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Arrêter une ligne éditoriale
En parallèle de la constitution de l’équipe de rédaction, les discussions sur la ligne de la revue font rage. Mais avant toute chose, il s’agit de savoir ce qui existe déjà dans ce domaine.
Les Cahiers de l’Est est une revue littéraire comme beaucoup d’autres. Elle publie des extraits de roman, des nouvelles, des poèmes, des critiques, des entretiens et des essais. On trouve pléthore de revues de ce type à Paris. Sa spécificité, et ce qui la rend unique et novatrice dans ce milieu, se situe dans son objet : la littérature d’Europe centrale. Une revue littéraire rédigée en français qui ne publie que des auteurs de l’Est n’existe pas encore. Bien sûr, l’Europe centrale n’est pas totalement absente de la presse française. Il est possible de lire des articles dans de grandes revues traitant de cette région, ou même rédigés par des personnes provenant des démocraties populaires ; des dossiers spéciaux y sont même parfois consacrés64. Néanmoins, aucune revue n’est entièrement dédiée à cette thématique en français. La précision de la langue est importante.
La littérature de l’Est est présente en France encore une fois, mais pas forcément en français. En effet, il existe une importante presse allophone, rédigée dans une langue autre que la langue nationale, qui foisonne à l’Ouest. Cette presse est antérieure à la guerre froide, bien que cette dernière l’ait exacerbée. Depuis le XIXe siècle et les premiers grands mouvements de migrations au sein de l’Europe, on voit se développer une presse qui vise un public particulier : les expatriés. Les revues traitent de thèmes divers tels que la médecine, la mode, ou encore la littérature65. Dans ce domaine, on peut citer la plus importante en France : Kultura, la revue polonaise doublée à Maison-Lafitte d’une maison d’édition. Kultura envoie secrètement tout au long de la guerre froide des agents effectuer les allers-retours entre la France et la Pologne afin de récupérer des manuscrits d’auteurs qui ne pourraient pas publier à cause de la censure, les ramener en France pour les éditer, et les diffuser partout en Europe, notamment en Pologne. Cette activité est soutenue par de nombreuses personnalités comme André Malraux qui écrit à ce sujet :
Envoyez en secret en Pologne le livre d’Orwell et non pas le livre de celui qui endocrine, comme nos républicains envoyaient en France « Les Châtiments » dans les bustes vides de Napoléon III. Il est temps que l’Occident comprenne qu’il est uni à vous car toute opposition est une question de persévérance et rester en alerte demande une force de l’esprit66.
On peut aussi citer Listy, revue des intellectuels tchécoslovaques en exil dirigée par Jiří Pelikán qui fut d’abord la revue de l’Union des écrivains exprimant les idées du Printemps de Prague de 1968 à 1970. Ces types de revues, bien que littéraires, se cantonnent à leur domaine linguistique et régional. Ainsi, même à l’étranger, il n’existe aucune initiative similaire à celle des Cahiers de l’Est.
Le choix de la langue est primordial quant au public visé. La revue Kultura vise un public polonophone, le plus souvent Polonais ou descendant de Polonais. Le choix du français pour les Cahiers induit donc un public francophone. La littérature d’Europe centrale devient accessible aux Français mais aussi à toutes les personnes d’autre nationalités parlant la langue. Elle est alors « la première revue émanant des milieux exilés publiée en français qui vise à jouer un rôle de « plate-forme » commune. D’ailleurs, ce terme a été envisagé un temps comme titre de la revue67 ». Les Cahiers de l’Est a des objectifs transnationaux explicites comme l’explique Tsepeneag dans l’éditorial du premier numéro : « Le but de notre revue est fort simple : faire connaître en Occident la littérature de ces pays, pas seulement celle du témoignage, mais aussi celle dans laquelle se dévoilent de nouveaux modes d’écriture, des formes nouvelles d’expression68 ». La revue tend à rapprocher les cultures et bâtir des ponts entre l’Est et l’Ouest mais aussi au sein des communautés de l’Est69. Les Cahiers de l’Est s’inscrivent dans une double tradition en fusionnant les revues littéraires francophones avec les revues de l’exil, afin d’obtenir une revue touchant les deux publics et traversant les frontières au sein de l’Europe.
En France depuis 194870, la littérature de l’Europe centrale est uniquement disponible à travers les maisons d’éditions officielles dépendant directement du régime communiste de provenance. La Tchécoslovaquie publie à travers Artia, la Pologne avec Interpress, la Hongrie par Corvina. Le circuit de publication et d’exportation est fortement réglementé et contrôlé par des censeurs à chaque étape71. Dès lors, la littérature de l’Est manque de naturel et se contente de publier des ouvrages représentant au mieux la doctrine en vogue ; exception faite à la décennie 1960 qui offre une plus grande liberté de publication grâce aux mouvements de libéralisation. Les ouvrages sont considérés comme des livres militants à cause du réalisme socialiste omniprésent, et hormis par les communistes, ils ne sont lus que très peu en Occident.
Les années 1970 marquent un changement à ce niveau. Le changement ne s’effectue pas sur la politique culturelle extérieure des démocraties populaires, cette dernière ne change pas et se referme sur elle-même après l’ouverture de la décennie précédente, mais sur les publications à l’Ouest. En effet, après 1968 et la vague de normalisation, qui touche principalement la Tchécoslovaquie mais stoppe toute autre forme de libéralisation à l’Est, les auteurs reconnus mais désormais interdits continuent pour un certain nombre d’écrire et de publier de manière clandestine. Cette tendance débute avec Soljenitsyne et se répand dans les États satellites de l’URSS avec Vaclav Havel, Ceslaw Milosz ou encore Gyorgy Konrad pour ne citer qu’eux. Les Cahiers de l’Est paraissent précisément à ce moment, au début des mouvements de dissidence culturelle. Les auteurs et les éditeurs trouvent des stratagèmes pour contourner les maisons d’éditions officielles et éviter les ennuis avec la police politique. Comme les Cahiers ne publient le plus souvent que des extraits, une fois les textes récupérés de l’autre côté du rideau de fer grâce aux réseaux personnels, ils ne nécessitent que l’accord de l’écrivain. Ces derniers n’étant pas rémunérés, cela facilite grandement la tâche de publication dans la revue. La rémunération est en effet une action très complexe à effectuer à travers le rideau de fer.
