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Les portraits d’inconnus sont écrits différemment des portraits de célébrités
La différence entre portrait d’inconnu et portrait de célébrité n’est pas toujours très tranchée, car un journal peut écrire le portrait d’une personne qui n’est connue que des lecteurs qui ont déjà des connaissances dans un certain domaine, ou parce qu’il peut y avoir des portraits de personnes dont aucun lecteur ne connaît le nom mais qui occupent une fonction unique, comme la présidence d’une association ou la direction d’une entreprise connue. Notre hypothèse est cependant que les portraits de célébrités et les portraits d’inconnus ne sont pas écrits de la même manière, ce qui permet de les ranger dans l’une des deux catégories.
Dans son ouvrage Les Anonymes à la radio, Christophe Deleu donne une définition de ceux qu’il appelle « les anonymes » : « Nous définirons les anonymes comme les individus qui parlent en leur nom propre, à l’inverse des porte-parole, des experts, des sages, ou de ceux que Morin (1994) appelle « les Olympiens », les stars, qui « sont en constante représentation dans le monde3 » ».
Pour voir les différences d’écriture entre les portraits de célébrités et les portraits d’inconnus, nous comparons les articles « Margaret Atwood, la maîtresse écarlate4 », de Libération, et « Carrie Symonds, l’influente et redoutable compagne de Boris Johnson5 », de Madame Figaro, pour ce qui est des portraits de célébrités, et les articles « Slavi Miroslavov, désorienté6 », de Libération, et « Éleveur de vaches laitières, le bonheur d’Éric Favre est dans le pré7 », de La Croix, pour les portraits d’inconnus.
La première distinction que nous pouvons faire entre les deux types de portraits est la mention du métier ou de l’activité de la personne, et sa position dans l’article ainsi que son degré de précision. Dans le portrait d’Éric Favre, son métier est donné dans le titre de manière plutôt détaillée (« éleveur de vaches laitières8 »), puis de nouveau dans le chapeau (« Éric Favre, agriculteur, est éleveur de vaches laitières9 »), dans l’accroche de l’article (« Agriculteur naturaliste10 »), et est encore un peu plus détaillé dans le premier paragraphe (« son exploitation de 40 vaches laitières11 »). Le lecteur ne peut pas rater l’information, même en sautant le titre ou le chapeau ou en lisant en diagonale. Dans le portrait de Margaret Atwood en revanche, les mentions de son métier servent plutôt à éviter les répétitions du nom de l’autrice (« Sourire hissé vers les pommettes, l’écrivaine frêle et vive célèbre la nouvelle avec un « croassant » français12. »), et son métier ne fait pas l’objet d’explications ou de détails. De même, la mention de l’âge de la personne fait également partie des éléments qui varient selon si le portrait est celui d’une personne connue ou non. Dans le portrait de Slavi Miroslavov, son âge est donné dès le chapeau, alors qu’il faut attendre le début de l’article pour trouver celui de Margaret Atwood et celui de Carrie Symonds.
Dans le portrait qui lui est consacré, Slavi Miroslavov est la plupart du temps appelé par son prénom uniquement. Cela peut être dû à son jeune âge, et ce n’est d’ailleurs pas le cas pour Éric Favre, mais c’est une caractéristique qui est présente dans certains portraits d’inconnus : par exemple, dans l’article « Amale, prof des écoles et championne de catch13 », publié sur le site du Parisien, la jeune femme est appelée tout le long de l’article par son prénom seul, et son nom de famille n’est donné qu’à une reprise.
L’autre particularité des portraits d’inconnus est que la raison du choix de consacrer un portrait à ces personnes inconnues des lecteurs est explicitée dans l’article, tandis que pour les portraits de célébrités il semble ne pas y avoir besoin de justification. Dans le portrait d’Éric Favre par exemple, le premier paragraphe se termine sur la phrase « Éric Favre a pris dès le départ un parti original : mettre en place un système dans lequel les ruminants se nourrissent exclusivement d’herbe14 », dans laquelle l’adjectif « original » explique pourquoi Éric Favre a été choisi parmi d’autres agriculteurs pour faire l’objet d’un portrait. Dans le portrait d’une personne célèbre au contraire, l’identité de la personne apparaît comme une justification en soi à l’écriture du portrait. Par exemple, dans le portrait de Carrie Symonds, le fait qu’elle soit la compagne du Premier ministre britannique constitue en soi une justification au choix de lui consacrer un portrait, et c’est d’ailleurs la toute première chose qui est mentionnée à son propos, dès le titre : « l’influente et redoutable compagne de Boris Johnson15 ».
La célébrité remplacée par une autre forme d’intérêt
Le fait qu’une personne est célèbre est ce qui rend cette personne intéressante pour un portrait, car les lecteurs connaissent sa carrière et le portrait leur promet un aperçu de sa vie privée. Il semble donc que les portraits d’inconnus doivent trouver d’autres manières d’être attrayants et de donner envie d’être lus.
Le portrait d’un métier plutôt que d’une personne
Un grand nombre de portraits d’inconnus sont centrés sur le métier de la personne à laquelle ils sont consacrés, et font de ce métier l’intérêt de l’article et la raison du choix de dresser le portrait de cette personne. Il peut s’agir de métiers considérés comme prestigieux comme ceux de la médecine ou du droit, ou de métiers susceptibles de faire rêver les lecteurs, comme les sportifs ou les artistes. Qu’est-ce qui fait l’intérêt de ces activités pour des portraits ?
Dans son article « Le portrait de presse : un genre descriptif ? » publié dans la revue Pratiques, Isabelle Laborde-Milaa explique pourquoi le sport est un sujet prédisposé à être traité sous forme de portrait. Selon elle, les sportifs « incarnent à eux seuls une actualité dont ils sont les héros ou les anti-héros16 ». Un sportif, qu’il soit connu ou non des lecteurs d’un journal généraliste, est légitime à représenter l’actualité sportive, puisque cette dernière est composée des performances des sportifs.
« Un domaine émerge de façon privilégiée dans tous les quotidiens : le sport. On ne s’en étonnera pas : cette rubrique traite d’événements constitués par les réussites / échecs d’individus représentatifs. A la fois destinateurs et destinataires des performances sportives, les gagnants et perdants (ou postulants) incarnent à eux seuls une actualité dont ils sont les héros ou les anti-héros
– dimension que s’emploie à faire valoir le portrait, en complément des reportages narratifs sur le terrain17. »
L’article de Libération « Arnaud Jerald, eau et bas » sur ce champion d’apnée, en est un exemple. Le sport fascine, et les performances et compétitions sont des événements suffisamment exceptionnels pour justifier un récit personnel. Les deux éléments prédominants du portrait d’Arnaud Jerald sont la description fascinante et grandiose de la plongée en apnée d’une part (« « En bas, on n’a plus envie de respirer, on se sent fluide, presque liquide. On se retrouve face à soi-même, avec une sensation d’éternité18. » »), et le récit de l’intime et de l’enfance d’autre part (« Dyslexique, dysorthographique et dyspraxique, il a longtemps fui le regard des autres19. »).
