PRATIQUES SOCIALES, RรGULATIONS MARCHANDES ET ACTION PUBLIQUE
Depuis lโaprรจs-guerre, le dรฉveloppement de la chimie a fait une entrรฉe massive dans les modes de dรฉveloppement รฉconomique et les modes de vie comme en tรฉmoignent les 100 000 molรฉcules de synthรจse prรฉsentes sur le marchรฉ et recensรฉes ร ce jour. Facteur dรฉcisif des gains de productivitรฉ dans lโagriculture et promus au rang de produits de consommation domestique courants au travers de leur distribution dans les grandes surfaces et les jardineries, les pesticides font de plus en lโobjet dโune attention critique pour leurs effets potentiels sur lโenvironnement et sur la santรฉ des populations. Une analyse des questions et controverses soulevรฉes par les pesticides encourage ร distinguer la situation des usages domestiques des pesticides de celle des usages agricoles qui a dรฉjร fait lโobjet de plusieurs analyses. Par exemple, des travaux de lโInstitut National de la Recherche Agronomique (INRA) sont menรฉs sur les itinรฉraires culturaux รฉconomes en pesticides dans le cadre dโEcophyto 2018 ; Claire Lamine, sociologue ร lโINRA, rรฉalise des recherches sur les transitions de lโagriculture conventionnelle vers des formes plus รฉcologiques ; le Groupe de Sociologie Pragmatique et Rรฉflexive (GSPR) de lโEHESS dirigรฉ par Francis Chateauraynaud sโest intรฉressรฉ en 2007 aux processus dโalerte et aux dispositifs dโexpertise dans les dossiers sanitaires et environnementaux ร partir du cas des pesticides et travaille depuis 2011 sur la problรฉmatique et la controverse autour des faibles doses ; Sonia Grimbuhler ร lโIRSTEA (anciennement CEMAGREF), รฉtudie entre autres les techniques dโรฉpandage des pesticides et lโexposition des agriculteurs . Ainsi, on constate que sur la problรฉmatique des pesticides, les angles et les intรฉrรชts de recherche sont trรจs variรฉs.
Lโobservation des usages domestiques des pesticides prรฉsente lโintรฉrรชt dโavoir รฉtรฉ trรจs peu รฉtudiรฉ, et cette boรฎte noire, outre le fait dโoffrir un angle dโรฉtude inรฉdit, permet de sortir lโanalyse du confinement du contexte agricole oรน la force des intรฉrรชts organisรฉs agricoles tend ร constituer une variable surdรฉterminante . Dรฉplacer le regard vers les usages non agricoles des pesticides cโest รฉgalement observer les pratiques sociales domestiques dont on considรจre (le monde agricole en particulier et les pouvoirs publics au travers du Plan National Santรฉ Environnement) quโelles ont un impact significatif sur lโenvironnement et la santรฉ. Enfin le marchรฉ des pesticides de jardin pรจse un poids important ร mesure que les modes de vie contemporains ont placรฉ le jardinage parmi les pratiques de loisirs les plus apprรฉciรฉes des mรฉnages franรงais. On voit donc comment lโusage des pesticides de jardin se trouve aujourdโhui ร la croisรฉe de plusieurs enjeux et peut constituer un excellent observatoire pour obtenir une vision plus transversale que celle proposรฉe au prisme du secteur agricole, de la relation entre des formes dโรฉcologisation des pratiques sociales, un affichage de verdissement des marchรฉs sous les auspices et la rhรฉtorique du dรฉveloppement durable, des formes de rรฉgulation publique des risques qui se transforment sous la double tension des pressions, dโun cรดtรฉ des marchรฉs mondialisรฉs et de lโautre, des ONG et de la sociรฉtรฉ civile.
Pour tenter de saisir cette complexitรฉ, il convient dโรฉlaborer une problรฉmatique sociologique en mesure de faire tenir ensemble des perspectives gรฉnรฉralement dissociรฉes car ne relevant pas des mรชmes paradigmes pour saisir des logiques de pratiques sociales ordinaires, des logiques de marchรฉ et de captation des consommateurs et des logiques dโaction publique de protection contre les risques environnementaux et sanitaires.