Je ne me souviens pas d’avoir demandé des droits pour les Cahiers. Nous contactions les auteurs, ils savaient. Ou bien ils nous envoyaient eux-mêmes leurs textes. Ils ne nous demandaient pas de rémunération car ils savaient bien que ce n’était pas possible. Le plus souvent d’ailleurs c’était uniquement des fragments de texte72.
Ainsi, les Cahiers participent pleinement à l’insertion de la littérature d’Europe centrale en France, avant que les maisons d’éditions locales s’intéressent à cette aire. Le comité de rédaction le sait et l’affirme dans son tract publicitaire : « Les Cahiers de l’Est se présentent comme une revue littéraire internationale d’un genre inédit73 » Ils sont à l’avant-garde de la presse, présentant l’avant-garde de la littérature de l’Est. L’innovation et la recherche artistique sont une part importante de la revue. Le comité rappelle ainsi que « l’Est intellectuel et artistique est en train de se souvenir qu’il a contribué pour une part non négligeable aux mouvements d’avant-garde en Occident jusqu’à la veille et même au lendemain de la guerre74 », replaçant celui-ci dans la lignée directe de la création originale, conférant légitimité et valeur aux textes présentés. Cet héritage est important et aussi souligné dans l’éditorial du premier numéro : « On a oublié que, jusqu’à la guerre – et même après ! – bon nombre des initiateurs de mouvements d’avant-garde venaient de l’Est75 ».
Cependant, la portée avant-gardiste de la revue provient principalement de D. Tsepeneag, lui-même à l’avant-garde roumaine à travers l’onirisme. Elle s’oppose aux réticences d’autres membres du comité qui souhaiteraient une revue plus classique pour diverses raisons : toucher un public plus large, goûts personnels, publier davantage de littérature de contestation, etc.
Il résume la situation comme suit :
Je crains aussi d’être obligé de faire pas mal de concessions tant idéologiques qu’esthétiques. Ces dernières surtout paraissent inévitables, contraint de faire semblant d’admirer et puis de publier et de diffuser une littérature du même cru que celle de Soljenitsyne ou de Goma76.
Il est vrai que Soljenitsyne est moins connu pour ses talents littéraires novateurs que pour le contenu de ses ouvrages et les révélations qui y sont faites. Ces plaintes sur la littérature contestataire sont adressées sans aucun doute à S. Stolojan qui a en admiration le dissident russe : « Le réveil tardif de l’opinion européenne est l’œuvre d’un seul homme : Soljenitsyne, ce héros de notre temps77 ». Étant la directrice de publication, elle possède un pouvoir décisionnel conséquent au sein du comité et donc le pouvoir d’imposer ce type de littérature qui n’a pas pour objectif la recherche de la création mais l’information. Cette pression se ressent dans les journaux de D. Tsepeneag : À bien réfléchir, quel bénéfice j’en tire, moi, de cette revue ? Sanda Stolojan n’aura aucun scrupule à faire usage de son droit de me censurer – comme le vieux pépé Crețianu ! –, ce qui m’empêchera de faire une revue littéraire moderne (carrément « la revue de l’avant-garde de l’Est », comme je le voudrais). Je me verrai contraint d’accepter des « soljenitsynismes », constamment regardé avec méfiance. Je recevrai les subsides goutte à goutte, sans que cette activité me permette de vivre décemment. Il me sera difficile d’empêcher cette revue de glisser doucement vers la droite. Le politique prenant le pas sur le littéraire, il me sera de plus en plus difficile d’obtenir la collaboration des gens qui vivent dans les pays de l’Est, et Les Cahiers de l’Est risquent de devenir, à terme, une revue de l’émigration78.
Il s’agit là d’un élément clef de la revue. Les Cahiers ne souhaitent pas être une revue de l’exil mais bien celle de la littérature de l’Est. Cette dénomination englobe les auteurs d’Europe centrale vivant au pays autant que les exilés. La littérature d’exil montre de nombreux points intéressants mais du point de vue extérieur, celui des Français, elle n’a pas la légitimité suffisante pour représenter la littérature de l’Est même s’il s’agit bien des langues de cette région. Elle n’en représente qu’une petite part, hors de son milieu linguistique qui plus est. Dès lors, pour convaincre les auteurs du pays d’autoriser la publication de leurs textes dans les Cahiers, la ligne éditoriale de la revue se doit d’être neutre, et si possible, de gauche. Les auteurs d’Europe centrale ont beaucoup plus à perdre que les exilés. Ils peuvent se voir interdits de publication, exclus de l’Union des écrivains, voire dans le cas le plus extrême, emprisonnés. « Ceux ‘‘de l’intérieur’’ auront peut-être peur de faire apparaître leur nom à côté de ceux ‘‘de l’extérieur’’79 ». Participer à une revue, même neutre et de gauche, réalisée par des exilés joue déjà dangereusement avec les polices politiques. Il devient encore plus complexe si la revue porte sa ligne éditoriale sur la contestation des démocraties populaires et se droitise. Il en résulte que sur un total de 46 auteurs roumains, 45 % sont exilés en France, 35 % dans d’autres pays occidentaux et seulement 20 % vivent et créent en Roumanie80.