De façon similaire, certains portraits d’inconnus tirent leur légitimité et leur justification du fait que les personnes auxquelles ils sont consacrés permettent de traiter un sujet d’actualité chaude parce qu’ils ont un rapport direct avec elle ou parce qu’ils en sont les acteurs. A la manière dont Isabelle Laborde-Milaa décrit les sportifs comme étant les « héros » d’une actualité, les inconnus qui font l’objet d’un portrait peuvent être considérés comme des héros du quotidien.
L’article du journal Ouest France « Emmanuela Shinta, gardienne de la forêt de Bornéo », en est un exemple. Ce portrait a été écrit alors que la forêt de Bornéo était en proie à un incendie et que sa gardienne jouait le rôle de porte-parole des Dayaks, ses habitants, et de militante pour l’écologie sur la scène internationale. Ce portrait contient comme la plupart des portraits des éléments de récit personnel (« « Je n’oublierai jamais cette nuit-là, se souvient Emmanuela Shinta, jeune femme Dayak de 26 ans. J’avais 5 ans. Ma mère m’a réveillée pour fuir notre maison en flammes20. » »), mais ne s’y arrête pas. Dans ce portrait, Emmanuela Shinta est avant tout la représentante de toute une population : « « Je porte la souffrance d’un peuple sur mes épaules21. » ». La légitimité de cet article et ce qui le rend pertinent ne viennent cette fois pas du personnage d’Emmanuela Shinta en elle-même, mais du fait qu’elle est la principale représentante du sujet des incendies à Bornéo. Elle est la figure humaine d’un fait d’actualité.
Dans son article « Aspects du témoignage dans la presse écrite, l’exemple de la journée mondiale contre le sida » paru dans Les Carnets du Cediscor, Florimond Rakotonoelina explique la légitimité qu’apporte la mention du titre ou du métier d’une personne en prenant l’exemple des médecins : « Le titre, davantage que le nom, semble jouer un rôle emblématique en ce sens que le titre permettrait, à lui seul, de refléter l’attitude générale d’un pan entier du « corps médical22 ». » Nous pouvons étendre ce postulat pour considérer que les personnes qui font partie d’un corps de métier ou d’un groupe défini de professionnels sont légitimes à faire l’objet d’un portrait car elles représentent tout le corps de métier et font office de figure d’autorité.
De même, le portrait du Monde « Moi, Rémi, 38 ans, né d’un don de sperme et donneur à mon tour23 », porte sur un sujet pour lequel seul un portrait d’inconnu peut être écrit, puisque personne n’est célèbre pour être né d’un don de sperme ou pour avoir donné son sperme. Le portrait aurait pu être celui d’un représentant d’une association pour le développement de la pratique du don de sperme, mais pour ce qui est de rendre compte de l’expérience et de trouver des personnes concernées par le sujet, le portrait devait impérativement être celui d’un inconnu. Le choix de cette personne pour faire l’objet d’un portrait est donc justifié par le fait qu’il représente un sujet d’actualité.
Un journal peut se permettre le portrait d’un inconnu si les lecteurs sont déjà intéressés par le sujet
Un article doit intéresser le plus grand nombre de lecteurs. Il est donc naturel que les journaux dont le lectorat est très large, les journaux généralistes et nationaux, choisissent des personnes qui sont connues par le plus grand nombre. La presse spécialisée paraît donc plus propice à publier des portraits d’inconnus. La presse spécialisée peut se permettre des sujets de niche, puisqu’il est déjà acquis que son lectorat s’intéresse à ces sujets.
Par exemple, le site Voile & Moteur, qui réunit plusieurs magazines, dont Voile Magazine, a publié un portrait d’Antoine Carmichaël, un fabricant breton de Pabouk, des petits voiliers. L’article surprend par sa longueur : il fait plus de 14 000 signes, avec onze intertitres et cinq photos. Un tel portrait ne pourrait pas paraître dans un journal généraliste, car la majorité des lecteurs ne seraient pas assez intéressés par le sujet pour le lire en entier. Antoine Carmichaël est un peu moins inconnu des lecteurs de Voile & Moteur qu’il le serait aux lecteurs d’un journal généraliste, car les lecteurs de Voile & Moteur connaissent peut-être les voiliers qu’il fabrique, les Pabouk, ou ont peut-être déjà entendu parler de lui dans un autre article paru sur le site.
Le portrait est d’ailleurs caractérisé par l’utilisation de termes techniques : « les Pabouk, ces adorables cat boats houari ballastés24 ». L’article donne des détails sur ces bateaux : « une petite coque de 2,60 m inspirée d’un 10 pieds du Havre de la fin du XIXe25 ». L’article contient ensuite des éléments de portrait plus classiques, comme des descriptions du mode de vie et de la manière de travailler d’Antoine Carmichaël, ou encore sa façon d’être : « Son secret ? Le minimalisme, un credo auquel il ne déroge jamais et qui est au cœur de sa vision de la vie26. ». Mais l’autre caractéristique de ce portrait est la place accordée à la description d’une promenade en mer. La journaliste donne des détails sur le trajet choisi et inclut le lecteur en utilisant la première personne du pluriel : « L’embouchure de l’Odet dans notre sillage, nous faisons cap vers l’île aux Moutons27. ». L’article emmène donc les lecteurs dans un loisir qui leur est familier et multiplie les détails et les descriptions pour leur donner l’impression d’y être, ce qui n’est possible que parce que les lecteurs sont déjà initiés à la voile.
Dans son ouvrage Face au portrait, de Sainte-Beuve à Facebook, Adeline Wrona théorise cette adéquation nécessaire entre les intérêts du lectorat d’un journal et les sujets que le journal choisit d’aborder dans ses portraits : En cas d’inadéquation entre ces deux volets de la représentation, le risque existe que le lecteur ne se « reconnaisse » pas dans l’individualité racontée28 ».
