Les procédés d’écriture moderne et postmoderne

L’autofiction

   L’autofiction est un néologisme créé en 1977 par Serge Doubrovsky, critique littéraire et romancier, pour désigner son roman Fils. Cette notion d’autofiction est surtout évoquée à la quatrième de couverture. Doubrovsky définit l’autofiction ainsi : L’interprétation du rêve se reversera dans l’explication du texte racinien, dont la nouvelle lecture permettra de relire en retour la vie du narrateur, qu’on aura suivi entre-temps, après la visite au « psy », à travers le tintamarre solitaire de New York, les silences calfeutrés de l’université, jusqu’à la salle de classe où s’accomplit sa jouissance : le dénouement. Autobiographie ? Non. Fiction, d’événements et de faits strictement réels. Si l’on veut, autofiction, d’avoir confié le langage d’une aventure à l’aventure d’un langage en liberté. L’autofiction est un genre littéraire qui se définit par un pacte oxymoronique ou contradictoire associant deux types de narrations opposées : c’est un récit fondé, comme l’autobiographie, sur le principe des trois identités (l’auteur est aussi le narrateur et le personnage principal), qui se réclame cependant de la fiction dans ses modalités narratives et dans les allégations péritextuelles (titre, quatrième de couverture…). On l’appelle aussi « roman personnel » dans les programmes officiels. Il s’agit en clair du croisement entre un récit réel de la vie de l’auteur et un récit fictif explorant une expérience vécue par celui-ci. L’autofiction est le récit d’événements de la vie de l’auteur sous une forme plus ou moins romancée (l’emploi, dans certains cas, d’une narration à la troisième personne du singulier). Les noms des personnages ou des lieux peuvent être modifiés, la factualité mise au second plan au profit de l’économie du souvenir ou des choix narratifs de l’auteur. L’autofiction laisse également une place non négligeable à l’expression de l’inconscient dans le récit de soi. Pour Serge Doubrovsky qui a baptisé ce genre, des textes d’autofiction existaient bien antérieurement, l’autofiction est une fiction d’événements et de faits strictement réels. La théorie littéraire de langue anglaise comporte deux notions proches de l’autofiction : faction (mot-valise regroupant fact et fiction) et autobiographical novel. La faction est tout texte mêlant une technique narrative empruntée à la fiction et un récit portant sur des faits réels. L’autofiction est une forme diverse de l’écriture sur soi et du récit de vie. À travers les modes d’écriture en plein essor, l’écrivain cherche à marquer son empreinte dans son roman. Ainsi, Jean-Christophe Rufin se substitue à son personnage. Dans L’Abyssin, Jean-Christophe Rufin délègue son caractère à son personnage principal. Même à travers le prénom du personnage central, nous pouvons dire peut-être que l’auteur s’est inspiré de son propre prénom pour le nommer. En plus, son personnage est un grand voyageur comme lui. En ce qui concerne notre étude sur l’autofiction, nous n’allons pas nous appesantir sur les critères qui permettent de reconnaître une œuvre comme autofictionnelle mais plutôt dégager certains éléments qui se rapportent à la vie de l’auteur. Ainsi, Poncet, à l’image de l’auteur JeanChristophe Rufin a exercé la médecine dans plusieurs villes et c’est ce que confirment les propos suivants: Officiellement installé comme apothicaire, Poncet qui n’était titulaire d’aucun diplôme, exerçait la médecine à titre tout à fait illégal. Les Turcs ne trouvaient pas rien à redire, mais, pour ses compatriotes, surtout figuraient parmi eux des médecins patentés ce qui n’était pas le cas heureusement à ce moment-là au Caire-, il était suspect. Sans cesse sous le coup d’une dénonciation, il avait déjà dû quitter deux autres villes pour ce motif. Nous constatons donc que les traces de la vie de l’auteur sont omniprésentes dans L’Abyssin, récit autofictionnel. La vie réelle de Jean-Christophe Rufin est surtout assimilable à la vie de Jean-Baptiste Poncet dans le roman. Cette ressemblance entre les deux peut s’opérer au niveau de leur fonction qui est celui de médecin. Cependant, L’Abyssin est une œuvre capitale qui fait l’éloge du métier de médecin. Nous pouvons dire que l’auteur semble faire l’éloge de son propre métier qui est celui de médecin à travers le roman. Il montre les privilèges et les considérations que peut donner le métier de médecin dans la vie. C’est peut-être dans ce contexte que l’auteur met en place des personnages qui semblent avoir les mêmes caractéristiques que lui. Et, les métiers qu’ils exercent sont très crédibles. Dans L’Abyssin, avant