Les exilés représentent l’écrasante majorité des auteurs publiés en ce qui concerne la Roumanie. Néanmoins, les chapôs introductifs et biographiques ne notifient pas forcément si les auteurs se sont exilés ou non, ce qui brouille à la lecture des Cahiers la frontière entre ceux « de l’intérieur » et ceux « de l’extérieur ».
Bien que les discussions sur la ligne éditoriale soient une affaire de compromis entre les différentes parties, il semble que la volonté de D. Tsepeneag de mettre en avant les innovations littéraires triomphe. Tout du moins, la volonté standardisante et droitisante de S. Stolojan n’est pas suffisamment imposée pour la satisfaire et satisfaire le diplomate roumain qui finance les premiers numéros.
[Crețianu] n’est pas d’accord avec le pari littéraire et esthétique des Cahiers. Il me le reproche. Que puis-je faire ? Je me suis embarquée dans un projet qui m’entraîne malgré moi vers une certaine intelligentsia dont l’esprit gauchisant m’est en réalité antipathique81.
Trouver un but en exil, trouver une place
La création des Cahiers de l’Est vient combler, parfois inconsciemment, un vide psychologique, intime et métaphysique dans le cœur de ces exilés. Dans une société qui leur est étrangère et qui les considère comme des étrangers, même une fois naturalisés96 , point la volonté de s’intégrer dans ce milieu sans pour autant oublier son passé, ses racines et son héritage.
Franchement, pourquoi je tiens tellement à la faire, cette revue ? Il s’agit […], prenant parfois la forme d’un simple prétexte circonstanciel, d’autres fois celle d’un sentiment abyssal, [du] besoin absolu de trouver une place qui me convienne, à même de me permettre de jouer un rôle sur mesure, dans cette société occidentale où je me vois obligé de rester en marge. Il y a aussi le besoin absolu à la fois de donner un sens à mon existence – qui puisse aussi me nourrir quand même et de me permettre d’agir et de crier mes vérités. Est-ce une « vanité sociale » ?… Je ne peux pas, je l’avoue, rester peinard dans mon trou, écrire ce que j’ai à écrire et ne m’occuper que de littérature. Serait-ce de l’exhibitionnisme ? De toute façon, je n’ai aucune raison de me plaindre97.
La revue, d’après cet extrait des journaux de D. Tsepeneag, trouve son fondement à plusieurs niveaux. D’un point de vue terre-à-terre, elle est une occasion d’avoir une activité professionnelle conférant par extension salaire, occupation, socialisation,… Le travail est un moyen clé de s’intégrer dans la société. Il permet de créer des réseaux professionnels, ce qui est intéressant pour des exilés qui parfois viennent tout juste d’arriver dans le pays, de se lier d’amitié à partir de ce nouveau réseau et ainsi de pouvoir sortir de l’isolement dans lequel les exilés peuvent se trouver, comme D. Tsepeneag.
De même, le salaire se présente comme un moyen d’indépendance et de dignité afin de s’émanciper des associations caritatives (qui ont leurs limites aussi), de la précarité, et des jugements que la population peut porter sur ces exilés qui se reposent sur la solidarité pour subsister ou qui questionnent leur présence dans le pays.
Personne ne nous aime, regardés avec suspicion par la gauche et la droite, considérés comme une sorte de trouble-fête, traités soit avec une indulgence méprisante (de pauvres gens traumatisés), soit avec haine98.
Toutefois, il ne leur est pas possible de travailler de la même manière que dans leur pays natal et ce pour plusieurs raisons.
D’une part, du fait de la langue, les exilés sont déracinés de leur milieu linguistique.
Être déraciné, cela veut dire n’avoir pas de place dans le monde, reconnue et garantie par les autres ; être inutile, cela veut dire n’avoir aucune appartenance au monde. Le déracinement peut être la condition préliminaire de la superfluité, de même que l’isolement peut (mais ne doit pas) être la condition préliminaire de la désolation99.
Ce déracinement, linguistique principalement, est un problème de taille en ce qui concerne l’exil intellectuel. Les journalistes, écrivains ou artistes basent leur activité sur la langue. Même si un bon nombre parle déjà le français, l’Europe centrale étant une région particulièrement francophile, écrire des articles journalistiques ou des textes littéraires pour un public français est une autre affaire. Des décennies sont nécessaires pour appréhender et assimiler la langue écrite et ses codes culturels100. Dès lors, ce déracinement linguistique les place dans une situation de mutisme et d’incapacité à exercer leur profession, causant « l’isolement » et « la désolation ». Les Cahiers permettent de passer outre la création à travers la traduction et ainsi de s’insérer davantage dans la société en produisant du tissu social entre-eux mais aussi entre l’Est et l’Ouest, bâtissant un pont entre les cultures.
D’autre part, la fonction d’écrivain qui était pratiquée par D. Tsepeneag entre autres, en Roumanie et son exercice en France sont diamétralement opposées. Les écrivains et intellectuels ont pleinement participé à la légitimation des régimes communistes au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Au sein de ces régimes, une place de choix leur est attribuée.
Cet État mécène, nullement désintéressé, offre à l’artiste, à l’écrivain, une position extraordinaire : celle d’un « ingénieur des âmes », selon l’expression de Staline, investi d’une mission politique de la plus haute importance, changer l’ordre du monde101.
Ainsi, l’État mécène prend en charge l’écrivain en lui offrant une vie confortable au sein de la société socialiste grâce à l’Union des Écrivains, du moment que l’écrivain suit les mouvances politiques102.