Adeline Wrona prend l’exemple de portraits écrits par Emile Zola et parus dans Le Petit journal, pour montrer que les sujets choisis par un journal pour ses portraits reflètent le lectorat que ce journal espère toucher : « Un boutiquier propriétaire d’une maison de villégiature, une grisette travaillant sous les toits, un croque-mort, un vieux cheval : tels sont les acteurs qu’invente Zola pour les articles parus dans Le Petit Journal au premier semestre 1865. Le souci de toucher un lecteur de classe moyenne et populaire (…) est lisible dans le ciblage de catégories sociales renvoyant à des activités professionnelles, et non à des registres d’illustration symbolique (tels La Fontaine ou Boileau chez Sainte-Beuve). Les modestes travailleurs dépeints par Zola offrent au lecteur une représentation proche de son quotidien29 ».
On voit donc que la proximité liée à un intérêt commun ou à des activités partagées peut remplacer la célébrité dans un portrait et suffire à rendre un portrait d’inconnu attrayant.
Adeline Wrona étend cette idée que le lectorat sera intéressé par le portrait d’un inconnu si cela concerne un sujet auquel il est déjà initié et qui le passionne à des concepts plus larges : « En choisissant « ses » portraits, le journal offre une représentation incarnée à des valeurs partagées avec son lectorat30 ». Cela participe peut-être à expliquer pourquoi le journal La Croix publie beaucoup de portraits d’inconnus par rapport aux autres quotidiens nationaux, qui leur laissent généralement peu de place. En effet, il y a de manière récurrente dans La Croix des portraits de personnes qui luttent contre une maladie, comme c’est par exemple le cas de l’article « Plus forts à deux, après l’AVC31 » ou de l’article « Florence Niederlander, la vie au présent32 », qui dresse le portrait d’une quadragénaire atteinte d’un Alzheimer précoce. D’autres thématiques sociales sont récurrentes dans les portraits d’inconnus publiés dans La Croix, comme avec l’article « Camille Beaurain, terre de malheur et terre d’espoir33 », qui est le portrait d’une femme d’agriculteur dont le mari s’est suicidé. Ainsi, si La Croix met l’accent sur ces thématiques sociales et sur les personnes qui affrontent une forme de misère, c’est parce que le journal a un lectorat sensible à ce genre de sujets et notamment un lectorat chrétien. En effet, sur le site Internet de La Croix, parmi les sept thématiques sur lesquelles l’internaute peut cliquer, se trouvent « Religion » et « Famille », aux côtés de « France », « Economie » ou « Culture », et la biographie du compte Twitter de La Croix revendique « un regard humain sur l’actualité ». Les thématiques sociales, familiales, et d’aide au plus démunis font partie de ce à quoi les lecteurs s’attendent en ouvrant le journal La Croix, ils sont donc plus enclins à être intéressés par le portrait d’une personne qui correspond à ces sujets.
Des portraits qui mettent l’accent sur l’originalité pour divertir
Les portraits d’inconnus insistent souvent sur ce qui est hors du commun chez la personne. Certaines personnes sont choisies pour faire l’objet d’un portrait parce qu’elles ont quelque chose d’original et d’hors du commun. C’est une façon de rendre le portrait plus attrayant et de justifier son écriture. C’est également une façon d’accrocher l’intérêt du lecteur et de lui procurer une forme de divertissement.
Ces portraits un peu sensationnalistes insistent généralement sur ce qui est peu banal chez la personne dont le portrait est dressé en mettant en parallèle deux aspects de leur vie qui pourraient paraître incompatibles, et ce dès le titre de l’article. C’est par exemple le cas de l’article du journal Ouest France « À 90 ans, elle enseigne l’anglais à l’université interâge34 », qui est le portrait d’Odette Fatout. Le titre met en parallèle son âge qui paraît incompatible avec le fait d’être professeur, et ce qui apparaît comme son métier. Il ne précise pas qu’elle est bénévole et qu’elle n’enseigne qu’une fois par semaine. Le but est donc d’attiser la curiosité en montrant qu’Odette Fatout est suffisamment originale pour que le portrait vaille la peine d’être lu.
De même, dans l’article du Parisien « Amale, prof des écoles et championne de catch », les deux activités de la jeune femme qui fait l’objet du portrait sont juxtaposées pour donner l’impression d’une incompatibilité qui suscite la curiosité. L’article parle de « double vie35 ». Le Parisien décrit sa série de vidéos intitulée « Révélé(e) » comme décrivant « des héros du quotidien, menant des vies qui sortent de l’ordinaire36 ». Puis l’article commence par la phrase : « La vie d’Amale est en effet hors du commun37 ». Tout l’article continue sur cette opposition entre les deux aspects de sa vie : « Amale s’amuse de ce contraste et assume cette double identité. « J’ai deux vies et deux personnalités », nous explique-t-elle38 ».
Cette insistance sur ce qui est hors du commun chez la personne montre que ces portraits d’inconnus se veulent avant tout divertissants. Dans son article intitulé « La société du divertissement médiatique », paru dans Le Débat, Olivier Ferrand théorise les rapports entre information et divertissement dans les médias. Il décrit un système qui articule ces deux types de contenu, aussi bien dans les médias audiovisuels que dans la presse écrite : « Nous dirons donc que la sphère publique médiatique est intrinsèquement duale. Elle comporte un volet politique, tendu vers la connaissance de l’actualité, et un volet non politique, dont les différentes composantes ont pour dénominateur commun le but qu’elles poursuivent : distraire l’individu. (…) Notons, d’autre part, que le système n’est pas symétrique. Il se déploie à partir du premier pôle, qui jouit incontestablement d’une plus grande légitimité : à la télévision, à la radio, le divertissement remplit les plages horaires laissées libres par l’information ; dans les journaux, il n’est généralement question de lui que dans les dernières pages39. »
Les portraits, qu’ils soient de célébrités ou d’inconnus, paraissent en effet souvent dans les dernières pages des journaux. Quand il s’agit du portrait d’une personnalité artistique par exemple, le portrait paraît dans les pages Culture, ou quand il s’agit d’une personnalité sportive, le portrait paraît dans les pages Sports, deux rubriques qui se trouvent vers la fin des journaux, après les rubriques d’actualité chaude comme France et International. Quand le portrait ne rentre pas dans l’une de ces deux catégories, il se retrouve parfois dans des pages Idées ou Carnet. Certains articles sont en rapport avec l’actualité chaude, mais sont tout de même relayés aux dernières pages. Par exemple, dans le Libération du 27 janvier 2020, le portrait du jour est celui de Christian Chouviat40, le père de Cédric Chouviat, le livreur à scooter mort après avoir été interpellé par des policiers. Cédric Chouviat est mort le 5 janvier, soit trois semaines plus tôt, mais le portrait de Christian Chouviat est tout de même paru dans le contexte de l’enquête et du débat sur les violences policières. Pourtant, l’article se trouve sur la dernière page du journal avant la page de jeux et d’annonces, la page 30, après une nécrologie.