que le personnage Jean-Baptiste Poncet n’entreprenne le voyage pour L’Abyssinie, il prodiguait des soins aux Pachas du Caire. Ces soins lui ont valu beaucoup de considérations au point qu’ : Une petite foule d’estropiés, de mendiants, et de simples gens, attroupée par la rumeur de son voyage, l’accompagna dans les ruelles, faisant fuir les chiens pelés qui dormaient à l’ombre et relever prestement leur voile aux femmes qui tendaient la tête sous les persiennes. Jean- Baptiste promit à tous de revenir et dut se fâcher pour qu’on lui lâchât les jambes et qu’il put avancer. À travers toutes ces remarques, nous pouvons dire que l’auteur ne fait que donner de la faveur à son métier qui est celui de médecin. On voit que les caractéristiques de l’auteur sont portées par Jean-Baptiste Poncet. D’abord, dans L’Abyssin l’auteur donne beaucoup de caractéristiques à ses personnages, ces dernières se rapprochent peut-être de la vie de l’auteur lui-même. Jean- Christophe Rufin a essayé de mettre dans l’œuvre certains personnages qui exercent les mêmes fonctions que lui. Ensuite, un autre élément entre en jeu dans notre analyse sur la vie de l’auteur : c’est la relation de l’écrivain avec la diplomatie. Cet aspect de la vie de l’auteur est surtout incarné par un autre personnage. C’est le consul M. de Maillet qui nous fournit des informations qui peuvent se rapporter à la vie de l’auteur. Cette fictionnalisation de soi est nécessaire à l’époque pour ne pas parler de moi. En effet, à la fin du XXe au début du XXIe siècle, les auteurs ont beaucoup dénoncé le fait de parler de soi. Cette dénonciation a poussé certains écrivains à adopter un style bien différent : il s’agit de romancer la vie d’une personne célèbre ou anonyme. Et, cela fera l’objet de notre étude dans les pages qui suivent.

Les aspects tragi-comiques

   Les écrivains modernes ont tendance à mélanger les genres, à produire une œuvre composite, hybride qui ne répond pas toujours à une catégorisation générique. Dans les œuvres de la littérature moderne, les écrivains mélangent plusieurs genres dans un seul roman comme la tragédie, la comédie, la peinture… Jean Christophe Rufin fait partie des écrivains qui se sont lancé dans cette mouvance en mêlant la tragédie et la comédie dans leurs ouvrages. L’Abyssin de Rufin est une véritable œuvre qui touche tous les genres. Cette transgénéricité de son œuvre est une des caractéristiques phares de l’originalité scripturale de Jean Christophe Rufin. La tragédie et la comédie sont deux genres théâtraux dont l’origine remonte au théâtre grec antique. La comédie a d’abord servi à désigner le théâtre en général (XIV-XVIème siècle). À partir de la Renaissance, on lui a attribué un sens plus restreint et plus précis : il renvoie désormais à un genre dramatique qui se distingue à la fois de la tragédie (forme noble du théâtre) et de la farce (forme populaire du théâtre). Il s’agit d’un texte composé de dialogue en vers ou en prose et destiné à provoquer le rire (l’humour peut être aussi bien innocent que grinçant). Le texte met en scène des personnages tirés la plupart du temps de la vie ordinaire (contrairement à la tragédie) ; le ton est en général léger et enjoué. La comédie se tourne toujours vers l’aspect ridicule des êtres et des choses, elle en souligne le caractère insignifiant et cherche à faire descendre l’homme de son piédestal. L’idée du jeu est à la base de la comédie. Ce jeu (entendu à la fois comme amusement et comme distance prise par rapport au monde) représente un moyen efficace et fécond de traiter les problèmes des hommes et de la société. Dans son ouvrage sur la comédie, Pierre VOLTZ définit la comédie ainsi : « La comédie est un genre moyen, aux catégories souples, qui se définit, par opposition aux genres plus rigoureux de la tragédie et du drame, comme le refuge de toutes les formes d’aspiration théâtrale que ces genres n’admettent pas ». Le registre comique ou en raccourci le comique est un ensemble d’éléments (formes, effets, etc.) propres à distraire et à amuser un public. Le comique occupe une place de choix dans L’Abyssin. C’est un livre divertissant qui égaie le lecteur. Pour s’en convaincre, retenons ce passage du texte où Le Père de Brèvedent explique à Jean-Baptiste pourquoi il s’est donné à Dieu : Je suis né dans une famille aisée de bonne condition. Tout m’a été facile. Il m’a suffi d’apprendre ce que l’on m’enseignait. Le plan de la création m’était livré sans effort, à travers ce langage qu’on appelle la science. Dieu m’a comblé des grâces de Sa Providence. Il m’a tout donné ; j’ai voulu seulement tout lui rendre.