On constate ici ce double mouvement contradictoire et classique en régime communiste : intellectuels adulés, choyés, tant qu’ils sont aux ordres et politiquement utiles ; poursuivis, emprisonnés, chassés, quand ils deviennent le poil à gratter de la société et les porte-parole des « sans-pouvoir »103.
Cependant, la France n’est pas un État socialiste et l’écrivain, comme tout artisan et artiste, dépend de la loi du marché. Dès lors, l’écriture obéit à des logiques mercantiles et l’écrivain doit produire son propre moyen de subsistance. Cet état des choses peut se présenter comme décevant pour certains intellectuels exilés arrivant en France : la censure du régime fait place à la censure du marché. L’écrivain perd cette « position extraordinaire » qui lui était attribuée se retrouvant mêlé au
« commun des mortels ». En mars 1979, Sanda Stolojan décrit le processus d’intégration dans la société française, et notamment concernant les intellectuels exilés, dans ces journaux comme suit :
Rentrer dans les rangs une fois établis à Paris c’est l’obstacle psychologique le plus dur à franchir pour les nouveaux venus. Certains qui arrivent de là-bas déjà humiliés par la vie sous le pouvoir communiste, s’adaptent plus facilement. Ils finissent un beau jour par ne plus avoir « le mal du pays » (famille, quartier, habitudes). Les autres, surtout les intellectuels cajolés à un moment donné par le régime et qui arrivent avec des ambitions, avec un ego gonflé par les perspectives ouvertes aux écrivains là-bas, ceux-là tombent de haut. Voir Tsepeneag et Virgil Tanase qui souffrent de se voir ravalés au rang de tout le monde. Paris vous reçoit, mais vous remet à votre place, vous êtes inconnu, à vous de sortir de l’anonymat104.
Le premier type d’exilé décrit correspond à l’écrivaine de ce journal. S. Stolojan a effectivement été malmenée par le régime communiste. Elle a tenté de s’échapper de Roumanie à plusieurs reprises avec son mari après l’arrivée des communistes, a été emprisonnée et privée de sa maison pour cela. Elle rejoint la France en 1961 comme elle le décrit ici « humilié[e] par le pouvoir communiste ». À la dureté de sa situation, elle oppose celle d’une nouvelle vague d’exilés pour qui, selon elle, tout a été plus facile. Au service du régime qui les a « cajolés » pendant un temps, leur répression postérieure paraît moindre. Les démocraties populaires ont aussi changé de stratégie entre temps. Afin d’empêcher les vagues massives d’exil à la mise en place des régimes communistes, un contrôle strict de l’émigration est imposé. Dans les années 1970, avec la croissance de la contestation intellectuelle, les perturbateurs ne sont plus emprisonnés, ni placés en hôpital psychiatrique, mais invités à quitter le pays ; pour ne pas dire expulsés105. D. Tsepeneag a suivi ce parcours. Ce dernier rappelle cependant qu’il n’a « aucune raison de [se] plaindre », certainement par rapport aux exilés des vagues précédentes, voire par rapport à ses compatriotes en Roumanie.
Enfin, s’il est une chose sur laquelle se rejoignent S. Stolojan et D. Tsepeneag, c’est cette volonté « d’agir et de crier [ses] vérités » afin de ne pas délaisser la patrie d’origine, afin de ne pas l’oublier.
Une crainte m’effleure : que nous puissions devenir indifférents envers ce que nous avons vécu. Dans un poème traduit pour les Cahiers de l’Est, Czeslaw Milosz écrit : « Peut-être que l’indifférence va s’instaurer un jour dans la vie de ces exilés, là-bas, au loin, dans leur ferme au Canada… ». Au terme des souvenirs de chacun, il y a cette ombre possible : l’oubli. Garder la flamme vivante, sans qu’elle vous dévore, c’est notre pari existentiel, à nous qui vivons en état d’exil106.
Cette volonté prend racine profondément et donne un sens métaphysique à la revue des Cahiers de l’Est, elle est plus qu’une revue, elle devient un sanctuaire. Elle commémore, elle célèbre, elle rappelle et elle transmet.
Dès sa constitution, les Cahiers de l’Est est une revue qui fait débat au sein des communautés de l’exil mais aussi dans les communautés intellectuelles françaises. On se questionne sur son utilité, sur son sens, sur les conséquences qu’elle va avoir sur la littérature de l’Est et sur les différentes populations. Partie d’une idée de rapprocher les cultures plutôt que de les opposer, la revue prend à contre-pied les principales mouvances politiques. Personne ne croit à sa réalisation jusqu’à ce que ce petit groupe d’exilés parviennent à se réunir, à se mettre d’accord et à trouver l’argent nécessaire pour finaliser la revue. S’ensuit la publication du premier numéro des Cahiers ; premier numéro représentant bien plus sur un plan spirituel et personnel que la lecture seule laisse deviner.
106 S. Stolojan, op. cit. p. 12, p. 19.
Les premières publications font leurs preuves (1975-1976)
Durant les deux premières années de publication, les Cahiers de l’Est voient 8 numéros sortir en librairies sous les financements d’Alexandru Cretzianu. Tiraillés entre les nécessités militantes et leurs volontés esthétiques, le comité de rédaction avance prudemment sur la scène intellectuelle française, mais aussi européenne, se méfiant de la « politique » et des interprétations qui pourraient être faites de leur revue au vu de leur situation d’exil.