Olivier Ferrand décrit trois strates du divertissement dans les médias : « Telle qu’elle se présente à nous, la sphère du divertissement médiatique se laisse décrire comme un édifice à trois étages. Le premier d’entre eux correspond pour l’essentiel au domaine de la fiction, de la variété et du sport. (…) Au fil du temps, cet étage principal s’est enrichi de deux annexes. La première d’entre elles héberge l’ensemble des critiques et des analyses dont les productions précédemment citées font l’objet. (…) Qu’il s’agisse de la presse écrite ou audiovisuelle, tous les journaux, sans exception, se sont dotés de rubriques culturelles, voire de suppléments entiers, dont la longueur n’a cessé de croître. (…) Si cette première annexe est consacrée à l’évocation des œuvres elles-mêmes, la seconde est pour sa part centrée sur les personnages publics qui peuplent l’étage principal. Une presse spécialisée est née, qui s’efforce de retracer, de relater, parfois de traquer, les moindres frémissements de leur vie intime41 (…). »
Les portraits de célébrités s’inscrivent donc bien dans cette troisième strate du divertissement, dans les catégories People. C’est moins évident pour les portraits d’inconnus, qui comme nous l’avons vu, peuvent être dans différentes rubriques selon la personne dont il s’agit. Mais il apparaît clairement que les portraits ont pour premier objectif de divertir, et donc que pour y parvenir, les portraits d’inconnus doivent déployer du sensationnalisme et mettre en avant l’originalité de la personne pour remplacer ce qui attire le lecteur dans le portrait d’une célébrité, le fait que le lecteur connaisse la carrière de la personne et ait envie de connaître sa vie privée.
Pour conclure, les portraits d’inconnus doivent déployer des méthodes spécifiques pour être attrayants, par rapport aux portraits de célébrités qui attirent grâce à la personnalité dont ils parlent. C’est pour cela que les portraits d’inconnus concernent souvent des personnes qui ont quelque chose d’atypique et qu’ils insistent sur cet aspect extraordinaire. Cela fait de ces portraits des articles divertissants, qui se trouvent dans les dernières pages des journaux.
La célébrité remplacée par une représentation de la banalité
Les portraits de personnes malades ou défavorisées : écrire le portrait de ceux qui ne font normalement pas l’objet d’un portrait
Parmi les portraits d’inconnus, un certain type de portraits apparaît très fréquemment, celui de personnes malades, handicapées, de survivants, de victimes, de personnes vivant dans la misère… Il s’agit de personnes dont l’écriture du portrait est justifiée par le fait qu’elles sont le témoin d’une souffrance, qu’elles sont des exemples de ce qui est absent des autres portraits. Ainsi, ces portraits prennent l’apparence d’une revendication d’investir un champ laissé inexploré par certains journaux, celui d’écrire des portraits sur des personnes qui ne sont habituellement pas sous les feux des projecteurs. L’article de Libération « Slavi Miroslavov, désorienté42 », que nous avons déjà évoqué, en est un exemple. Nous avons déjà évoqué le fait que le journal La Croix publiait beaucoup de portraits de ce type. La récurrence de ces portraits à dimension sociale peut surprendre, car à première vue le récit d’un cas particulier peut sembler moins informatif qu’une enquête fournie en chiffres ou qu’un reportage avec des explications médicales. Alors quel est l’intérêt de traiter ce genre de sujets par des portraits ?
Dans son article « Vies minuscules, vies exemplaires : récit d’individu et actualité » publié dans Réseaux, Adeline Wrona évoque le cas des Portraits of Grief, ces portraits des victimes de l’attentat du 11 septembre 2001 publiés dans le New York Times, et se pose cette même question : pourquoi le journal a-t-il choisi le genre du portrait pour traiter cet acte terroriste ? Adeline Wrona voit dans ces portraits une logique synecdochique : « La forme du portrait permet de résoudre une difficulté majeure – comment sentir le nombre, sinon par un travail de décomposition43 ? ». Selon elle, décomposer la masse des victimes en récits individuels permet de faire apparaître du sens dans la vie de chacun : « ces vignettes individuelles restaurent une causalité en donnant sens à leur vie44 » et ont ainsi « une fonction réparatrice45 ».
« Le processus de recomposition pourrait se formuler selon ce paradoxe : la vie de tous ces disparus recompose l’image d’un gigantesque vivre-ensemble. Comment cela s’opère-t-il ? Par la reprise de scripts actionnels qui incarnent l’imaginaire national, et plus largement par la représentation de toutes les formes du lien. Le groupe se construit une identité narrative en se représentant comme groupe46. »
Les Portraits of Grief ont en l’occurrence été écrits dans une période de deuil national et ont fait partie de ce travail de deuil. Mais cette notion de synecdoque, qui considère que le portrait d’un individu sert à illustrer la totalité d’un phénomène ou d’un groupe de personnes, peut s’appliquer de manière plus générale aux portraits à dimension sociale que nous avons évoqués. Le cas du portrait de Camille Beaurain47 dans La Croix pose par exemple la question de la façon de traiter le sujet des suicides d’agriculteurs. Aucun journal ne pourrait traiter les centaines de suicides d’agriculteurs par an comme autant de cas particuliers. Mais les traiter tous ensemble dans un article qui parlerait de ce phénomène dans sa globalité reviendrait à perdre ces cas particuliers, et ainsi l’émotion qui accompagne inévitablement ce sujet. Reste alors la possibilité de traiter un seul cas particulier. Cela évite de dépersonnaliser le sujet, permet d’en conserver toute l’émotion et donc toute la gravité. Le portrait de ce cas particulier ne fait pas disparaître les nombreux autres exemples de ce phénomène, car lorsqu’après avoir été ému par l’article, le lecteur lit, dans la dernière phrase de l’article qui est une citation de Camille Beaurain, « Si on peut arrêter ce drame de 600 suicides d’agriculteurs par an, ce serait énorme48 », il prend conscience du fait qu’il existe 600 personnes chaque année qui vivent la même situation, et ainsi de l’ampleur du sujet.
Mettre l’accent sur la banalité pour que le lecteur s’identifie au portrait
Nous avons vu que certains portraits d’inconnus mettaient l’accent sur ce qui est hors du commun chez la personne dont le portrait est dressé pour être divertissants. Mais le cas opposé existe également, c’est-à-dire des portraits d’inconnus dans lesquels la personne est présentée comme n’ayant rien de plus que le lecteur et ayant été choisie au hasard parmi des milliers.