_ Et bien moi, dit Jean-Baptiste, c’est tout à fait le contraire. Je suis né sans famille et fort pauvre. On m’a placé à six ans au service d’un apothicaire. Sa fille, par caprice, m’a enseigné l’alphabet comme on dresse un chien à faire des cabrioles : pour en rire. Voilà toute l’éducation que j’ai reçue. Le reste, je l’ai appris tout seul, comme j’ai pu. Au fond, si je vous suis, je devrais dire : Dieu ne m’a rien donné et je suis quitte… Un autre dialogue s’inscrit dans ce même sillage. Alors que la principale raison du voyage est de soigner le Négus chez lui, Poncet apprend à sa grande surprise qu’il devait garder son mal en patience. En effet, la cour du roi avait déplacé un moine qui devait le guérir. Et l’on disait à propos de ce saint homme qu’il n’avait ni mangé, ni bu depuis une vingtaine d’années. Mais rien n’y fait car malgré ses prières, il n’arrive pas à départir le roi de son mal. C’est après son échec que l’on décide de faire recours aux soins de l’herboriste. Ce dernier finit par apaiser les souffrances du monarque et lui signifie que sa maladie était incurable, information que le Négus a pris avec beaucoup de philosophie. Le saint alors, qui s’était donné les qualités d’un ange, était surpris par son patient au milieu de la cuisine. À Jean-Baptiste qui demandait ironiquement les nouvelles du moine, le roi lui répond : Et …Poncet hésita, le grand saint qui n’avait pas mangé depuis vingt ans ?
– Comment, vous ne savez pas ? Je l’ai fait surveiller nuit et jour. On l’a trouvé le lendemain de son arrivée, peu avant l’aube, à quatre pattes dans les cuisines en train de se goinfrer d’olives. J’ai ordonné qu’il reparte immédiatement poursuivre sa digestion dans son monastère. Encore, une autre illustration sur la verve comique de l’auteur dans l’œuvre : Avant son tête à tête avec le roi, le droguiste fut reçu en audience comme il est de coutume, d’abord, par « Le ras Yohannes, l’intendant général du royaume, l’homme le plus puissant après de l’Empereur» en présence de quelques notables de la cour. Selon l’intendant, on ne peut soigner sans l’aide des prières, ce à quoi Jean-Baptiste ne croit pas. Pour ce dernier, les prières appellent aux miracles, lesquels diminuent les mérites du médecin. Le salut se trouve alors dans les plantes auxquelles il fait appel dans ses onguents mais non pas ailleurs : « Nous ne croyons pas, par exemple, qu’un saint ait converti un jour le diable lui-même, ni qu’un moine malade et affamé ait pu, en priant, faire tomber de cailles toutes rôties dans son assiette.» Un autre élément entre dans cet aspect concernant le comique dans L’Abyssin : il s’agit du comportement du consul vis-à-vis du tableau qui ornait le consulat de France du Caire lorsqu’il fait appel au restaurateur maître Juremi. Voyons ce qui se passe lorsque maître Juremi a pris enfin l’initiative de restaurer la toile : Maître Juremi déclara, en voyant le tableau, que ce travail prendrait une dizaine de jours. Dès le lendemain, juché sur un échafaud de deux mètres de haut, assisté d’un petit esclave nubien du consulat, il barattait de grands pots de grès qui sentaient la térébenthine et l’huile d’œillette. (…) les domestiques allaient prévenir le consul, et maitre, devant lui, commençait sa restauration. (…) M. de Maillet avait leu d’être optimiste. Pourtant, chaque fois que maître Juremi approchait de la