Littératures et écrivains en partage
Numéros types
La majorité des numéros des Cahiers de l’Est n’ont pas de thème, de pays, de genre en particulier hormis la littérature d’Europe médiane. Ils présentent en fonction des publications et des envies des rédacteurs, de la poésie, de la prose, des articles littéraires ou politique, très rarement du théâtre, parfois des entretiens et toujours à la fin de chaque numéro, des notes de lectures rédigées par des membres de l’équipe de rédaction sur des ouvrages très divers allant d’ouvrages historiques (comme ceux de Soljenitsyne) à des romans, essais philosophiques, politiques,…
La poésie et la prose sont les éléments principaux composant le corps de la revue. Pour les quatre premiers numéros, la poésie et la prose de fiction représentent un à deux tiers du contenu de la revue. Ainsi pour une moyenne d’un total de 140 pages par numéro, la littérature occupe 58 pages pour le numéro 1, 97 pour le numéro 2, 64 pour le numéro 3, 94 pour le numéro 4 et 51 pour le numéro 5107. Cette tendance se poursuit sur le reste des numéros, exceptée pour certains numéros spéciaux comme le numéro 9-10 orienté davantage sur l’actualité politique et le numéro 12-13 qui porte sur le théâtre.
Il s’agit en effet d’une revue littéraire, il va donc de soi que la littérature représente une part importante de son contenu. Comme annoncé de même dans l’éditorial ouvrant le premier numéro : Mais le but profond de notre revue serait qu’elle n’ait plus de raison de paraître : cela voudrait dire que tous ces écrivains soient lus, appréciés, jugés selon les mêmes critères que les écrivains de n’importe quel autre pays, qu’il n’y ait plus la littérature de l’Est et l’autre108
Il faut donc partager la littérature de l’Est jusqu’au point où cette dénomination n’ait plus lieu d’être et qu’on ne parle plus que de littérature tout simplement. La prose et la poésie occupent une place aussi conséquente au sein de la revue pour cette raison, car il est en effet nécessaire de partager massivement la littérature pour atteindre l’objectif énoncé dans l’éditorial.
En ce qui concerne les genres littéraires présentés à travers les vingt numéros publiés, on en trouve une diversité extrêmement grande. La plupart des membres de l’équipe de rédaction sont associés à des courants esthétiques déviant des courants principaux. Petr Kral est un poète surréaliste et Dumitru Tsepeneag, un oniriste par exemple. Ces affiliations à des courants plus originaux les prédisposent à s’ouvrir à l’innovation et partager des textes provenant d’horizons très différents. Ainsi on peut trouver dans les Cahiers des textes réalistes comme Les Miroirs carnivores109 de Nicolae Breban. Ce texte décrit l’après-midi du jeune Herbert qui s’ennuie tout seul et voudrait jouer avec d’autres enfants quelque temps après la guerre. L’écriture décrit les sentiments, les situations, les actions de manière assez traditionnelle mais dénote cependant par le récit en lui-même qui traite de situations inhabituelles. Dans le même numéro (le numéro 3 en question) on trouve un autre extrait de roman totalement opposé en style. L’extrait Des Fondateurs de la Cité110 par György Konrad est de même que Les Miroirs carnivores un extrait de roman. Cependant, Les Fondateurs de la Cité est d’un style complètement différent. À travers sa narration
à la première personne, le roman se perd dans les pensées du narrateur, dans l’histoire de la ville où il habite et dans la complexité de la gouvernance et de l’urbanisme afin de satisfaire le plus grand nombre. L’écriture est structurée et décousue en même temps. Une idée apparaît, s’étire longuement avant de revenir à la narration principale. Ce roman ne s’assimile pas du tout au réalisme traditionnel mais au contraire tente d’innover et d’échapper aux schémas pré-conçus.
Il en va de même pour la poésie. Au sein du même numéro 3, on y lit une importante quantité de poèmes de genres très divers. En voici une brève illustration :
A peine adolescents, encore enfants
Nous allions par les champs. Du ciel noir l’ombrelle
Couvrait au loin les étincelles de nos villages.
Nous marchions, et nos épaules sages
A peine se touchaient. Si au moins je pouvais
Des paumes de mes mains effleurer ton visage
Dans cette nuit…
Mais non. Nous marchions seulement émerveillés
Par cette nuit si douce malgré l’orage
Qui tant de fois nous pressait côte à côte
Comme par hasard. Soudain sur les bois obscurcis,
Sur nos têtes sombres, sur nos secrets naissants
Fondit la pluie. Mais cette nuit le vent
N’était pas si méchant, la pluie était si douce.
Pour tous les jours depuis, pour toutes les années
Je ne donnerais pas une minute de cette nuit.
O, cette nuit !
Le poème « Nuit » de Vatiou Rakovsky est romantique et bucolique. Il se place dans une lignée ancienne de poètes décrivant leurs sentiments et principalement leurs sentiments amoureux. Il illustre ses souvenirs à travers des images, des formulations esthétiques et des constructions de style comme la répétition de « cette nuit » structurant le poème.
il décide fermement
de dormir raide
et noir
il est aidé en cela
par l’inflexibilité naturelle
de toutes les moelles du monde
la moelle épinière du crayon
éclatera mais ne pliera pas
jamais il ne rêvera
de vagues ou d’une chevelure
seulement de soldats au garde-à-vous
et de cercueils
ce qui l’habite
est droit
ce qui est en dehors de lui est de travers
bonne nuit
« Le rêve du crayon » par Tymoteusz Karpowicz diffère en premier lieu dans sa syntaxe du poème plus traditionnel de Rakovsky. Il ne possède pas de ponctuation, ni majuscule, ni point, ni virgule. Ensuite, il traite d’un sujet plus fantaisiste, à savoir ce qui se passe dans la tête de ce crayon lorsque la nuit tombe. Il se positionne dès lors davantage dans des courants qui tendent vers l’avant-garde et l’expérience poétique surréaliste. On peut de plus voir à travers le crayon une métaphore de l’écrivain soumis aux forces extérieures du monde et de la société.