C’est une façon d’appuyer l’effet synecdochique que nous avons mentionné plus tôt, et aussi de toucher au cœur du genre du portrait. Ces articles invitent à penser que l’essence du portrait est de donner à voir le lecteur lambda, ou toute la société à travers une seule personne. Le choix d’une personne qui n’est pas connue prend donc son sens, car les célébrités se distinguent justement par cela du reste de la société.
L’article du Parisien « Conditions de travail des femmes de chambre : le quotidien d’Amina, 37 ans, lingère et gréviste » fait partie de ces portraits qui insistent sur la banalité de la personne décrite. L’écriture passe régulièrement du collectif au singulier, comme dans le titre lorsque la journaliste mentionne d’abord les « femmes de chambres49 », c’est-à-dire le groupe auquel appartient Amina, puis seulement cette dernière avec une qualification qui l’inclut dans ce groupe : « lingère50 ». L’article est accompagné d’une infographie qui donne « les chiffres du secteur de la propreté51 ». Le récit personnel concernant Amina est donc séparé des informations plus générales sur la situation de ses collègues.
De plus, Amina n’est pas décrite sur son lieu de travail, ni en train de faire la grève, mais sur son temps de trajet le matin. Le portrait commence avec Amina sortant de chez elle pour partir travailler : « Le jour se lève à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) où nous venons de retrouver Amina en bas de chez elle52 », et se termine lorsqu’elle arrive sur son lieu de travail pour faire grève : « Il est presque huit heures, le trajet prend fin53 ». Amina est donc montrée dans une situation que presque tous les lecteurs du Parisien connaissent et vivent quotidiennement. Il s’agit d’une façon de rendre le quotidien d’Amina familier à un plus grand nombre encore de lecteurs, dont beaucoup auront peut-être le sentiment que c’est un peu leur portrait aussi.
Dans son ouvrage Les Anonymes à la radio, Christophe Deleu décrit l’intérêt des récits personnels, qui sont l’une des formes que peut prendre la parole des anonymes à la radio et qu’il appelle la parole documentaire. Il décrit ainsi l’intérêt de la parole des anonymes : « Sous la forme d’une interview enregistrée, puis montée, le journaliste ou l’animateur donne la parole à une personne racontant une expérience. Notre hypothèse est que le média radiophonique, par le biais de la parole documentaire, souhaite apporter des informations et enrichir le champ de la connaissance dans notre société, en faisant partager les expériences des interviewés à un vaste public, puisque, dans ce type d’émission, autrui nous apprend qui il est. Les propos qu’on entend sont alors proches des récits de vie recueillis par les sociologues et les ethnologues. Mais la radio n’est ni la sociologie, ni l’ethnologie, elle poursuit d’autres objectifs (intéresser, séduire, distraire, captiver le public54). »
Nous retrouvons donc l’aspect sociologique d’explorer la vie d’une personne. Cependant, en mentionnant l’objectif de distraire le public, qui n’est pas propre qu’à la radio mais aux autres médias aussi, Christophe Deleu nous amène à nous demander si l’insistance sur la banalité et l’ordinaire ne risque pas de rebuter les lecteurs du journal, qui ne verraient pas l’intérêt de lire l’article. Nous allons donc voir les différentes techniques rhétoriques présentes dans les portraits d’inconnus pour être attrayants sans pour autant se parer d’extraordinaire.
Rendre le portrait attrayant tout en montrant la banalité
Le portrait d’inconnu donne au lecteur une impression de proximité
L’une des caractéristiques de ces portraits d’inconnus qui mettent en scène l’ordinaire est de faire en sorte que beaucoup de lecteurs puissent s’identifier à la personne, en lui donnant une impression de proximité avec elle. Certains portraits cherchent à donner l’impression qu’ils décrivent aussi la vie du lecteur, comme nous l’avons vu précédemment avec l’article « Conditions de travail des femmes de chambre : le quotidien d’Amina, 37 ans, lingère et gréviste55 ».
Ulla Tuomarla décrit l’un des procédés rhétoriques qui peuvent être utilisés pour créer ce sentiment de proximité dans son article « Le discours direct dans la presse écrite : Un lieu de l’oralisation de l’écrit » paru dans la revue Faits de langues. Elle montre que l’utilisation du discours direct dans la presse écrite est une façon pour les portraits de rendre vivante la personne qu’ils décrivent. « Fairclough (1994) parle de « conversationnalisation », procédé qu’utilisent les médias pour créer un effet de reconnaissance et une illusion de familiarité dans les textes de presse en mélangeant les pratiques du domaine privé avec celles du domaine public. Il en résulte un effet qui naturalise les informations racontées et qui réduit la distance sociale56. »
Elle énonce ensuite un certain nombre d’éléments de langage qui amènent de l’oralité dans le discours rapporté dans un article, notamment l’utilisation de particules énonciatives (« Ben voilà », « Eh bien »), de constructions disloquées, d’un lexique familier ou argotique, ou d’une ponctuation qui rapporte les intonations orales, avec des exclamations ou des points de suspension. Ulla Tuomarla détaille également les utilisations du « parler jeune57 » par les journaux en reprenant des analyses faites par Henri Boyer dans un article paru en 1997.
De nombreux portraits utilisent le discours direct comme une manière d’incarner l’article et d’éviter la description distante, et cette technique est d’autant plus nécessaire pour les portraits d’inconnus. L’article de Télérama « Les facéties d’une globe-croqueuse », dresse le portrait de Satomi Ichikawa, une illustratrice d’albums pour enfants. Cet article comporte différents éléments qui tendent à casser la distance entre Satomi Ichikawa et le lecteur. Cela passe notamment par le discours direct, comme l’a théorisé Ulla Tuomarla. En effet, dans ce portrait, c’est le discours direct qui est utilisé pour montrer les émotions : « Puis à Paris, en décembre 1971, et là : « Ouaouh ! Le premier jour, je me suis dit : je reste, à tout prix ! Les toitures avec les cheminées ! Les vieux murs, le pavé ! Encore aujourd’hui, je suis chaque jour émerveillée par tant de beauté58. » » L’article laisse non seulement Satomi Ichikawa s’exprimer au lieu de rapporter ses émotions d’une manière plus indirecte, mais en plus, les citations conservent des marques d’oralité comme l’exclamation « Ouaouh ! » ou l’accumulation de phrases exclamatives non verbales. Ce n’est cependant pas la seule méthode employée dans cet article pour donner de la vie et de la chaleur au portrait. Les marques d’oralité se retrouvent aussi en-dehors des citations, par exemple avec le choix du terme « nounou59 » plutôt que « nourrice ». Satomi Ichikawa n’est pas décrite physiquement, mais ses affaires personnelles sont en revanche données à voir avec beaucoup de détails : « à l’étage du petit duplex montmartrois où elle habite. Un nid douillet à son image, clair et coloré, jonché de malles abritant ses collections de poupées anciennes, d’animaux en peluche trouvés en brocante, de vieilles chaussures d’enfants achetées dans le monde entier60 ». Cette énumération d’objets personnels participe également à rendre Satomi Ichikawa plus vivante et plus proche des lecteurs, et donc à rendre l’article attrayant.
