L’alignement
Si l’IS et l’alignement sont des phénomènes mesurables au sein d’une langue, le second est couramment employé comme un outil de classification. Une définition généralement acceptée en typologie consiste à désigner comme alignement la manière dont une langue code ses actants, que ce soit au niveau du marquage casuel, de l’accord du verbe ou de certaines propriétés syntaxiques comme l’ordre des constituants . Les actants mis en jeu sont très généralement définis à partir des primitifs élaborées par Dixon (1972, 1978, 1994). Parmi ces primitifs, S désigne l’actant unique d’un énoncé intransitif et que Creissels (2006a) appelle U pour actant unique, A le rôle ayant le plus contribué au succès d’une action dans un énoncé transitif et P (O selon sa terminologie) l’actant le plus affecté par l’action verbale. Cette définition est cependant trop restrictive sur le plan catégoriel .
Les principaux types d’alignement
L’alignement nominatif-accusatif (NOM-ACC) est le plus présent au monde – environ 50% de langues – et est très bien illustré par la famille indo-européenne. De fait, les premières études typologiques défendaient l’idée selon laquelle il s’agissait de l’alignement le plus logique, les autres faisant figure d’irrégularités ou d’exceptions. Comme l’indique le schéma précédent, on constate un codage similaire pour S et A, tandis que P est encodé différemment. J’exemplifie tout d’abord cet alignement au travers du marquage casuel. Très généralement, P est marqué morphosyntaxiquement, tandis que S et A sont non marqués. Il existe certaines exceptions notables comme le japonais où le nominatif et l’accusatif sont tous deux marqués. La variation de ces marquages a conduit Comrie (2013) à distinguer les langues nominatives-accusatives standards de celles à « nominatif marqué ». Dans son chapitre du WALS, il identifie six langues comportant ce trait, à savoir le berbère du miAtlas, l’igbo (langue Niger-Congo), le murle (nilo-saharienne), l’oromo de Harar (afroasiatique), le maricopa (cochimi-yuman) et l’aymara. En outre, la distribution du marquage accusatif est parfois hétérogène. Même les langues européennes présentent de nombreuses exceptions, comme l’espagnol, qui différencie P selon son animéité, ou le russe, pour lequel les noms présentant le genre neutre ont un marquage identique. Pour le premier cas, P sera précédé de la préposition a, utilisée pour les obliques, s’il est défini par le trait /+humain/.
L’auteur utilise la dénomination d’« accusativité scindée » pour ce phénomène ; dénomination que je n’adopte pas en raison des possibles confusions créées avec une autre terminologie. D’autres langues n’ont pas un tel marquage casuel, ce qui ne les empêche pas d’être classées comme étant NOM-ACC selon d’autres critères comme l’accord verbal ou l’ordre des constituants, comme c’est le cas en français. Néanmoins, même en tenant compte de ces exceptions, il demeure que l’alignement NOM-ACC est le plus stable, un consensus largement partagé en typologie. Par stabilité, j’entends l’appartenance à un même alignement au fil du temps. Bien entendu, cette idée de stabilité est à relativiser selon le type de codage concerné.
L’alignement ergatif-absolutif (ERG-ABS), qui code de la même manière S et P, constitue le deuxième grand type d’alignement et est présent sur toute la surface du globe, notamment en Méridionalie, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, en Polynésie, dans l’Himalaya et les régions limitrophes, au Caucase, dans la zone septentrionale de l’Amérique du nord, en Amérique centrale et en Amazonie (McGregor 2009 : 481). Il convient de préciser à quel niveau se manifeste cette ergativité – lexico-syntaxique, morphologique, syntaxique ou discursif (McGregor 2009 : 482). En effet, les disparités sont nombreuses. Alors que ce trait est très présent au niveau morphologique, l’ergativité syntaxique est bien plus rare.