toile souveraine avec ses petits pinceaux en oreille de veau, le consul poussait les cris qu’un patient exhale, la bouche ouverte, en voyant arriver le davier du dentiste. Plusieurs fois il fallut interrompre des séances qui s’annonçaient très douloureuses. (…) Sa femme lui tenait une main, qu’elle pressait contre son cœur. Au cours du XXème siècle et particulièrement après la seconde Guerre Mondiale, l’aspect comique change d’orientation dans les œuvres des auteurs et repose davantage sur des situations et des dialogues absurdes comme chez Ionesco et Beckett et traite de manière grinçante l’absurdité de la condition humaine. Cette autre orientation de l’aspect comique est exprimée dans L’Abyssin à travers ce que nous appelons l’humour noir qui est considéré comme l’un des principaux fondements de l’esthétique postmoderne. En effet, remettant en cause la suprématie de la raison humaine tant revendiquée dans l’écriture moderne, l’humour noir devient une théorie phare de la littérature postmoderne. Rufin l’exprime dans L’Abyssin par le truchement d’une forte dose d’ironie. Notons à ce titre, le passage de l’arrivée de Murad au Caire :
-Alors c’est une mule qui ne sait pas lire! dit le second vieillard et il se mit à rire. Le second vieillard, bien que n’ayant pas saisi ce que ce propos pouvait avoir de drôle, fut simplement gagné par l’hilarité de son compagnon. Le voyageur, les voyant rire, crut bon de rire aussi et se secoua de si bon cœur qu’il failli en perdre son ruban de soie. À vrai dire, nous constatons que ces rires se font gratuitement presque sans raison valable. Cette ironie est exprimée dans le roman même dans une situation où le péril est pressenti, fidèlement à l’humour noir théorisé par l’esthétique postmoderne qui relève du paradoxe et suscite parfois l’énervement : « -Mon ami je suis heureux de diner avec vous parce que je crains bien que ce soit la dernière fois». Plus loin, dans l’œuvre, nous retrouvons cet aspect comique à travers l’ironie lors que Jean-Baptiste Poncet et maître Juremi se rendent à Senaar pour remettre leurs lettres et leurs présents au Roi. Ce dernier, ayant appris la fonction de JeanBaptiste Poncet, lui avait demandé de soigner un de ses proches. Quand le Roi en personne expliquait la maladie de l’adolescent, voici ce que nous montre leur conversation : C’est le Roi en personne qui expliquerait l’affaire en arabe, langue que Poncet et maitre Juremi comprenaient bien. Un garde fit entrer un garçon qui pouvait avoir quatorze ans et qui était déjà plus haut de taille que les deux français. Le patient ôta sur un ordre du Roi sa tunique noire brodée d’or et apparut dans toute sa maigreur. Sous sa peau fine, on voyait se découper chaque muscle, comme une mécanique dont les rouages eussent été laissés apparents. Il avait le ventre étalé et l’ombilic saillant, un cou de volaille. Le plus remarquable était que l’adolescent avait l’air de bien se porter, excepté qu’il était si maigre.
-C’est le fils de ma troisième femme, le Roi. On ne sait pas ce qui lui arrive. Tout passe à travers. S’il mange du mil, il du mil ; s’il mange du sorgho, il fait du sorgho ; s’il mange de la viande, il fait de la viande. Il se tourna vers les médecins pour recueillir leur avis.
-Qu’en penses-tu ? dit Poncet à son ami. Maitre Juremi, après une dispute avec Joseph, était ce matin-là de méchante humeur.