Porter l’attention sur un détail significatif pour représenter la personne
La façon dont la personne qui fait l’objet d’un portrait est décrite physiquement dans l’article est également caractéristique de l’accentuation de la banalité de la personne ou de son originalité au contraire. La description de l’apparence de la personne dont parle l’article est un élément qui est propre au genre du portrait, comme l’expliquent Marc-François Bernier et Banafsheh Karamifar dans leur article « Enjeux contextuels et écriture du genre du portrait dans la presse canadienne », paru dans la revue Communication. Les deux auteurs parcourent les différentes analyses du genre du portrait qui ont été faites. Parmi les éléments caractéristiques de ce genre, ils relèvent notamment « la présence des comparaisons et des adjectifs, ainsi que celle des descriptions et des citations pour décrire les aspects physiques, le comportement, le langage et les habitudes du personnage (Montant, 199561) » et « les séquences descriptives et narratives62 ». Pour eux, le portrait « est au journalisme ce que la biographie est à la littérature. Il a pour fonction, notamment, de dire le « collectif » à partir de » la singularité d’un individu63″ ».
Ces descriptions physiques sont pourtant en générales très brèves. Cela nous amène donc à nous demander quels éléments de l’apparence d’une personne sont évoqués dans les portraits, et donc considérés comme suffisamment intéressants pour apporter quelque chose à l’article. La description physique prend souvent la forme d’un détail significatif, c’est-à-dire un élément anecdotique de l’apparence de la personne qui est suffisamment parlant ou caractéristique pour donner une idée de la personne toute entière. C’est une autre technique rhétorique pour susciter l’intérêt du lecteur, et ce même dans les portraits qui décrivent volontairement une personne qui n’a rien d’extraordinaire. C’est encore une fois une façon de rendre la personne décrite plus vivante et plus proche des lecteurs.
Le détail dans l’apparence de la personne qui est mentionné dans le portrait est donc un détail qui a du sens au sein de l’article et qui participe à l’angle global du portrait. Par exemple, dans l’article de Libération « Luc Pinto Barreto, livre comme l’air », la description physique de Luc Pinto Barreto tient en une phrase : « Sourire franc, il arbore un tee-shirt noir avec l’adage : « Don’t agonize. Organize64 » ». Cette inscription sur son tee-shirt a donc été considérée comme suffisamment parlante pour permettre de se faire une idée de l’apparence globale de Luc Pinto Barreto. Cette phrase en anglais est en accord avec le thème général du portrait, qui présente Luc Pinto Barreto comme ayant travaillé dur pour exercer le métier qu’il souhaitait et comme redoublant d’inventivité. Ces descriptions physiques reposent également parfois sur des lieux communs pour donner une sensation de familiarité. Ainsi, dans l’article du Parisien « Loukas, 5 ans, mannequin malgré le handicap », la seule caractéristique physique du petit garçon est : « difficile de résister au sourire que Loukas arbore à toutes épreuves65 ». Dire que Loukas sourit malgré les difficultés qu’il doit surmonter va dans le sens du portrait, centré sur l’inclusivité et la positivité, et cela participe à rendre Loukas touchant à la lecture.
De même, dans l’article du Monde « Moi, Rémi, 38 ans, né d’un don de sperme et donneur à mon tour », la seule description physique est : « ce donneur de 38 ans, à l’allure d’adolescent malgré ses cheveux gris66 ». Le fait de le comparer à un adolescent donne à Rémi Cheymol un air sympathique, qui va avec ses traits d’humour qui sont cités à plusieurs reprises.
Enfin, le détail significatif qui est mentionné dans un portrait n’est pas toujours un élément de l’apparence de la personne, mais peut aussi être une autre caractéristique qui donne une idée de sa personnalité. Ainsi, l’article de La Croix « La protection de l’enfance pour vocation » donne une brève description physique d’Édouard Durand : « Édouard Durand est un grand jeune homme longiligne aux faux airs de clergyman67 », mais ce détail est immédiatement suivi d’un autre élément, la mention de la décoration de son bureau : « Sa silhouette trouve un écho dans la reproduction de L’Homme qui marche de Giacometti accrochée au mur derrière son bureau de juge pour enfants au tribunal de grande instance de Bobigny (Seine-Saint-Denis68) », puis, à la fin de l’article : « Mais dans le bureau d’Édouard Durand, c’est une photo de De Gaulle qui est accrochée69 ». La mention de ses goûts artistiques et de ses inspirations politiques, à travers la décoration de son bureau, permet mieux qu’une caractéristique physique de cerner sa personnalité.
Les usages de l’anonymat dans les portraits d’inconnus
L’une des particularités des portraits d’inconnus par rapport aux portraits de personnes célèbres est aussi le fait que dans certains, la personne qui est décrite est seulement désignée par son prénom, ce qui la rend presque anonyme. C’est là aussi une caractéristique de la volonté de faire apparaître la banalité de la personne et de donner une impression de proximité à la lecture. Ce n’est cependant pas systématique et nous pouvons nous demander ce qui motive le choix de donner le nom de famille ou non de la personne.
Florimond Rakotonoelina fait une comparaison des différentes façons dont les personnes qui témoignent pour la journée mondiale contre le sida sont appelées, dans son article « Aspects du témoignage dans la presse écrite », paru dans Les Cahiers du Cediscor. En ce qui concerne les patients atteints du sida, il décrit trois paliers, du plus anonyme au plus identifié : « Au premier palier, il s’agit, dans le cas le plus simple, d’un prénom (par exemple, Valérie, Hervé) sans aucune autre spécification ou bien d’une caractérisation sans conséquence (par exemple, Bernard, un patient venant à la consultation). Si cette identification minimale est peu fréquente, elle n’en présente pas moins une signification importante : un désir chez le patient de rester dans un parfait anonymat et le respect de ce désir du côté de la presse écrite. (…) Au deuxième palier, l’identification se fait généralement par le prénom suivi de l’âge, puis de la date à laquelle le témoin a contracté le virus (…). Au troisième et dernier palier, on trouve les témoins directs à visage découvert, ceux qui vivent publiquement leur séropositivité. Cela se traduit non seulement par une identification complète, l’adjonction du nom au prénom, mais éventuellement par la présence d’une photo du témoin70 (…).