L’alignement neutre correspond à une absence de distinction entre les trois primitifs, ce qui rompt avec l’idée d’« harmonie » de Plank (1985) selon laquelle un actant devrait être plus marqué que l’autre actant. D’un point de vue strictement casuel, c’est le cas du français, pour lequel aucune marque casuelle ne différencie un actant d’un autre dans un énoncé transitif. Pour autant, d’autres paramètres peuvent intervenir afin de distinguer A et P, comme l’ordre des mots en français. Si l’on s’en tient à l’accord du verbe, l’alignement neutre se traduit là aussi par une absence de marquage, comme c’est le cas en japonais, en xokleng, en rapa nui et pour de nombreuses langues d’Asie du Sud-Est. Contrairement au précédent, l’alignement tripartite est un système bien plus lourd – et, selon Comrie (1981), superflu. Pour cette raison, il est assez rare ; l’auteur cite seulement une langue où ce système se réalise sur tous les syntagmes nominaux, à savoir le wanggumara, une langue aborigène de la famille pama–nyungan. Le système A=P/S est lui aussi très peu présent dans le monde, ce que Comrie (1981) interprète comme étant dû à une distinction inutile entre S et A ou S et P couplée à une absence de distinction – qui, elle, aurait été utile – entre A et P. Seules certaines langues iraniennes présenteraient ce trait. Ultérieurement, d’autres travaux ont introduit l’alignement direct-inverse (Klaiman 1989, 1991, 1992) ou hiérarchique (Nichols 1992; Siewierska 1998, 2005) ou inspiré de ce que Mallinson & Blake (1981) appellent le marquage hiérarchique relatif en référence aux positions relatives des arguments d’un verbe transitif – le système hiérarchique constitue en revanche un cas particulier d’alignement inverse pour Klaiman. Cet alignement est spécifique à l’accord verbal des verbes transitifs. Il se traduit par une hiérarchie pronominale et est particulièrement présent en Amérique, notamment au sein des langues algonquines, en cree des plaines, en kiowa, en aymara et en mapudungun (WALS, Siewierska 2013). Voici maintenant une illustration de ce phénomène en mapudungun où l’on peut voir que la première personne est plus haute dans la hiérarchie que la troisième personne.
Le caractère imprécis de l’alignement
Comme nous avons pu le voir précédemment, caractériser une langue selon l’alignement de ses constructions est un outil pratique permettant de visualiser rapidement la structure actancielle des énoncés prototypiques d’une langue donnée. Pour autant, il importe de nuancer ce jugement, et ce, d’après quatre critères (DeLancey 2005, Bickel & Nichols 2009). Tout d’abord, revenons sur les critères principaux permettant de définir l’alignement, à savoir le marquage casuel, l’accord verbal et, dans une moindre mesure, l’ordre des constituants, la structure discursive, le comportement (les opérations qui changent la forme de la construction) et le contrôle ou la coréférence (la syntaxe hors constituance-ordre). Il est tout à fait possible qu’une langue relève de tel alignement au niveau du marquage casuel et de tel autre selon l’accord verbal. Par exemple, l’alignement du français peut être qualifié de neutre au regard du marquage casuel, mais de NOM-ACC selon l’accord verbal et l’ordre des constituants. Quant aux langues ergatives, la majorité d’entre elles se caractérisent par un alignement ergatif sur le plan morphologique mais pas sur le plan syntaxique. Même l’accord n’est pas un critère infaillible. Sur ce point, Baker (2012) affirme qu’un accord du verbe avec l’objet est possible même avec un syntagme nominal au cas nominatif (non-marqué).
De plus, certains verbes ne désignant pas une action prototypique, tels que les verbes de perception ou de sentiment, peuvent avoir un comportement particulier quant au marquage des actants, d’où une modification de l’alignement. Bickel & Nichols (2009) citent le russe qui, bien que classé comme langue NOM-ACC, comporte pourtant plusieurs verbes intransitifs avec un actant unique au datif. À vrai dire, il n’existe aucun exemple de langue où tous les verbes s’alignent sur les verbes d’action prototypiques . En outre, d’autres constructions moins prototypiques au sein d’une langue peuvent se distinguer par un alignement différent. Reprenons l’exemple du français. Si cette langue se caractérise très généralement par un alignement NOM-ACC, les constructions impersonnelles, issues d’une dérivation de voix, échappent à cette règle.
