l’a choisie.
Quand je lui en parle, que je lui demande, sa réponse est brève avec un sourire forcé et un hochement de tête.
Marcel projette alors de passer l’hiver dans la maison de Jenny, dans l’idée de revenir à une frugalité et une simplicité de vie. Ce qui est intéressant c’est que ce projet lui permet de simuler une émancipation, ou en tout cas de l’aider à se projeter dans celle-ci. Même si, en regardant les faits, cette maison ne sera jamais un lieu de vie à l’année (pas d’isolation, pas d’eau courante, pas de chauffage) : le logement n’est pas fini. Cette cabane représenterai alors une vie meilleure métaphorisée, mais ne permettra jamais de résoudre ce besoin réel d’émancipation(2).
CNRTL : action de se libérer, de se dégager d’une dépendance morale, des préjugés de son époque, etc. L ‘émancipation de la pensée; émancipation politique, intellectuelle; l’émancipation sexuelle.
La cabane et sa construction représente et symbolise alors une action, une mise en mouvement du corps et de l’esprit contre une société en constante accélération, dans laquelle il est difficile de s’opposer.
La réponse de Jenny et de Marcel est en ce sens assez radicale, et invoque la volonté d’un retour à une vie frugale et sobre. Cependant, dans la réalité des faits la cabane est une source de conflit, car ce projet utopique(3) est rattrapé par une réalité intransigeante, inexorable.
Affect
« Je vais à Hambourg le week-end prochain » me dit Jenny. Je lui ai demandé avec malice «Ah finalement tu aimes de nouveau Hambourg? » Elle m’a alors parlé de sa relation, en disant que son ami Joseph lui manquait énormément, et qu’en conséquence elle allait le rejoindre à Hambourg pour le week end.
Elle ajoute après quelque temps d’hésitation: « finalement, j’aime peut être bien Hambourg… le week-end dernier je me suis dit qu’il y a des rues qui pouvaient être comme celles de Berlin […] et puis à Hambourg, je n’avais personne à part des gens avec qui je me suis fâchée … ».
Je me suis rendue compte que l’image de la ville dépend finalement plus de la relation avec les gens qui y habitent. Ce qu’évoque Jenny me renvoie à ma condition d’étudiante en architecture et en urbanisme. Dans mes études, je tends à penser qu’une ville peut-être plus attractive qu’une autre, qu’on peut s’y sentir mieux par son atmosphère, par sa configuration, par ses espaces urbains etc. Et pourtant les villes – quand elles ne sont pas juste visitées – sont souvent façonnées par les gens qui y habitent. La projection qu’on se fait de la ville serait donc liée à l’affect social et personnel.
Entourer et être entourée
J’ai accompagné Jenny à sa maison.Je l’ai aidé à appliquer la couverture extérieure.
Des connaissances, des amis passent la voir dans la journée. Ce sont soit des voisins ayant eux aussi un jardin, soit des personnes faisant partie du groupe de thérapie qu’elle suit chaque semaine. Ce sont en fait aussi des amis, des gens qui viennent lui donner un coup de main pour l’électricité, pour des conseils de structure par exemple. Sa profession et son habitat se situent dans le même lieu : dans un an elle va habiter à cet endroit, et va travailler dans le même environnement.
Elle m’a enfin parlé de son travail, et m’a dit que c’était plutôt un groupe de conseil que de thérapie – elle travaille sur les angoisses, les peurs. Le travail qu’elle fait avec ses ‘patients’ l’aide aussi dans son travail personnel.
Les jeunes urbains allemands, aujourd’hui mélancoliques ?
Pour commencer, comme je l’avais annoncé en introduction, la méthode inductive que je mène à travers mes chroniques m’a permis de dégager de nouveaux questionnements. Par la rencontre des « vrais » habitants de Brême dans ma colocation, j’ai pu redécouvrir cette ville avec eux. J’ai pris conscience que la notion de centre ville était subjective. La grande place n’est pas un lieu très pratiqué par les colocataires qui préfère le quartier de Viertel, plus alternatif. En effet, les bars associatifs, les cafés « tendances », les nombreux restaurants « veggies », correspondent plus à la sensibilité de mes colocataires. Ils s’identifient plus à ces lieux, car ils en partagent la philosophie et l’image qui en émane, contrairement au centre historique avec ces vieux édifices anciens, ces boutiques en masse, et ces églises. Pour Jenny, nous pourrions supposer que sa carte mentale de Brême se dessinerai avec en son coeur les jardins partagés qui cristallisent l’ensemble de ses activités.
Ensuite, à propos de la déprise urbaine de la ville de Brême, un début d’explication pourrai commencer à s’esquisser. Le rejet de la ville d’Hambourg par certains Brêmois n’est pas forcément lié à la ville et à sa forme mais plus à l’image qu’elle représente, au stéréotype qu’elle véhicule. Hambourg, deuxième plus grande ville d’Allemagne, est la « ville du travail », une ville où l’on gagne bien sa vie (les salaires y sont plus élevés qu’à Berlin par exemple), une ville où l’on devient riche et caricaturalement elle devient la ville du « grand méchant capitalisme ». Il est quand même important de relever un paradoxe dans ce jugement.
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Table des matières
Introduction
Stéréotypes, Brême ville boudée
Les projections du système Allemand
Première approche à Brême
Arrivée à Falkenstrasse, 18
Méthodologie de l’enquête
La « disruption »?
Journal – première partie
Conclusion du journal – première partie
Le freimarkt
Les itinéraires
Journal – partie novembre
Conclusion
Bibliographie et crédit photographique
Remerciements
Plan en annexe
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