Tout est
dans le caillou
dans le sens tombant
de la flèche
dans l’hyperbole du bras
la courbure de l’arbre
tout est rayon
qui frappe le miroir
et l’image dispersée se reforme
ailleurs
Sanda Stolojan dans son poème « Ailleurs » soustrait la réalité des mots pour transposer des émotions plus profondes et intimes. Dans ce court poème mystique, elle se détache de la poésie représentative qui est principalement produite et publiée en Europe.
Ces trois poèmes se différencient tous les uns des autres. Il en va de même avec les nombreux autres composant le numéro 3 et composant tous les autres numéros de la revue. Les Cahiers tendent à montrer la diversité de la production des auteurs de l’Est et ce, en choisissant les poèmes pour leur qualité littéraire et leur originalité. Bien entendu, tous les poèmes présentés ne sont pas égaux en qualité. Certains sont beaucoup plus riches en technique, esthétique et originalité que d’autres. Cependant, il dépend aussi des goûts du lecteur de l’appréciation d’un style plutôt qu’un autre. Ainsi, en publiant une grande quantité de poèmes d’une grande diversité de styles, les rédacteurs s’assurent d’en plus de populariser un nombre plus important d’auteurs, de plaire à tous les lecteurs et d’ouvrir les champs d’appréciations de certains à d’autres types de poésie.
D’autre part, Sanda Stolojan, l’auteure d’« Ailleurs », est aussi directrice de la publication pour ce numéro. Ainsi on peut voir quel type d’écrivain sont les personnes en charge de choisir les textes présentés et vers quel genre de littérature ils se tournent.
La revue présente de grands noms de la littérature de l’Est comme P. Goma, A. Soljenitsyne (bien que ce dernier n’y soit présent qu’à travers des fiches de lecture), M. Kundera ou G. Konrád pour ne citer qu’eux. Cependant la majorité des auteurs présentés dans les Cahiers sont inconnus à l’Ouest hormis quelques cercles initiés. Il est nécessaire alors pour la revue de présenter au préalable chaque auteur afin d’introduire son texte et de mettre en plus d’un nom, une histoire derrière la littérature.
Quête de soi, chronique de la désespérance déguisée en ironie, l’envoûtante œuvre de Wojaczek relève pour certains d’une création pathologique, mais elle est avant tout l’expression du nonconformisme de la jeunesse face au monde des valeurs vieillies, auxquelles elle ne veut ni ne peut s’adapter.
Né en 1945, il est passé tel un météore dans le ciel de la jeune poésie polonaise, pour disparaître dans une mort volontaire en 1971. Il exerça une grande influence sur les poètes de la « génération 70 », ses camarades pour la plupart d’entre eux. qui voient en lui leur patron. « Il est rare qu’au moment du début apparaisse dans la poésie une individualité aussi affirmée, aussi bouleversante par sa vérité intérieure – écrit le poète Krzysztof Nowicki -… il a su, de façon particulièrement suggestive, imposer au lecteur son modèle d’écriture basé sur l’ironie, laquelle, cessant d’être un moyen poétique, devenait idéologie… Wojaczek eut l’habitude de parler franchement des choses qui, jusque-là, étaient tabou… ».
Et, à propos de sa fin tragique, citons un autre auteur polonais, Boguslaw Kierc : «… Avoir sa propre mort – tel fut son rêve le plus cher et très véridique… De son corps, il nourrissait la poésie, il en nourrissait aussi la mort qui se nommait « Être ». Il était convaincu que rien de plus important ne pouvait justifier sa vie… ».
Il a publié deux recueils de poèmes : Saison (1969), Un autre conte de fée (1970). Deux autres recueils sont posthumes : Celui qui n’existait pas (1972), Une croisade interrompue (1972). Z. B. Quasiment tous les textes, poèmes et proses, débutent par une biographie de l’auteur rédigée par un membre de la rédaction, comme ici rédigée par Zofia Bobowicz. La biographie ci-dessus présente le poète sur différents plans. Elle présente l’homme, son histoire, son caractère, son parcours, son influence sur ses pairs, etc. en plus de son œuvre poétique. Zofia Bobowicz utilise aussi des citations d’autres auteurs ou intellectuels pour développer ici la biographie.
Ces biographies peuvent être parfois très courtes et parfois très longues. Par exemple, la biographie du poète hongrois Lajos Kassák115 dans le numéro 3 est plus longue que le poème qu’elle est censée introduire. Le poème devient ici un prétexte, une ouverture pour inviter le lecteur à découvrir ce poète, découvrir son œuvre monumentale, son histoire et son investissement dans la propagation de l’art à travers l’Europe. Les biographies sont un moyen de personnifier les textes et de permettre au lecteur d’associer la littérature à de véritables personnes qui ont existé ou existent à leur époque. Faire connaître la culture de l’Est passe aussi par la connaissance des acteurs qui sont derrière cette même culture.
Les Cahiers de l’Est ne peuvent présenter qu’une partie infime de la littérature des pays d’Europe médiane. Il va de soi qu’à travers vingt numéros, il n’est pas possible de présenter tous les auteurs pertinents de chaque pays d’Europe centrale. Les écrivains sont en effet assez nombreux et ceux introduits dans les Cahiers doivent correspondre à la ligne éditoriale et politique de la revue. Parfois les auteurs choisis n’ont pas une carrière littéraire extrêmement développée et manquent de renommée à l’internationale et dans leur pays. Ainsi, si certains auteurs sont quasiment inconnus à l’Ouest, ils le sont aussi parfois dans leur pays d’origine. Tous les auteurs ne peuvent pas traverser le temps avec succès et certains ne traversent même pas le présent. La revue présente en partie des innovations, des nouveautés, ce qui ne rime pas forcément avec longévité.