– C’est très simple, dit-il d’un ton roque, qu’il mange de la merde !
Après avoir montré les aspects comiques, nous remarquons d’autres éléments essentiels dans l’œuvre : ce sont les aspects tragiques. Le tragique renvoie donc à ce qui est propre à une situation conflictuelle. Le tragique est le caractère de ce qui est funeste ou attaché à la tragédie. Le registre tragique est proche du registre pathétique parce qu’il suscite l’un ou l’autre la pitié, mais il s’en distingue par le caractère terrifiant des situations dans lesquelles se trouvent les personnages. C’est le fait d’avoir dans un roman, par exemple, un personnage dont le destin est irréversible, souvent funeste. Cependant, au-delà du grotesque, se dresse le destin cruel de certains personnages qui donne au roman une dimension tragique. Le lecteur averti comprend d’emblée que la présence du sabre à l’image de celui de Maître Juremi n’est pas gratuite dans l’œuvre. Celui-ci ne s’en séparait jamais, le gardait ainsi dans toutes les circonstances. De ce fait, il n’hésitait pas à en faire usage au besoin. Pendant leur pérégrination, la caravane de Poncet et de son ami Juremi fut attaquée par des brigands indigènes. Ils résistent vigoureusement à l’attaque en causant la mort de deux assaillants frappés conjointement : Jean-Baptiste saisit une arme à son tour et porta secours à son ami. Ils attaquèrent les deux premiers indigènes. Surpris par la vitesse des fleurets qui les rendait presque invisibles, les deux grands gaillards nus se laissèrent transpercer en ouvrant de grands yeux incrédules. Deux autres noirs les remplacèrent, ils s’amusaient visiblement de ces affrontements incompréhensibles et presque immatériels. Le choc des armes les excitait. Rangée en un grand cercle, la masse des autres indigènes assistait comme à une fête à ces combats singuliers. Les deux étrangers s’agitaient derrière leurs longs manches de fer qui voletaient dans l’air comme des ailes de libellule. Leurs adversaires paraient les coups avec de lourds javelots ; certains avaient un petit bouclier de peau. Quand ils étaient touchés, deux autres prenaient leur place. L’issue ne faisait aucun doute car les Noirs attroupés étaient maintenant plus de deux cents. Ils frappaient le sol avec leurs pieds et faisaient tinter les lourds bracelets qu’ils avaient aux chevilles. Le cercle était presque complet autour de Poncet et de son compère. […], soudain, deux coups de feu retentirent. Les Noirs s’immobilisèrent. Il y eut trente longues secondes de silence, puis ils détalèrent tous en abandonnant derrière eux leurs blessés et des armes.[…] Ŕ Et bien, dit Maitre Juremi en approchant du faux Joseph, voilà qui s’appelle un triomphe.

Le dédoublement et l’écriture du paradoxe

   Le dédoublement est d’abord le fait de se diviser en deux, fait d’être diviser en deux. Le recours au dictionnaire permet de prendre conscience de la fertilité et de l’ambiguïté du terme: est double ce qui est multiplié par deux ou prévu pour deux mais aussi ce qui a deux aspects, qui est trompeur ou fait preuve de duplicité. Mais dans L’Abyssin le dédoublement, nous l’envisagerons comme le fait d’ajouter une seconde (ou plusieurs) unité(s) à une première déjà existante. Dans L’Abyssin, l’auteur use de ce procédé de dédoublement. En effet, JeanBaptiste est appelé par plusieurs noms dans l’œuvre : apothicaire, droguiste, pharmacien, herboriste… tandis que le Père de Brèvedent est réduit à un valet de Jean-Baptiste sous le nom de Joseph : Ce n’est pas vous qui le faites prendre, dit le Père Versau fermement. Il s’agit des ordres du Roi. Et, comme vous le dites avec pertinence, voilà cinquante ans que l’affaire a eu lieu. On peut penser que les choses ont changé. De toute façon, rassurez-vous, il n’est pas question d’emmener le Père de Brèvedent sous son identité de Jésuite. Personne ne connait ce père ici. C’est un simple voyageur Ŕ là-bas il sera seulement, disons, votre valet. Le Père de Brèvedent était dans l’obligation de cacher son identité, son statut d’homme religieux