LES PRATIQUES D’ECRITURE D’HISTOIRE DE VIE CHEZ LA PERSONNE AGEE

« A chaque fois qu’une personne âgée disparaît, c’est une bibliothèque qui part en fumée » Proverbe africain .

« Vous aimeriez transmettre votre expérience, parfumer vos amours d’un brin d’éternité mais vous n’avez ni le temps ni le courage de prendre la plume. L’écrivain biographe vous écoute. Il s’imprègne de votre parcours, de vos émotions. Le récit naît de vos souvenirs….L’écrivain biographe vous aide à devenir l’auteur du livre qui vous ressemble » .

Cet extrait emprunté au site web d’un des nombreux biographes privés existant sur le marché illustre l‟engouement actuel pour les mémoires et autobiographies. Au fondement de ce marché émergeant, une motivation à écrire sa vie, et un concept : celui du récit de vie. Si, en proportion, peu de personnes rédigent leur mémoire ou leur autobiographie, les professionnels du vieillissement (gériatres, praticiens) constatent que de nombreuses personnes âgées sont engagées dans l‟élaboration d‟une histoire de vie cohérente qu’elles écrivent dans leur tête. Si bien que l‟on constate dans la presse destinée aux seniors le développement de prestations de services Ŕ biographiques Ŕ qui vont offrir la possibilité à l‟individu d‟inscrire son histoire de vie sur un support (CD, livre). Outre les biographes privés, on trouve une multitude d‟offres hétérogènes comme les ateliers d‟écritures, les stages de formation intensive surfant sur la vague du coaching, les offres de conservation des récits de vie, etc.

Récit de vie et personnes âgées

Si dans nos sociétés occidentales la chaîne de transmission s‟allonge , les générations communiquent peu entres elles (Préel, 2000) . L‟éclatement des liens familiaux traditionnels, la dispersion géographique des générations au sein d‟une même famille, la solitude et l‟isolement inhérents aux modes de vie modernes concourent à distendre les liens du lignage (Argentin, 2006) . Dans le même temps, l‟accélération de l‟histoire et de la technologie confèrent une perte d‟influence aux aînés (Préel, 2005) . Or ces derniers ont une vie riche en souvenirs, en expériences et en significations qu‟ils aiment à se remémorer et cherchent à préserver. S‟il est un comportement qui participe aux besoins de mémoire et de transmission, c‟est bien l‟élaboration d‟un récit de vie. Celui-ci permet de « réactiver » certains rôles sociaux traditionnels de la personne vieillissante : transmettre son expérience, son savoir, faire découvrir des choses oubliées, etc. (Billé, 2002 ; Vercauteren et Hervy, 2002 ). De plus, ce comportement s‟ancre particulièrement bien dans le processus du vieillissement. En effet, ce dernier est propice à la recherche de sources de sens (Erickson, 1959 ; Leclerc et alii, 2003) et à la recherche d‟une continuité de soi (Butler, 1963 ; McAdams, 2001a). Dans ce sens, participer à la construction sociale de la réalité et lier les générations sont généralement des préoccupations des personnes vieillissantes (Manheimer, 2004; Martens et alli, 2005). La personne de 60 ans a un rôle important, celui de pont entre les générations, entre ses parents et ses petits-enfants, qui permet d‟assurer une cohésion et transmettre l‟histoire et le patrimoine de la famille (Rosenthal, 1985; Schewe et Balazs, 1992). C‟est pourquoi, bien que l‟on puisse élaborer un récit de vie à tout âge, nous décidons d‟étudier ce comportement à partir de 60 ans, d‟autant plus que les offres de services sont plus particulièrement destinées à cette population. Ce seuil correspond à l‟âge moyen de départ à la retraite et de nombreux spécialistes, tant du domaine de la santé, de la psychologie, que du marketing, s‟accordent à dire qu‟il marque le début du vieillissement (Bresay, 2004 ; Fry, 1990 ; Guiot, 2006 ).