La dรฉmarche
Notre dรฉmarche sโarticule en plusieurs dimensions abordรฉes comme autant dโยซ รฉchelles dโobservation ยป. Cette dรฉmarche ne prรฉsuppose pas que la rรฉalitรฉ parle dโelle-mรชme ou que le chercheur nโa aucun cadre a priori, mais considรจre que des dรฉcoupages ร diverses รฉchelles peuvent largement aider ร saisir de faรงon globale et empirique des rรฉalitรฉs aussi complexes et peuvent contribuer รฉgalement ร organiser les divers niveaux dโinterprรฉtations . Aussi fertile que soit cette approche valorisant diverses entrรฉes dโanalyse, elle demeure nรฉanmoins dรฉlicate ร mettre en ลuvre et ร prรฉsenter. Comme se le demande M-C. Zelem, ยซ comment, [en effet] mobiliser des approches en termes de structures, de contextes, tout en insistant sur la place des acteurs, de leurs choix et de leurs pratiques ; [comment] naviguer entre les grands ensembles sociaux et les petits sous-ensembles constituรฉs des individus, de leur famille et de leurs rรฉseaux de proximitรฉ ?; [comment] comprendre ce qui dรฉtermine les comportements des acteurs largement en amont (codes, normes, rรจgles, cultures, habitus, marchรฉs, politiquesโฆ) ; mais aussi comment se construisent ces choix au carrefour des valeurs, croyances [et reprรฉsentations] ? ยป โฆ
Ces questions รฉtant ร la fois liรฉes ร la globalitรฉ des enjeux socio-รฉconomiques et politiques et ร la fois aux pratiques de la vie quotidienne, il importe de traiter cet objet ร partir dโune double perspective, lโune en surplomb pour examiner les enjeux majeurs au plan du marchรฉ et de lโรtat et lโautre ร partir des prรฉoccupations du terrain, du cรดtรฉ de la sociรฉtรฉ civile et de lโindividu. Cette double perspective permettra de rรฉpondre avec plus de finesse ร notre question de recherche ainsi formulรฉe:
ยซ Comment se construit et sโactualise la rรฉgulation des risques liรฉs ร lโusage domestique des pesticides en France compte tenu des enjeux sociaux, รฉconomiques, politiques, environnementaux et sanitaires qui traversent cet objet? ยป
La thรจse dรฉfendue dans ce travail est celle dโune rรฉgulation composite des risques sanitaires et environnementaux liรฉs ร lโusage domestique des pesticides en France. Cette rรฉgulation composite articule trois niveaux de rรฉgulation que nous expliciterons dans la conclusion gรฉnรฉrale de la thรจse : une rรฉgulation publique, une rรฉgulation marchande et une rรฉgulation individuelle.
Ainsi, nous porterons notre attention ร ces formes de rรฉgulations attachรฉes ร quatreย niveaux du socialย : 1) la sphรจre des pratiques de jardinage et des usages des pesticides dans lโunivers domestique ; 2) la sphรจre de la production de pesticides de jardinage et de leur commerce, 3) la sphรจre de lโaction publique centrรฉe sur lโexamen des politiques publiques relatif ร la gestion des risques liรฉs aux pesticides de jardinage et 4) la ยซ sociรฉtรฉ civile ยป et notamment la sphรจre associative, qui joue souvent un rรดle de mรฉdiateur entre les individus et les systรจmes marchands et politiques .
Nous montrerons en quoi la rรฉgulation des risques liรฉs ร lโusage domestique des pesticides est une rรฉgulation composite et nous tenterons dโen dรฉfinir les fondements, la nature et les consรฉquences. Lโรฉclairage apportรฉ par la situation quรฉbรฉcoise nous permettra de mieux apprรฉhender lโorientation privilรฉgiรฉe en France et de montrer quโelle nโest pas la seule voie envisageable, contrairement ร ce que laissent penser les acteurs institutionnels et du marchรฉ.