|
Table des matières
Introduction générale
1. Présentation du phénomène de l’intransitivité scindée
1.0 Introduction
1.1 L’alignement
1.1.1 Les principaux types d’alignement
1.1.2 Le caractère imprécis de l’alignement
1.1.3 La pertinence contestée des primitifs
1.2 L’intransitivité scindée en typologie
1.2.1 Une place de plus en plus prégnante au sein des études typologiques
1.2.1.1 Les premiers auteurs à nommer et à catégoriser l’intransitivité scindée
1.2.1.2 Les études postérieures
1.2.1.3 Les origines du phénomène
1.2.1.4 L’extension géographique actuelle de l’intransitivité scindée d’après les études récentes
1.2.2 Une place toujours discutée et disputée au sein des études typologiques
1.2.2.1 Les langues dont de nouvelles études révèlent des cas d’intransitivité scindée
1.2.2.2 L’accusatif étendu et le nominatif restreint
1.2.3 Bilan
1.3 L’intransitivité scindée dans la littérature
1.3.1 L’intransitivité scindée et ses relations avec les autres alignements
1.3.1.1 Les critiques envers l’intransitivité scindée
1.3.1.2 L’intransitivité scindée comme intermédiaire entre les alignements NOMACC et ERG-ABS
1.3.2 L’influence des sciences cognitives
1.3.3 La grammaire relationnelle et l’hypothèse de l’inaccusativité
1.3.4 Bilan
1.4 La terminologie utilisée dans cette thèse
1.4.1 L’intransitivité scindée
1.4.2 L’alignement nominatif-absolutif
1.4.2.1 Une définition adoptée
1.4.2.2 L’expression nominatif-absolutif selon d’autres auteurs
1.4.3 Les différents types d’intransitivité scindée
1.4.4 Le cadre théorique de la transitivité et de la valence
1.5 Les champs notionnels en lien avec l’intransitivité scindée
1.5.1 Hétérogénéité des phénomènes grammaticaux
1.5.1.1 Les parties du discours
1.5.1.2 Les changements de valence et la voix
1.5.1.3 Temps, aspect et mode
1.5.1.4 La possession
1.5.1.5 Le marquage différentiel des actants
1.5.1.6 Nominalisation et subordination
1.5.2 Une approche synchronique et diachronique
1.5.2.1 L’approche diachronique
1.5.2.2 La comparaison entre plusieurs familles linguistiques
1.5.2.3 Le contact de langues
1.6 Conclusion
2. La famille arawak : caractéristiques sociolinguistiques et typologiques
2.0 Introduction
2.1 Les travaux typologiques sur les langues arawak
2.1.1 Description et classification de la famille
2.1.2 Comparaison interne à la famille
2.1.3 L’apport des autres disciplines
2.2 L’arawak septentrional
2.2.1 La branche caribéenne
2.2.1.1 Garifuna
2.2.1.2 Taíno
2.2.1.3 Lokono
2.2.1.4 Wayuu
2.2.1.5 Añun
2.2.2 La branche wapixana
2.2.2.1 Bahuana
2.2.2.2 Wapishana
2.2.3 La branche nord-amazonienne
2.2.3.1 Baniwa-kurripako
2.2.3.2 Kawiyari
2.2.3.3 Resigaro
2.2.3.4 Yukuna
2.2.3.5 Achagua
2.2.3.6 Piapoco
2.2.3.7 Tariana
2.2.3.8 Warekena
2.2.3.9 Baré
2.2.4 La branche baniwa-yavitero
2.2.4.1 Baniwa-yavitero
2.2.4.2 Maipure
2.2.4.3 Apolista/lapachu
2.2.5 Palikur
2.3 L’arawak méridional
2.3.1 Yanesha
2.3.2 Chamikuro
2.3.3 La branche du Xingu
2.3.3.1 Wauja
2.3.3.2 Mehinaku
2.3.3.3 Yawalapiti
2.3.4 La branche du Mato Grosso
2.3.4.1 Paresi
2.3.4.2 Enawene-nawe
2.3.4.3 Saraveka
2.3.5 La branche Bolivie-Parana
2.3.5.1 Terena
2.3.5.2 Baure et mojeño
2.3.5.3 Paunaka
2.3.6 La branche Purus
2.3.6.1 Apurinã
2.3.6.2 Iñapari
2.3.6.3 Le piro/yine, le manchineri et le mashco piro
2.3.6.4 Problèmes de classification
2.3.7 La branche campa
2.3.7.1 Ashaninka
2.3.7.2 Ashéninka
2.3.7.3 Caquinte
2.3.7.4 Matsigenka
2.3.7.5 Nanti