Intérêt managérial d’étudier le récit de vie des personnes âgées

Cette recherche s‟inscrit dans la problématique générale du vieillissement démographique. La société française va connaître une profonde transformation de la structure de sa population sous l‟effet de l‟allongement de la durée de la vie et de l‟arrivée massive à la retraite des « baby boomers », c‟est à dire des personnes nées dans les années 1946-1960. Selon les chiffres de l‟INSEE , la proportion des 60-74 ans devrait augmenter de près de 60% dans les 15 prochaines années, et celle des plus de 75 ans de près de 30%. Par ailleurs, les seniors n‟ont jamais été aussi aisés financièrement. Toutefois, ils épargnent plus que le reste de la population et leur consommation pourrait se développer si des offres adaptées à leurs besoins et attentes leur étaient proposées (Tréguer, 2007) . Dans ce sens, Urien et Guiot (2007) soulignent le développement de produits permettant de gérer l‟attitude face à la mort des consommateurs âgés. Ces offres restent néanmoins marginales et d‟une manière générale, les produits et les services à destination des seniors ne prennent pas suffisamment en compte les besoins et attentes spécifiques qui naissent de l‟expérience du vieillissement. Il en est ainsi des motivations au récit de vie. De nombreuses personnes âgées sont engagées dans l‟élaboration d‟une histoire de vie cohérente mais très peu passent à l‟action : « elles écrivent l’histoire dans leur tête », « elles disent attendre le bon moment », (Freyssenet, 1995 ; de Givenchy 2004 ; Pittet, 2004 ; Argentin, 2006 ; Lalive d‟Epinay, 2009). C‟est donc que les services proposés manquent de visibilité et/ou qu‟ils ne sont pas adaptés aux attentes et aux besoins des personnes âgées. En outre, le marché émergeant des services biographiques est relativement peu structuré. Le consommateur est confronté à toutes sortes d‟offres et on y déplore malheureusement de nombreux abus. Par exemple, certains biographes privés se contenteront d‟une simple retranscription des propos, tandis que d‟autres effectueront un réel travail d‟analyse et de structuration de ces propos. Les prix varient également du simple au quadruple, entre 2500 et plus de 8000€ pour la livraison d‟une biographie complète .

Une meilleure compréhension du comportement s‟avère ainsi nécessaire pour permettre de développer des offres plus adaptées, et mettre en valeur des vecteurs de communication afin d‟améliorer leur visibilité et ainsi éviter les abus. Si le concept de récit de vie chez la personne âgée présente un intérêt managérial certain, il présente également un intérêt académique.

Intérêt théorique de la recherche

Le récit de vie est un champ d‟investigation méconnu en Marketing. Alors que la pratique des « écritures du moi » (biographies, autobiographies, journaux, mémoires, etc. – Gusdorf, 1991) a fait l‟objet de nombreuses recherches en gérontologie, en sociologie et surtout en littérature, aucune recherche n‟a porté sur ces comportements spécifiques dans notre discipline. Si le marketing étudie les comportements d‟extension, de préservation de soi et de transmission intergénérationnelle (Belk, 1988 ; Wallendorf et Arnould, 1988 ; Price, Arnould et Curasi, 2000; Curasi, 2006), ces recherches se focalisent bien souvent sur une préservation et une transmission symbolique du self au travers d‟objets « spéciaux ou chéris ». Or la signification de l‟objet transmis est fragile et risque d‟être transformée par la personne qui va le recevoir (Epp et Arnould, 2006) . De façon intéressante, l‟écriture de l‟histoire de vie permettrait de dépasser ces significations symboliques.

D’une manière plus générale et comme nous l’avons vu dans la section précédente, le concept de récit de vie semble naître de l’expérience du vieillissement. Dans ce cadre théorique élaboré par Guiot (2006) , un certains nombre d’évènements de vie liés au vieillissement (perte de capacités, deuil, etc.) nécessitent des mécanismes d’ajustement qui vont engendrer des besoins et attentes spécifiques. Ainsi, l’étude du concept de récit de vie permettrait d’approfondir la connaissance et la façon dont les mécanismes d’ajustement au vieillissement, la recherche d’une continuité de soi et les préoccupations génératives par exemple, façonnent le comportement de consommation de services biographiques.