Pour une sociologie des pratiques sociales domestiques : ouvrir la boรฎte noire des usages des pesticides par les jardiniers amateurs
Dans le premier temps de notre problรฉmatique, nous privilรฉgions une ยซ approche par les usages ยป inscrite dans une sociologie des pratiques de jardinage. Nous questionnerons les significations et reprรฉsentations du jardin en tant quโobjet social construit et qui a รฉvoluรฉ au grรฉ de lโhistoire. En nous situant au niveau des pratiques sociales domestiques, des usages des jardiniers amateurs, mais aussi de leurs reprรฉsentations sociales, de leurs socialisations, de leurs expรฉriences, nous expliciterons la posture microsociologique adoptรฉe pour les enquรชtes menรฉes auprรจs des jardiniers.
Un acteur ni totalement contraint, ni totalement libre, ni totalement rationnelโฆ
Sโintรฉresser aux usages suppose de se dรฉfaire prรฉalablement dโune conception normative de ce quโils devraient รชtre, et ne cherchant pas ร qualifier ce qui est pertinent et ce qui ne lโest pas . Appliquรฉe ร la question des jardins et donc du domicile personnel, la question du ยซ bon usage ยป nous renverrait ร des conceptions prรฉรฉtablies et emplies de reprรฉsentations subjectives. La notion dโยซ usages ยป du logement, au pluriel, est dรฉfinie par Daniel Pinson comme rassemblant ร la fois ยซ les fonctions utilitaires objectives ยป et les ยซ modes dโapprรฉhension subjectifs (psychologiques, culturels) qui conditionnent aussi la maniรจre dont lโindividu investit son cadre de vie ยป . Cette acceptation du terme se distingue ainsi de ce quโil dรฉsigne au singulier et qui ne recouvre que la premiรจre partie de la dรฉfinition. En รฉlargissant รฉgalement ร la question des modalitรฉs cognitives de la mise en ลuvre des pratiques domestiques, dont font partie les pratiques de jardinage, cette dรฉfinition nous amรจne ร interroger ce qui rend normale et รฉvidente la gestuelle du quotidien.
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Table des matiรจres
INTRODUCTION GรNรRALE
Un objet de recherche ร la croisรฉe des domaines de la santรฉ, de lโenvironnement, des politiques publiques, du marchรฉ et des modes de vie
Questionnements et dรฉmarche de recherche
PARTIE I INTERROGER LโUSAGE DES PESTICIDES DANS LES JARDINS AMATEURS A PARTIR DE TROIS รCHELLES DโOBSERVATION
โ CADRE DโANALYSE ET DISPOSITIF MรTHODOLOGIQUE
CHAPITRE 1 PRATIQUES SOCIALES, RรGULATIONS MARCHANDES ET ACTION PUBLIQUE : TROIS รCHELLES DโOBSERVATION COMBINรES POUR COMPRENDRE LA CONSTRUCTION ET LโACTUALISATION DE LA GESTION DES RISQUES LIรS ร LโUSAGE DES PESTICIDES DANS LES JARDINS AMATEURS
1.1 โ La dรฉmarche
1.2 โ Pour une sociologie des pratiques sociales domestiques : ouvrir la boรฎte noire des usages des pesticides par les jardiniers amateurs
1.2.1 โ Un acteur ni totalement contraint, ni totalement libre, ni totalement rationnel
1.2.2 โ Le quotidien comme cadre temporel de la recherche
1.2.3 โ Jardin et logement, propriรฉtรฉ privรฉe et vie privรฉe
1.2.4 โ Du mรฉnage des champs au jardin planรฉtaire
1.3 โ Le marchรฉ des pesticides de jardinage : stratรฉgies et arguments de vente de la sphรจre marchande
1.3.1 โ Les gรฉants de lโindustrie agrochimique
1.3.2 โ La reconversion dโune industrie de guerre
1.3.3 โ Un vent de suspicion et des critiques de plus en plus virulentes
1.3.4 โ Prescrire des ยซ bonnes pratiques phytosanitaires ยป comme stratรฉgie marchande de lรฉgitimation et de banalisation des pesticides
1.4 โ Vers une nouvelle forme de rรฉgulation publique des problรจmes de santรฉ et dโenvironnement ?