En effet, la plupart des auteurs n’ont pas marqué leur temps et n’ont pas eu un impact important sur la littérature de leur pays, et ce pour diverses raisons tels que le contexte culturel, leur assimilation à la dissidence, leur âge ou encore la reconnaissance de leur talent. Ils font partie d’un mouvement plus large qui les rend anonymes. En discutant avec des natifs de ces pays, on se rend rapidement compte qu’une partie de ces auteurs ne sont pas connus et ce même par des intellectuels de l’époque116. Néanmoins, cette conclusion n’est pas propre aux anciennes démocraties populaires. Dans n’importe quel pays d’Europe, en étudiant les revues littéraires d’un temps donné, la masse d’auteurs contemporains qui se renouvelle en permanence ne permet qu’à une infime partie d’entre eux de traverser le temps, les autres étant oubliés quasi instantanément. Ainsi, la littérature présentée dans les Cahiers n’est pas totalement représentative de la littérature lue dans les pays d’Europe médiane mais davantage de la littérature produite.
La littérature des Cahiers de l’Est est principalement centrée sur la poésie, la nouvelle et le roman, à savoir les principaux genres littéraires. Cependant un genre littéraire est laissé pour compte : le théâtre. À travers les vingt numéros, seulement quatre extraits de pièces de théâtre y sont présentés et une seule fiche de lecture est dédiée à un texte théâtral. Bien entendu, le numéro 12-13 lui est entièrement dédié. Toutefois, même ce numéro ne publie pas d’extrait théâtral mais disserte davantage sur la théorie théâtrale et sa situation dans les démocraties populaires, principalement en Tchécoslovaquie, dix ans après le Printemps de Prague. Que justifie donc cette absence si grande ?
Le théâtre est un genre littéraire à part. Il fait pleinement partie de la culture et de la littérature, ce pourquoi il est tout de même présent au sein des Cahiers. Cependant il est un genre hybride entre littérature et arts du spectacle. En effet, le terme « théâtre » provient du grec theatron signifiant « ce qui donne à voir ». Avant d’être lu, le théâtre est fait pour être vu. Bien que certaines pièces aient été conçues pour être lues exclusivement, l’immense majorité ont été créées pour être représentées sur une scène devant un public. C’est pourquoi la question de la présence d’extraits de théâtre dans une revue littéraire est une question sensible. La lecture du théâtre est plus compliquée pour un lecteur seul et l’immersion dans l’histoire davantage encore n’ayant pas les outils narratifs de la prose ni la structure esthétique de la poésie. Le théâtre étant principalement composé de dialogue, il nécessite un espace important au niveau matériel dans la revue mais prend moins de temps à lire qu’un extrait de roman occupant le même espace. Ainsi, ne pas publier nombre d’extraits théâtraux pourrait être aussi un choix stratégique de la rédaction pour fournir au lecteur un temps de lecture conséquent.
Le numéro un : un numéro idéal
Le premier numéro d’une revue, comme la première rencontre avec une personne, attache une impression solide, complexe à modifier par la suite. Afin que cette première impression donnée par les Cahiers de l’Est soit la plus positive possible, il est nécessaire que le comité de rédaction travaille considérablement à sa bonne réalisation. La revue, en plus de se présenter positivement à son nouveau public, doit aussi répondre à des controverses qui se tiennent avant même sa première parution. En effet, elle est soupçonnée par certains, comme Milan Kundera, d’être « une publication réactionnaire »121, par d’autres comme Cretzianu d’être « gauchisante »122, ou encore de « maintenir la littérature de ces pays dans une sorte de ghetto »123. Le comité de rédaction tente à travers ce premier numéro de relever ces accusations.
Le numéro un sert de vitrine, de modèle pour les lecteurs, les éditeurs et les financeurs. En plus d’être celui qui marque les esprits dans l’imaginaire collectif, il s’agit très certainement du numéro que présente le comité de rédaction à de futurs producteurs. En effet, les fonds Cretzianu sont prévus initialement pour une année et sont finalement rallongés à deux. Cependant, aux vues des tensions avec l’ancien diplomate roumain, chercher de nouvelles sources de financement devient une nécessité. Dès lors, le numéro un présente la plus grande diversité de contenu de tous les numéros. On retrouve à l’intérieur quatre poèmes, cinq textes en prose, un extrait de théâtre, un document (un extrait de journal), trois articles politiques, quatre articles littéraires et quatre notes de lecture pour un total de 137 pages. Il est le seul numéro, sur les vingt, à présenter la totalité des types de contenus que la revue propose, mettant en exergue sa volonté démonstrative.
Le numéro un se présente comme le numéro le plus proche du numéro moyen. Après avoir comptabilisé le nombre de pages par type de contenus pour chaque numéro des Cahiers de l’Est, une moyenne en ressort et semble être similaire à la répartition du numéro un. La plupart des autres numéros se rapprochent de cette moyenne, pas autant que le numéro un toutefois, tandis que d’autres diffèrent grandement comme le numéro 9-10, 12-13 ou 17124. Le numéro un représente ainsi un modèle à présenter et à suivre tout au long de la production des Cahiers, modèle approuvé par le comité de rédaction et le public aux vues de son maintien sur les cinq années de publication.