Table des matières

INTRODUCTION GENERALE
1. RECIT DE VIE ET PERSONNES AGEES
2. INTERET MANAGERIAL D’ETUDIER LE RECIT DE VIE DES PERSONNES AGEES
3. INTERET THEORIQUE DE LA RECHERCHE
4. OBJECTIFS DE LA RECHERCHE
5. POSITIONNEMENT EPISTEMOLOGIQUE DE LA RECHERCHE
6. PROBLEMATIQUE DE LA RECHERCHE
7. PLAN DE LA RECHERCHE
CHAPITRE 1 : LES PRATIQUES D’ECRITURE D’HISTOIRE DE VIE CHEZ LA PERSONNE AGEE
INTRODUCTION
1. LE MARCHE DES SERVICES BIOGRAPHIQUES
1-1. Les services d’apprentissage des compétences nécessaires à l’élaboration du récit de vie
1-1-1. Les ateliers de réminiscence et d’écriture
1-1-1-1. Le principe des ateliers Réminiscence-Ecriture
1-1-1-2. Les applications
1-1-2. Les services qui aident l’individu à réaliser son récit de vie par lui-même
1-1-2-1. Les «guides et conseils »
1-1-2-2. Les Livres-Albums
1-2. Les services de co-production du récit de vie
1-2-1. Les biographes privés
1-2-1-1. Un marché hétérogène et non réglementé
1-2-1-2. Comparaison des tarifs
1-2-2. Les autres prestataires
1-3. Les services de diffusion et de conservation du récit de vie
1-3-1. La diffusion des récits de vie
1-3-2. La conservation des récits de vie
1-4. Synthèse : Définition des services biographiques
2. LE CONCEPT DE RECIT DE VIE
2-1. Génèse du concept
2-1-1. Le processus d’individualisation
2-1-2. Une activité de mise en cohérence nécessaire
2-2. Définition du récit de vie
2-2-1. Le processus de construction de sens à partir de faits temporels personnels
2-2-2. Le terme « récit de vie »
2-2-2-1. Les avantages du terme « récit de vie »
2-2-2-2. Distinction d’autres concepts
2-3. Les situations favorables au récit de vie
2-3-1. Une influence extérieure
2-3-2. La retraite et l’isolement social
2-3-3. Des événements stressants
2-3-4. Un sentiment d’urgence temporelle
2-3-5. Synthèse
2-4. Les motivations internes au récit de vie
2-4-1- Les motivations liées au rapport aux autres
2-4-1-1. Les récits de vie orientés vers soi
2-4-1-2. Les récits de vie orientés vers les autres
2-4-2. Les motivations liées au rapport au temps
2-4-2-1. Les récits de vie « à bénéfices immédiats »
2-4-2-2. Les récits de vie pour la postérité
2-5. Synthèse de la section 2
CONCLUSION DU CHAPITRE 1
CHAPITRE 2 : ANCRAGE ACADEMIQUE EN COMPORTEMENT DU CONSOMMATEUR ET PRINCIPALES THEORIES LIEES AU RECIT DE VIE
INTRODUCTION
1. ANCRAGE ACADEMIQUE EN COMPORTEMENT DU CONSOMMATEUR
1-1. Le paradigme du parcours de vie
1-1-1. Le Capital Humain
1-1-2. Le processus de socialisation
1-1-3. Les mécanismes d’ajustement
1-2. Le vieillissement du consommateur âgé
1-2-1. Les stratégie d’ajustement au vieillissement
1-2-2. Le vieillissement subjectif et ses effets sur le comportement
1-3. Extension, préservation de soi et transmission intergénérationnelle à travers la distribution des objets spéciaux
1-3-1. Les objets spéciaux
1-3-2. Mécanismes d’ajustement et situations propices au transfert