1.4.1 โ La gestion publique des risques liรฉs aux pesticides : une ยซ politique dโusage contrรดlรฉ ยป
1.4.2 โ Lโinterpellation responsabilisante comme nouvel instrument de gouvernance?
1.5 โ Le poids de la mobilisation associative
CHAPITRE II DISPOSITIF DโENQUรTE: LE DรFI DโUN PLURALISME MรTHODOLOGIQUE
2.1 โ Disposer dโune reprรฉsentation statistique des pratiques de jardinage et des usages des pesticides
2.2 โ Lโenquรชte par entretien : pour une recherche de sens
2.3 โ Bilan ร lโusage dโune mรฉthode mixte
2.4 โ Lโintroduction dโune dimension comparative internationale
PARTIE II LE JARDINAGE OU LโART DE CULTIVER LES PARADOXES : ANALYSE CROISรE QUALITATIVE ET QUANTITATIVE DES REPRรSENTATIONS, DES PRATIQUES DE JARDINAGE ET DES PERCEPTIONS DU ยซ RISQUE PESTICIDE ยป PAR LES JARDINIERS AMATEURS
CHAPITRE III JARDIN ET JARDINAGE : DES FONCTIONS SOCIALE DIFFรRENCIรES
3.1 โ Dรฉcor et dรฉcorum
3.1.1 โ Un dictat de la presse ?
3.2 โ Les jardiniers et le rapport ร la nature
3.2.1 โ Le jardin sanctuaire
3.2.2 โ Une relation fortement รฉmotionnelle
3.2.3 โ Une nature domestiquรฉe
3.3 โ Le potager menacรฉ de disparition ?
3.3.1 โ La preuve dโune ruralitรฉ passรฉe et rรฉinventรฉe
3.3.2 โ Lโautoconsommation : une rรฉsistance ร la grande distribution
3.3.3 โ Une autoconsommation qui encourage le jardinage biologique
3.3.4 โ La raison รฉconomique demeure
3.4 โ Jardin et socialisations
3.4.1 โ Le jardin propice aux transmissions intergรฉnรฉrationnelles
3.4.2 โ Le partage des tรขches
3.4.3 โ ยซ Lโart dโรฉchanger ยป
CHAPITRE IV VERS QUELLES รVOLUTIONS DES PRATIQUES PHYTOSANITAIRES DANS LE JARDINAGE AMATEUR?
4.1 โ Du diagnostic des problรจmes au choix des produits
4.1.1 โ Les modes dโidentification des problรจmes
4.1.2 โ La prise de dรฉcision du traitement
4.1.3 โ Les critรจres de choix des produits
4.2 โ Lโutilisation des produits et procรฉdรฉs de jardinage : des pratiques dรฉclarรฉes modรฉrรฉes
4.2.1 โ Qui utilise quoi ?
4.2.2 โ Des pratiques modรฉrรฉes ? Le dรฉclaratif ร nuancer
4.2.3 โ Deux facteurs de risque diffรฉremment apprรฉhendรฉs : le dosage et le port dโรฉquipement de protection
4.3 โ Les phases ยซ post-traitement ยป
4.3.1 โ La justification dโun stock important
4.3.2 โ Le devenir des produits et des emballages : un problรจme difficile ร gรฉrer
CHAPITRE V PRATIQUES PHYTOSANITAIRES DANS LES JARDINS AMATEURS, RISQUES ET RESPONSABILITร
5.1 โ Lโapprรฉciation des impacts et des risques liรฉs aux pesticides
5.1.1 โ La perception des risques : une analyse complexe
5.1.2 โ Une perception des risques liรฉs aux pesticides qui influe sur les pratiques phytosanitaires des jardiniers amateurs?
5.2 โ Lโattribution des responsabilitรฉs vis-ร -vis des dommages causรฉs par les pesticides et de la gestion des risques
5.2.1 โ Lโagriculture fait figure de mauvaise รฉlรจve
5.2.2 โ La responsabilitรฉ controversรฉe du jardinage amateur
5.2.3 โ Lโattribution des responsabilitรฉs de prรฉvention et de protection ร lโรฉgard des risques liรฉs aux pesticides
CONCLUSION GรNรRALE