pour les raisons du voyage car les hommes d’Église particulièrement les jésuites étaient vus du mauvais œil par le Roi Yesu I, roi d’Abyssinie. Hélas, n’ayant pas l’habitude de se livrer à de telles aventures, il succombe en cours de route sous le poids du voyage avant que la caravane n’arrive à destination : « Son extrême dévouement à sa mission l’avait conduit à croire qu’il pouvait, lui, l’homme d’étude habitué au confort paisible des bibliothèques, se métamorphoser en un véritable forçat capable d’endurer des chemins épuisants ». Le dédoublement est visible surtout à travers le personnage central Jean-Baptiste Poncet. Le dédoublement du personnage Jean-Baptiste Poncet relève des multiples fonctions qu’il exerce dans la ville du Caire. Pour illustrer cet aspect du dédoublement de Jean-Baptiste Poncet, retenons ce passage de l’œuvre où l’auteur remplace le nom de Jean-Baptiste Poncet par un nom de profession à savoir celui de médecin : Hadji Ali gardait l’air impénétrable. Il allait et venait, vérifiait le chargement de la caravane, criait des ordres, lançait des coups de fouet. Il passa devant Poncet plusieurs fois sans laisser rien deviner de l’effet de son traitement. Le médecin se garda de lui poser la moindre question avant que les trois jours ne fussent écoulés. Ensuite, un autre aspect s’inscrit dans ce que nous appelons le dédoublement dans L’Abyssin : le personnage Jean-Baptiste Poncet se donne lui-même un autre nom différent du premier. Après la rétention par un jugement à Paris de Jean-Baptiste Poncet, rétention à laquelle il avait échappée, ce dernier change son identité en se donnant le nom de chevalier Hugues de Vaudesorgues. Nous pouvons illustrer ce commentaire à travers ceci :
-Ah !sacrebleu, s’exclama maitre Juremi, que sa petite sortie au frais avait remis dans ses idées, on nous disait que tu étais à Paris, retenu par un jugement. Nous te voyions embastillé…
-Je l’étais. Mais tout cela ne me concerne plus : il s’agit d’un autre maintenant. Tu as devant toi le chevalier Hugues de Vaudesorgues, de la maison du prince de Conti.
En outre, dans L’Abyssin, ce dédoublement permet au Père de Brèvedent d’échapper aux dangers au cours de leur voyage. Si nous exploitons la situation du Père de Brèvedent, nous voyons qu’il s’était même départi de tout son habillement qu’il avait au départ. Le dévouement du Père de Brèvedent pour la mission en Abyssinie entraîne le changement de son identité première pour pouvoir survivre pendant la pérégrination : « Le prétendu Joseph avait quitté l’habit jésuite pour n’être pas remarqué. Il n’avait pas encore pris l’habit de valet de façon à ne pas se rendre suspect aux autres domestiques qui pouvaient compter parmi eux des espions ». Dans cette œuvre la réalité n’est jamais décrite comme telle. Chaque fois le narrateur cherche des détours pour cacher la vérité. Les prêtres ont débarqué au consulat du Caire pour mener une mission en Abyssinie. Sachant que leur premier objectif est de convertir les Abyssins au catholicisme. Les prêtres veulent envoyer le consul dans l’abattoir. Car tous les jésuites qui ont essayé de pénétrer dans ces terres ont été égorgés et leurs tonsures, paraît-il, envoyées dans un colis à l’Empereur d’Éthiopie qui avait commandité leur meurtre. Mais par l’aide de son adjoint, M. de Maillet a pu avoir des représentants pour mener à bien cette mission. Jean-Baptiste Poncet et son cortège sont partis en Abyssinie pour soigner le Négus, et de revenir avec une ambassade pour le présenter à Sa Majesté Louis XIV : Quant à l’affaire de vos émissaires en Abyssinie, je crains que messieurs les jésuites, qui vous ont rapporté les intentions du Roi, ne les aient quelque peu mêlées des leurs, qui ne sont pas tout à fait les mêmes. Sa Majesté a, certes, exprimé devant moi son plaisir de voir l’Abyssinie rentrer dans le giron de notre Sainte Mère d’Eglise, par l’effort méritoire des serveurs de la compagnie de jésus. Il n’a pas pour autant souhaiter de voir arriver à Versailles une représentation du Roi des Abyssins.