1-3-3. Le rôle du sens lié à l’objet et les motivations au transfert
1-4. Synthèse et apports pour la compréhension du récit de vie
2. LES THEORIES DE LA RELECTURE DE VIE
2-1. Le processus de relecture de vie
2-1-1. L’approche de Butler
2-1-2. L’approche par les théories de l’ « identité »
2-1-3. Les approches issues de la gérontologie
2-1-4. Les approches liées au processus de deuil
2-2. Les effets de la relecture de vie
2-3. Synthèse et apports pour la compréhension du récit de vie
3. LES THEORIES DE LA MEMOIRE AUTOBIOGRAPHIQUE ET DE LA REMINISCENCE
3-1. La mémoire autobiographique
3-1-1. Définition
3-1-2. Organisation et conditions de rappel de la mémoire autobiographique
3-1-2-1. Organisation de la mémoire autobiographique
3-1-2-2. Récupération de la mémoire autobiographique
3-2. La réminiscence
3-2-1. Les fonctions de la réminiscence en gérontologie
3-2-2. Les fonctions de la réminiscence en psychologie sociale
3-3. Synthèse et apport pour la compréhension du récit de vie
4. LES THEORIES DE LA GENERATIVITE
4-1. Identification de la générativité
4-1-1. Les fondations bâties par Erikson
4-1-1-1. La théorie du développement d’Erikson
4-1-1-2. La générativité selon Erikson
4-1-2. Les apports de Kotre
4-1-3. Les apports de McAdams
4-1-4. Le côté « obscur » de la générativité
4-2. La générativité comme mécanisme d’ajustement au vieillissement
4-3. Mode d’action de la générativité
4-3-1. Les facettes de la générativité
4-3-2. Relations entre les facettes
4-4. Synthèse et apport pour la compréhension du récit de vie
CONCLUSION DU CHAPITRE 2
CHAPITRE 3 : APPROFONDISSEMENT DU CONCEPT DE RECIT DE VIE : UNE APPROCHE QUALITATIVE
INTRODUCTION
1. METHODOLOGIE DES ETUDES QUALITATIVES
1-1. Analyse lexicographique
1-1-1. Les textes étudiés
1-1-2. La méthode d’analyse
1-2. Entretiens qualitatifs
1-2-1. Les besoins d’information
1-2-2. Le choix de la population et de l’échantillon
1-2-3. Le recueil de l’information
1-2-4. La méthode d’analyse
2. QUAND ECRIT-ON SA VIE ?
2-1. Temps 1 : Un projet
2-2. Temps 2 : Un moment déclencheur
2-3. Temps 3 : L’élaboration du récit
2-4. Synthèse
3. POURQUOI ECRIT-ON SA VIE ?
3-1. Les motivations
3-1-1. Flatter l’ego
3-1-2. Réparer l’ego
3-1-3. Ne pas être oublié
3-1-4. Partager
3-1-5. Transmettre
3-1-6. Témoigner
3-1-7. Fiabilité et validité des résultats
3-2. Les thèmes des récits de vie
3-2-1. Les récits de vie Reconnaissance
3-2-2. Les récits de vie Thérapie
3-2-3. Les récits de vie Testament
3-2-4. Les récits de vie Communauté
3-2-5. Les récits de vie Famille
3-2-6. Les récits de vie Patrimoine
3-3. Synthèse
4. QUI ECRIT SA VIE ? (LES DETERMINANTS INDIVIDUELS QUI SOUS-TENDENT LES MOTIVATIONS AU RECIT DE VIE)
4-1. De l’utilisation du passé
4-2. La générativité
4-3. Le sentiment d’efficacité personnelle
4-4. L’estime de soi
4-5. L’âge
4-6. Synthèse
CONCLUSION CHAPITRE 3
CONCLUSION GENERALE

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