Le portrait d’inconnu, choix éditorial et morceau de bravoure pour le journalisme
Nous avons d’une part vu que l’accentuation de l’originalité dans le portrait d’un inconnu tend à rendre ce genre surtout divertissant, et d’autre part que le portrait d’inconnu était informatif par une opération de synecdoque. Cela fait donc du portrait d’inconnu un genre hybride. Nous allons voir que le portrait d’inconnu est une carte blanche pour la subjectivité et le style du journaliste, et que cela met en évidence la façon dont le portrait d’inconnu informe de cette manière hybride : il est composé d’un ensemble de choix éditoriaux et informe donc sur le journal et sur le journalisme.
Un exercice de style pour le journaliste
Un lieu d’expression de la subjectivité du journaliste
Le genre du portrait, et particulièrement le portrait d’inconnu, laisse une grande liberté au journaliste. En effet, celui-ci peut écrire le portrait de la personne de son choix, tandis que pour d’autres types d’articles il peut y avoir des personnes incontournables à interviewer, et il peut également choisir quels aspects de la vie de la personne il mettra en avant et sur quels détails il s’attardera.
Dans son ouvrage Face au portrait, de Sainte-Beuve à Facebook, Adeline Wrona décrit le genre du portrait comme laissant place à la subjectivité du journaliste : « Si le portrait en art met en œuvre la relation intersubjective de l’auteur au modèle, et du modèle au spectateur, le portrait journalistique, en régime informatif, sauvegarde les termes de ce carrefour relationnel : la subjectivité du portraitiste, lisible dans le traitement toujours très écrit de l’information, multiplie les signes de sa présence, qui seule rend possible la relation avec le modèle du portrait. Le portrait de presse, même dans un journal dédié à l’information, et dans un milieu discursif promouvant l’objectivité, constitue l’un des lieux où s’épanouit ce « je » du reporter, qui, comme l’écrit Marie-Eve Thérenty, « est corporéité, corps exposé, exhibé85 ». »
Le journaliste a tendance à se mettre en scène dans la rédaction du portrait, tandis qu’il est absent de la plupart des autres genres journalistiques. Dans les portraits publiés quotidiennement dans Libération par exemple, le journaliste raconte presque systématiquement sa rencontre avec la personne, livre ses pensées pendant leur conversation, mais en employant la première personne du pluriel. Ainsi, dans l’article « Augure des ténèbres », qui est le portrait d’Arnauld Miguet, confiné à Wuhan au moment de l’écriture de l’article, il est écrit : « Nous, on est dans notre appartement, à Paris, confiné aussi, avec nos ficus86 ».
Le portrait est aussi un genre qui laisse au journaliste une liberté de style. Situés à la fin du journal, les portraits sont souvent plutôt longs par rapports aux articles d’actualité chaude. Comme ils ont moins une urgence d’information, ils peuvent déployer du style et laisser la place aux citations et aux anecdotes. Le portrait peut donc être vu comme un morceau de bravoure pour le journaliste, c’est-à-dire une carte blanche dans laquelle le journaliste peut montrer l’étendue de ses talents d’écriture et son regard sur le monde.
Un genre associé au privé et aux sentiments
Cette place ménagée pour la subjectivité du journaliste dans le portrait d’inconnu nous amène à penser que le portrait d’inconnu est le genre privilégié pour ce qui est privé, intime, ou relevant des sentiments.
C’est ce qui se remarque par exemple dans l’article de La Croix « Courir plus vite que la maladie », qui dresse le portrait d’Anaïs Quemener, une athlète qui a survécu à un cancer du sein. L’article est forcément émouvant par le sujet qu’il évoque, mais le choix a été fait d’évoquer également la relation d’Anaïs Quemener avec son père : « Très fusionnels, père et fille essuient les réprimandes de leur entourage87 ». Les relations familiales et la vie privée sont donc un sujet privilégié par les portraits d’inconnus.
De plus, parmi tous les portraits d’inconnus que nous avons étudiés durant tout le mémoire, quatorze sur dix-huit ont été écrits par des femmes (sans compter les deux portraits écrits collectivement par un groupe mixte de journalistes). Cela nous amène à nous demander s’il y a un lien entre la sur-représentation des femmes journalistes et la place laissée aux thématiques que nous avons évoquées. Dans son article « L’apport des femmes au renouvellement des pratiques professionnelles : le cas des journalistes », Armande Saint-Jean étudie comment le journalisme a évolué à partir de l’insertion des femmes dans la profession.
Elle se fonde sur des enquêtes menées auprès de journalistes : « Il en est de même, quoique de manière encore plus subtile et tacite, de ce que l’on place sous le vocable de « privatisation », que Charron et De Bonville définissent comme l’élargissement des préoccupations des médias, assorti d’une simplification du discours journalistique. En somme, ce qui est signifié ici n’est rien d’autre que l’ouverture de l’information à toute cette face cachée de la réalité qui se nomme la « sphère privée ». (…) À propos de la plus grande variété des sujets, qui coïnciderait avec l’augmentation des effectifs féminins, les « nouveaux » domaines cités le plus fréquemment par les répondantes et les répondants rejoignent précisément cette sphère privée invoquée plus haut, notamment la santé, l’éducation, la consommation, la pauvreté, la vie familiale, la délinquance88. »
Les thématiques qu’Armande Saint-Jean évoque comme ayant été amenées dans le journalisme par les femmes correspondent à celles qui sont régulièrement présentes dans les portraits d’inconnus. Cela nous confirme que les portraits d’inconnus sont un lieu privilégié pour l’expression de la subjectivité, de l’émotion, et l’évocation de la vie privée.
Le portrait d’inconnu, un ensemble de choix éditoriaux
Un portrait d’inconnu est toujours un ensemble de choix éditoriaux : sur la personne qui fait l’objet d’un portrait et sur la façon dont le portrait est écrit. Nous avons vu qu’un journal pouvait refléter un ensemble de valeurs qu’il pense partager avec son lectorat, comme dans le cas de La Croix qui publie beaucoup de portraits de personnes malades ou désavantagées, comme pour revendiquer un rôle social du journalisme.