Incipit et Narrateur : Une remise en cause de l’esthétique établie

   Dans les romans dits traditionnels, l’auteur est obligé de montrer aux lecteurs toutes les informations sur le cadre spatio-temporel dans lequel se trouvent les personnages dès l’incipit, ensuite de montrer les personnages en faisant leur description physique ou morale. Et, dans le roman traditionnel le cadre spatio-temporel et les personnages sont pris par des techniques romanesques c’est-à-dire la manière de raconter. Le roman traditionnel se construit à travers une linéarité cohérente et chronologique de la narration. Les auteurs commencent souvent par des phrases qui permettent aux lecteurs de bien saisir la cohérence du récit. Dans les œuvres classiques, la narration est souvent progressive, elle va d’un point de départ jusqu’à son achèvement. La composition d’une œuvre romanesque traditionnelle est généralement chronologique. L’incipit dans une œuvre est le lieu d’exposition de différents éléments de la narration. Il fournit aux lecteurs toutes les informations qui lui permettront de bien saisir la progression du récit. Prenons par exemple l’œuvre de Gustave Flaubert, L’Éducation Sentimentale, qui est une œuvre phare de la littérature française sur le plan esthétique et thématique. Elle commence par une phrase dans laquelle sont montrées les indications chronologiques et topographiques : Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin, la Ville−de−Montereau, près de partir, fumait à gros tourbillons devant le quai Saint−Bernard. Des gens arrivaient hors d’haleine ; des barriques, des câbles, des corbeilles de linge gênaient la circulation ; les matelots ne répondaient à personne ; on se heurtait ; les colis montaient entre les deux tambours, et le tapage s’absorbait dans le bruissement de la vapeur, qui, s’échappant par des plaques de tôle, enveloppait tout d’une nuée blanchâtre, tandis que la cloche, à l’avant, tintait sans discontinuer. Enfin le navire partit ; et les deux berges, peuplées de magasins, de chantiers et d’usines, filèrent comme deux larges rubans que l’on déroule. Un jeune homme de dix−huit ans, à longs cheveux et qui tenait un album sous son bras, restait auprès du gouvernail, immobile. A travers le brouillard, il contemplait des clochers, des édifices dont il ne savait pas les noms ; puis il embrassa, dans un dernier coup d’oeil, l’île Saint−Louis, la Cité, Notre−Dame ; et bientôt, Paris disparaissant, il poussa un grand soupir. M. Frédéric Moreau, nouvellement reçu bachelier, s’en retournait à Nogent−sur−Seine, où il devait languir pendant deux mois, avant d’aller faire son droit. Sa mère, avec la somme indispensable, l’avait envoyé au Havre voir un oncle, dont elle espérait, pour lui, l’héritage ; il en était revenu la veille seulement ; et il se dédommageait de ne pouvoir séjourner dans la capitale, en regagnant sa province par la route la plus longue. Le tumulte s’apaisait ; tous avaient pris leur place ; quelques−uns, debout, se chauffaient autour de la machine, et la cheminée crachait avec un râle lent et rythmique son panache de fumée noire ; des gouttelettes de rosée coulaient sur les cuivres ; le pont tremblait sous une petite vibration intérieure, et les deux roues, tournant rapidement, battaient l’eau Cet incipit de L’Éducation Sentimentale de Gustave Flaubert donne pratiquement aux lecteurs toutes les informations sur l’espace, le temps, et sur le personnage central. Le temps et l’espace sont représentés dès la première phrase : « Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin, la ville-de-Montereau, près de partir, fumait à gros tourbillons devant le quai Saint-Bernard ». Après cette exposition du temps et de l’espace, vient s’ajouter d’autres informations comme nous pouvons le voir à travers la description