2.3.7.6 Nomatsigenga
2.4 Les langues des communautés isolées non étudiées
2.5 Proposition de classification
3. L’intransitivité scindée lexicale
3.0 Introduction
3.1 Caractéristiques morphologiques du système actanciel
3.1.1 La distribution des marques actancielles au sein d’un alignement NOM-ABS
3.1.2 Inventaire des indices actanciels
3.1.2.1 Égalités et inégalités entre les différentes séries d’indices actanciels
3.1.2.2 L’existence d’autres séries d’indices actanciels
3.1.2.3 Conservation et innovation au sein du système actanciel
3.1.2.4 La distinction entre affixes, clitiques et pronoms
3.1.3 Bilan
3.2 Les motivations d’une scission lexicale
3.2.1 Les motivations de l’Aktionsart ou aspect lexical
3.2.1.1 La distinction actif-statif
3.2.1.2 La distinction agentif-patientif
3.2.1.3 Les verbes de mouvement
3.2.2 Les motivations catégorielles
3.2.2.1 La distinction entre adjectifs et participes
3.2.2.2 L’impact des motivations catégorielles sur l’alignement
3.2.3 Bilan
3.3 Les manifestations de la scission lexicale
3.3.1 L’opposition verbo-nominale
3.3.1.1 La morphologie verbale
3.3.1.1.1 Le cadre théorique
3.3.1.1.2 Les propriétés des verbes statifs
3.3.1.1.3 Les possibilités d’affixation des indices actanciels
3.3.1.2 La morphologie non verbale
3.3.1.2.1 L’affixation de l’absolutif aux prédicats non verbaux
3.3.1.2.2 L’affixation au participe pour le groupe campa
3.3.2 Propriétés syntaxiques
3.3.2.1 L’ordre des constituants
3.3.2.2 L’omission des syntagmes nominaux et des indices actanciels
3.3.2.3 Distribution entre suffixes et pronoms pour la 3ème personne
3.3.2.4 Le marquage actanciel des constructions moyennes
3.3.2.5 Le marquage actanciel des constructions passives
3.3.2.6 La structure actancielle particulière des constructions usant du dérivateur -ni
3.3.2.7 Les verbes statifs ambitransitifs
3.4 Conclusion
4. L’intransitivité scindée grammaticale
4.0 Introduction
4.1 Présentation du phénomène
4.1.1 Généralités
4.1.2 Les difficultés d’identification de l’alignement
4.1.2.1 Le marquage zéro
4.1.2.2 Les variantes dialectales liées à l’ISG
4.2 Facteurs morphologiques
4.2.1 Panorama général
4.2.1.1 Compatibilités et incompatibilités morphologiques
4.2.1.2 L’opposition actif/statif
4.2.2 Les contraintes de la morphologie temporelle
4.2.3 Les contraintes de la morphologie modale
4.2.3.1 Compatibilités et incompatibilités des morphèmes modaux
4.2.4 Les contraintes de la morphologie aspectuelle
4.2.4.1 Le lien entre aspect et ISG
4.2.4.2 L’opposition ponctuel/duratif
4.2.4.2.1 Au sein des langues arawak à scission grammaticale
4.2.4.2.2 Au sein des langues arawak à scission lexicale
4.2.4.3 Le statif -atsi/-acha et le progressif -atzi/-aty du groupe campa
4.2.4.4 Les oppositions aspectuelles du garifuna
4.2.5 Bilan
4.3 Facteurs morphosyntaxiques
4.3.1 Les différentes réalisations de l’actant unique
4.3.2 La liberté d’affixation du marquage actanciel
4.3.3 L’intransitivité scindée des constructions avec incorporation nominale
4.3.4 Le système actanciel des prédicats formés avec le morphème -ako
4.3.5 Les constructions coordonnées et subordonnées
4.3.5.1 Le groupe campa
4.3.5.2 Le groupe caribéen
4.3.6 Bilan
4.4 Facteurs sémantiques et pragmatiques
4.4.1 Conditionnement sémantique
4.4.2 Conditionnement pragmatique
4.5 La transitivité scindée
4.5.1 Le groupe campa
4.5.2 Le wayuu et l’añun
4.5.3 Le garifuna
4.6 Conclusion
Conclusion générale