Dans son article « Aspects du témoignage dans la presse écrite, l’exemple de la journée mondiale contre le sida », Florimond Rakotonoelina explique en quoi le choix d’inconnus sur lesquels écrire des portraits est une décision politique : « Je proposerai une analyse de la figure du témoin, figure centrale et emblématique dans les médias généralistes (télévision, radio et presse), centrale dans la mesure où ces médias ne sauraient s’en passer : c’est parce qu’il y a des individus pour témoigner que les discours peuvent se construire autour de grands thèmes de société ; emblématique car la présence du témoin dans les médias reflète le principe même des démocraties, selon D. Wolton (1997) : accorder un droit de parole à tous les individus des « sociétés individualistes de masse » afin d’assurer un lien social entre les différents individus de ces sociétés. Autrement dit, la présence du témoin, à certains égards, est d’autant plus nécessaire qu’elle participe à l’existence du lien social. (…) Donner la parole au témoin, au sein des médias généralistes, c’est donner la parole à toutes les personnes capables de témoigner94. »
Un portrait d’inconnu est donc le postulat d’un journalisme démocratique. En plus d’être un exercice de style pour le journaliste, c’est un aperçu de ce qui est considéré comme intéressant journalistiquement. Le portrait d’inconnu est donc également un morceau de bravoure pour le journalisme. Dans sa construction, il apparaît qu’un journal a dans ses premières pages un ensemble de sujets incontournables parce qu’ils font l’actualité, puis un espace pour une carte blanche, qui est la place où se trouvent les portraits. Cette carte blanche met en évidence les choix éditoriaux du journal.
Comment le portrait d’inconnu informe
Notre analyse nous amène à voir que le portrait d’inconnu informe d’une manière différente que les autres articles, que c’est une fenêtre sur la société et le journalisme plutôt que sur un événement de l’actualité.
Adeline Wrona étudie la façon dont les portraits informent en faisant une distinction entre les portraits de célébrités et les portraits d’inconnus dans son article « Moi-même comme une autre : sur le portrait dans les magazines féminins », paru dans Communication & Langages. Elle compare deux rubriques qui se suivent dans le magazine Elle : la rubrique « C’est mon histoire », qui fait le récit à la première personne d’un événement marquant dans la vie d’une lectrice, et la rubrique « Une journée avec », qui montre une célébrité dans sa vie quotidienne et les moments banals de sa journée. Adeline Wrona décrit les deux mécanismes inverses qu’opèrent ces portraits : « Posons l’analyse de ces récits sous les prémisses suivantes : les individus racontés ici incarnent l’altérité par excellence, celle de la star, rendue inaccessible par sa notoriété, voire par un éloignement de plusieurs milliers d’années [Un portrait est consacré à Hatshepsout, reine d’Egypte en 1463 avant Jésus-Christ]… Alors que « C’est mon histoire » transfigure une vie anonyme en existence romanesque, le cheminement accompli par « Une journée avec » suit une voie exactement inverse : l’existence étoilée de ces célébrités se coule dans un format éditorial qui la transforme en un quotidien ordinaire. Si le premier cas faisait de moi-même une autre, c’est l’autre ici qui devient une/un autre moi-même. (…) L’organisation strictement chronologique du récit dans « Une journée avec » obéit à une ligne éditoriale explicite : il s’agit de montrer à quel point la vie des stars ressemble à la nôtre. Si le récit dans « C’est mon histoire » rapporte le moment le plus extraordinaire vécu par une personne comme les autres, « Une journée avec » saisit les heures creuses dans l’emploi du temps d’une célébrité95 (…). »
On voit donc que le portrait d’inconnu répond à une utilité à part entière, différente de celle du portrait de célébrité. Pour Adeline Wrona, le portrait est le genre journalistique qui met en relation le journaliste, le lecteur et la personne dont parle l’article, et c’est sur ce point que se caractérise le portrait : « Entre l’exception et la règle, entre le banal et l’extraordinaire, entre des vies romanesques d’anonymes et des vies ordinaires de célébrités, une place est ménagée pour une lectrice qui doit se rencontrer inévitablement au détour de l’un de ces portraits. À la façon de celui qui, contemplant un tableau peint, se voit soumis au regard que l’artiste ou son sujet lui renvoient, les portraits publiés dans les magazines féminins construisent un diptyque au centre duquel la lectrice se saisit non pas dans un miroir, mais dans une relation — celle de soi-même avec autrui, qu’il s’agisse d’inconnues que l’on pourrait connaître, ou de célébrités qui nous ressemblent sans le savoir. (…) Or les deux types de portraits analysés ici s’apparentent au récit d’une rencontre : qu’il s’agisse de la vie d’une lectrice, ou de celle d’une star, le mode de signature commun à l’un et l’autre articles désigne le moment de cet échange (« Propos recueillis par »). Mettant en scène le corps du journaliste dans cette rencontre supposée avec le sujet de son article, le portrait de presse écrite opère bien comme une médiation entre les trois termes de la relation qui fait vivre le titre périodique — celle du lecteur, du journaliste, et du sujet évoqué96. »
Le portrait d’inconnu est donc informatif mais de manière indirecte. Plutôt que de donner directement des informations sur un sujet d’actualité comme le feraient les articles d’actualité chaude, il donne des informations sur les relations entre le lecteur, le journaliste, et ce sujet d’actualité.
Pour conclure, le portrait d’inconnu informe sans pour autant être un article d’actualité chaude et tout en étant divertissant. Il informe avant tout sur les choix éditoriaux du journal et les choix stylistiques du journaliste, ce qui en fait un article autoréflexif sur le journalisme. C’est un article hybride qui informe de manière indirecte.
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Table des matières
I. Le portrait d’inconnu, un sous-genre à part au sein du genre des portraits
1. Les portraits d’inconnus sont écrits différemment des portraits de célébrités
2. La célébrité remplacée par une autre forme d’intérêt
a. Le portrait d’un métier plutôt que d’une personne
b. Un journal peut se permettre le portrait d’un inconnu si les lecteurs sont déjà intéressés par le sujet
c. Des portraits qui mettent l’accent sur l’originalité pour divertir
II. Les portraits d’inconnus révèlent l’intérêt journalistique du genre du portrait
1. La célébrité remplacée par une représentation de la banalité
a. Les portraits de personnes malades ou défavorisées : écrire le portrait de ceux qui ne font normalement pas l’objet d’un portrait
b. Mettre l’accent sur la banalité pour que le lecteur s’identifie au portrait
2. Rendre le portrait attrayant tout en montrant la banalité
a. Le portrait d’inconnu donne au lecteur une impression de proximité
b. Porter l’attention sur un détail significatif pour représenter la personne
c. Les usages de l’anonymat dans les portraits d’inconnus
3. Informer par un effet de synecdoque
III. Le portrait d’inconnu, choix éditorial et morceau de bravoure pour le journalisme
1. Un exercice de style pour le journaliste
a. Un lieu d’expression de la subjectivité du journaliste
b. Un genre associé au privé et aux sentiments
2. Le portrait d’inconnu informe sur le journal et sur le journalisme
a. Un genre hybride
b. Le portrait d’inconnu, un ensemble de choix éditoriaux
3. Comment le portrait d’inconnu informe
Conclusion
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