faite du personnage M. Frédéric Moreau : M. Frédéric Moreau, nouvellement reçu bachelier, s’en retournait à Nogent−sur−Seine, où il devait languir pendant deux mois, avant d’aller faire son droit. Sa mère, avec la somme indispensable, l’avait envoyé au Havre voir un oncle, dont elle espérait, pour lui, l’héritage ; il en était revenu la veille seulement ; et il se dédommageait de ne pouvoir séjourner dans la capitale, en regagnant sa province par la route la plus longue. D’autres œuvres peuvent nous servir d’exemples illustratifs de cet aspect de la linéarité du récit. Balzac, un des romanciers les plus crédibles sur le respect des codes romanesques traditionnels procède, lui aussi, par une narration chronologique du récit. Dès l’exposition, il donne, lui également, toutes les informations sur le cadre spatio-temporel et sur le personnage. Nous pouvons élucider cette remarque à travers l’incipit de Le Père Goriot: Nous étions à l’Étude, quand le Proviseur entra, suivi d’un nouveau habillé en bourgeois et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail. Le Proviseur nous fit signe de nous rasseoir ; puis, se tournant vers le maître d’études : Ŕ Monsieur Roger, lui dit-il à demi-voix, voici un élève que je vous recommande, il entre en cinquième. Si son travail et sa conduite sont méritoires, il passera dans les grands, où l’appelle son âge. Resté dans l’angle, derrière la porte, si bien qu’on l’apercevait à peine, le nouveau était un gars de la campagne, d’une quinzaine d’années environ, et plus haut de taille qu’aucun de nous tous. Il avait les cheveux coupés droit sur le front, comme un chantre de village, l’air raisonnable et fort embarrassé. Quoiqu’il ne fût pas large des épaules, -son habit-veste de drap vert à boutons noirs devait le gêner aux entournures et laissait voir, par la fente des parements, des poignets rouges habitués à être nus. Ses jambes, en bas bleus, sortaient d’un pantalon jaunâtre très tiré par les bretelles. Il était chaussé de souliers forts, mal cirés, garnis de clous. On commença la récitation des leçons. Il les écouta de toutes ses oreilles, attentif comme au sermon, n’osant même croiser les cuisses, ni s’appuyer sur le coude, et, à deux heures, quand la cloche sonna, le maître d’études fut obligé de l’avertir, pour qu’il se mît avec nous dans les rangs. Nous avions l’habitude, en entrant en classe, de jeter nos casquettes par terre, afin d’avoir ensuite nos mains plus libres ; il fallait, dès le seuil de la porte, les lancer sous le banc, de façon à frapper contre la muraille en faisant beaucoup de poussière ; c’était là le genre.

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Table des matières

INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE : L’Abyssin : Un roman protéiforme
CHAPITRE 1 : UN ROMAN D’AVENTURES
1.1. L’Exotisme
1.2. Une référence au monde diplomatique
CHAPITRE 2 : UNE RÉFÉRENCE BIOGRAPHIQUE
2.1. L’autofiction
2.2. : Une biographie romancée
DEUXIÈME PARTIE : Les Procédés d’écriture baroque
CHAPITRE 3 : LES ASPECTS TRAGI-COMIQUES ET LES ASPECTS PICTURAUX
3.1 : Les aspects tragi-comiques
3.2. Les aspects picturaux
CHAPITRE 4 : LE BAROQUE À TRAVERS LE DÉDOUBLEMENT, L’ECRITURE DU PARADOXE, LES INTRIGUES MULTIPLES ET COMPLEXES
4.1 : Le dédoublement et l’écriture du paradoxe
4.2. : Des intrigues multiples et complexes
TROISIÈME PARTIE : Les procédés d’écriture moderne et postmoderne
CHAPITRE 5 : LA NARRATION
5.1. : Incipit et Narrateur : Une remise en cause de l’esthétique établie
5.2. : Le Brouillage de l’ordre chronologique de la narration
CHAPITRE 6 : LA SATIRE SOCIALE
6.1. : L’écart des naissances
6.2. : L’Amour entre Jean-Baptiste Poncet et Alix de Maillet
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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