L’« Éditorial »125 qui ouvre ce numéro, rédigé par D. Tsepeneag, pose les principes et intentions suivies par la revue au fil de ses publications. D. Tsepeneag revient tout d’abord sur l’histoire de l’Est avec sa séparation de l’Ouest par le rideau de fer, les premiers contacts qui se refont timidement, principalement centrés sur la Russie à travers la figure de Soljenitsyne, principalement centrés sur les malheurs de ses habitants. Il discute ensuite de la perception condescendante de sa production artistique par l’Ouest et rappelle que « jusqu’à la guerre – et même après ! – bon nombre des initiateurs de mouvements d’avant-garde venaient de l’Est. » Cette perception condescendante de l’Occident est due selon lui à l’absence de relai pour « la vraie littérature », a contrario de la littérature contestataire et de la littérature officielle. Ainsi, l’Ouest n’a accès qu’à des littératures peu inventives, peu esthétiques, dédiées aux témoignages ou alors soumises aux contrôles des censeurs communistes. Ce dernier point est cependant à nuancer. Selon la période et les mouvances politiques dans les démocraties populaires, qui diffèrent aussi en fonction des pays, la censure ne concerne pas les mêmes éléments. Un roman autorisé pendant les années 1960 peut très bien être interdit dans les années 1970126. De plus, en dehors de la période stalinienne (1948-1953) qui impose le réalisme socialiste127 aux écrivains, les censeurs ne s’attaquent pas à l’innovation spécifiquement mais à la « subversion », autant esthétique qu’idéologique, qui leur paraît menaçante. On peut ainsi trouver des textes esthétiquement intéressants autorisés par le régime, du moment qu’ils ne s’éloignent pas trop des modèles traditionnels et qu’ils ne traitent d’aucun problème réel vécu par leurs concitoyens.
Proche de la fin, D. Tsepeneag annonce le but des Cahiers :
Le but de notre revue est fort simple : faire connaître en Occident la littérature de ces pays, pas seulement celle du témoignage, mais aussi celle dans laquelle se dévoilent de nouveaux modes d’écriture, des formes nouvelles d’expression.
Les Cahiers de l’Est se vouent à jouer le rôle de relai entre l’Est et l’Ouest qui manque cruellement pour la « vraie littérature », la littérature libre qui ne répond ni aux attentes d’un régime, ni à celles d’un marché mais seulement à la Création et à l’Art. L’emphase est mise sur la nouveauté, l’innovation, l’originalité. L’avant-garde prime sur le convenu.
Le rédacteur en chef annonce enfin pour clôturer cet éditorial « le but profond » des Cahiers de l’Est.
Mais le but profond de notre revue serait qu’elle n’ait plus de raison de paraître : cela voudrait dire que tous ces écrivains soient lus, appréciés, jugés selon les mêmes critères que les écrivains de n’importe quel autre pays, qu’il n’y ait plus la littérature de l’Est et l’autre.
Les Cahiers tendent à abattre les murs imaginaires qui séparent la littérature de l’Est de celle de l’Ouest. Par ce fait, la revue souhaite intimement que ces deux littératures soient traitées d’une manière similaire, sans préjugés, sans pitié et sans indifférence.
Tout au long de cet éditorial, D. Tsepeneag pointe la position délicate dans laquelle se retrouvent les exilés d’Europe centrale en France et l’instrumentalisation qui leur est faite par les différents partis politiques français pour servir leurs intérêts. Cette tendance à vouloir échapper aux discours réificateurs et opportunistes se traduit de même tout au long de la parution des Cahiers de l’Est.
Ainsi, le premier numéro de la revue instaure la ligne éditoriale suivie pour les cinq années de publications. Cette ligne se meut légèrement au fil du temps mais demeure fidèle aux idéaux de départ, idéaux d’égalité, de reconnaissance et de liberté.
Ce premier numéro doit effectivement être le plus travaillé et le plus complet pour la consistance de sa ligne éditoriale, les fondations doivent être solides pour supporter l’édifice. Mais il doit aussi être le plus travaillé afin de percer au milieu de la pléthore de revues qui sont publiées au cours de la décennie 1970. Comme il en a été discuté dans le chapitre 1, les années 1970 voient se développer une importante presse, principalement militante, traitant de sujets beaucoup plus diversifiés que la presse traditionnelle128. Par conséquent, il s’agit de se démarquer dans cette offre pour toucher le lecteur potentiel et le fidéliser. Jusqu’alors, aucune autre revue ne proposait de programme similaire aux Cahiers de l’Est, leur assurant le monopole de l’originalité. Cependant, paraît au même moment que le premier numéro une revue très similaire : la revue Kontinent. Cerise sur le gâteau, bonjour la concurrence ! Financé par Soljenitsyne et quelques autres ; Vladimir Maximov sort lui aussi, en Allemagne, une revue en cinq langues qui ressemble beaucoup à la nôtre. Il a commencé déjà à faire sa publicité129.
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Table des matières
Remerciements
Introduction
Chapitre 1 : la genèse des Cahiers (1973-1975)
I) Former une équipe
II) Arrêter une ligne éditoriale
III) Rechercher des financements
IV) Trouver un but en exil, trouver une place
Chapitre 2 : Les premières publications font leurs preuves (1975-1976)
I) Littératures et écrivains en partage
II) Le numéro un : un numéro idéal
III) Une ligne éditoriale tempérée dans un monde ultra-politisé
IV) Dialogues à travers l’Europe
Chapitre 3 : Changement de méthode, la littérature contre le politique (1976-1978)
I) Une revue solide
II) Turbulences à l’Est, échos à l’Ouest
III) La « Collection des Cahiers de l’Est », apogée de la revue
Chapitre 4 : Déclin ou tremplin ? Les derniers numéros des Cahiers (1979-1980)
I) Retour à la littérature
II) Arrêt subit : deux visions distinctes
Conclusion
Bibliographie
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