Les portraits des proches, jalons de l’épopée beauvoirienne

L’importance de rendre le « moi » communicable

L’amour de soi se tourne très tôt vers les autres, il ne vise pas à s’épanouir égoïstement mais à profiter à autrui, et il s’agit donc de rendre son expérience communicable. Beauvoir cherche, selon Eliane Lecarme-Tabone, à « établir avec le lecteur une communication égalitaire et généreuse, qui à la fois lui transmette le goût de sa propre vie et l’amène à mieux se connaître lui-même ». Ainsi s’explique aussi l’ambition plus ample d’écrire une oeuvre où les lecteurs se retrouveraient et puiseraient pour vivre eux-mêmes. Cette volonté de se rendre compréhensible et utile par l’écriture est déjà exprimée par Simone de Beauvoir dans ses Cahiers de jeunesse : « étrange certitude que cette richesse que je sens en moi sera reçue, que je dirai des mots qui seront entendus, que cette vie sera une source où d’autres puiseront : certitude d’une vocation… » (MJFR, p.437).

Recréer du lien

La nécessité de se dire dans une oeuvre adressée et utile est ensuite réitérée dans les Mémoires, où elle est rétrospectivement mise en lien avec la perte de la foi. En effet, l’ancienne foi tend à être remplacée par quelque chose d’aussi grand, promettant bonheur, éternité, universalité tout en garantissant l’importance l’individualité (dans la religion catholique, son âme est examinée, comme elle l’est par les lecteurs dans l’autobiographie ; nous pouvons d’ailleurs noter que l’oeuvre de Saint-Augustin fait de l’autobiographie et du retour sur soi des traditions chrétiennes). Cette élévation de l’écriture est développée par la narratrice .

Mémoires et autobiographie

En apparence, les Mémoires d’une jeune fille rangée répondent parfaitement aux exigences de l’autobiographie. En effet, un trait récurrent du genre est le récit de l’enfance et de la jeunesse de l’auteur, à laquelle d’ailleurs elle se limite parfois (si l’on prend par exemple
Les Mots de Sartre où l’auteur relate sa vie jusqu’à ses onze ans). Dans Le mythe du premier souvenir : Loti, Leiris, Bruno Vercier récapitule ainsi les étapes de la vie dont ce type d’autobiographies rendent généralement compte : « je suis né – mon père et ma mère – la maison – le reste de la famille – le premier souvenir – le langage – le monde extérieur – les animaux – la mort – les livres – la vocation – l’école – le sexe – la fin de l’enfance ». Ce schéma correspond à celui adopté par Beauvoir qui, dans les deux premières pages, raconte sa naissance, mentionne son père, sa mère, sa soeur et sa gouvernante, décrit l’appartement, et souligne l’importance de la mémoire infantile par l’expression « d’aussi loin que je me souvienne » (MJFR, p.11). L’auteur continue de suivre ces étapes traditionnelles de l’autobiographie par la suite en élargissant le cercle familial aux « grands-parents, oncles, tantes, cousins » (MJFR, p.16) et en mentionnant des souvenirs plus précis : « un de mes plus lointains et de mes plus plaisants souvenirs » (MJFR, p.17). Progressivement, les autres thèmes apparaissent dans la première partie : l’importance du langage et les pièges qu’il recèle, l’entrée au cours Désir, la découverte du monde et de la nature dans la propriété familiale à la campagne, l’amour des livres qui la « rassure[nt] » (MJFR, p.68) suivi de près par les premiers tâtonnements de l’écriture avec la rédaction de La Famille Cornichon, la découverte de la mort avec le décès de son oncle maternel, puis celle de la sexualité grâce à ses sensations de jeune gymnastes et aux révélations de sa cousine Magdeleine. Enfin, la « fin de l’enfance » s’exprime dès la deuxième partie qui couvre la période de puberté de la jeune Simone, et dans la suite de l’oeuvre qui rapporte sa vision de plus en plus critique sur son milieu, débouchant sur son émancipation, sa réussite à l’agrégation, sa rencontre avec son futur compagnon et son installation dans son propre appartement.
Si les codes de l’autobiographie sont bien respectés, les Mémoires d’une jeune fille rangée témoignent aussi d’une aspiration à l’universalité ou du moins à une communauté, qui nous invite à nous arrêter sur leur titre. En effet, comme le constate Jean-Louis Jeannelle dans Écrire ses mémoires au XXe siècle32, le terme de mémoires est désuet, et supplanté par le terme d’autobiographie, et commencent dès le milieu du XXe siècle à s’établir le sens contemporain des deux mots. Le premier ne s’emploie plus guère que pour désigner le récit de vie d’un personnage public où celui-ci s’efface pour faire passer au premier plan les événements historiques dont il est témoin (comme par exemple dans les Mémoires de Guerre de de Gaulle dont le premier tome paraît en 1954, et le dernier la même année que les Mémoires d’une jeune fille rangée). Chez Beauvoir, l’histoire personnelle de l’auteur prend le pas sur la portée générale du récit. Toutefois, l’oeuvre n’en garde pas moins une valeur universelle et générale qui fait signe vers la connotation historique du terme « mémoires ». En effet, Beauvoir affirme dans Mon Expérience d’écrivain : « Il s’agit (…) dans l’autobiographie de partir de la singularité de ma vie pour retrouver une généralité, celle de mon époque, celle du milieu où je vis. » Cette intention de dépasser sa condition singulière pour peindre celle de ses contemporaines est perceptible dans le paradoxe apparent du titre : les « mémoires » supposent traditionnellement une forme de maturité que dément le complément du nom « d’une jeune fille rangée », et le pronom indéfini « une » prend alors tout son sens. L’histoire qui est narrée ici est celle d’une jeune fille parmi d’autres qui, du moins au début, ne diffère guère de n’importe quelle enfance dans la bourgeoisie du début du XXe siècle. Les Mémoires ne font d’ailleurs pas seulement le récit de la jeunesse de Beauvoir, mais déclinent les trajectoires de plusieurs jeunes filles plus ou moins rangées : Zaza, Poupette, Lisa, Thérèse, Titite, Suzanne Boigue, Stépha, Simone Weil… Cette valeur générale, ressentie par de nombreuses lectrices, est exprimée par Michelle Perrot dans son article « Simone de Beauvoir et l’histoire des femmes » où elle écrit au sujet des femmes de sa génération : « nous avions dévoré les Mémoires d’une jeune fille rangée, comme les racines élucidées de notre expérience. Nous étions toutes issues du Cours Désir.»
Ce terme « Mémoires », dont le le protagoniste est d’ordinaire un témoin particulier de l’Histoire, souvent un homme public, permet également d’introduire la notion d’exemplarité qui, selon Jean-Louis Jeannelle, est l’objet des mémoires, alors que celui de l’autobiographie serait l’authenticité. Il s’agirait pour Beauvoir, dans une dialectique travaillée, de se donner en exemple, elle, exceptionnelle, à ses lectrices issues de la même société et toutes semblables par cette commune appartenance. Cette analyse peut être appuyée par l’expérience de lectrice de Beauvoir elle-même qui regrette que « aucun de ces ouvrages [ceux qu’elle a lus enfant] ne [lui] propos[e] une image de l’amour ni une idée de [son] destin qui pût [la] satisfaire » (MJFR, p.145), et qui cherche donc dans ses lectures un modèle à suivre, modèle qu’elle propose elle-même à la génération suivante. L’entreprise beauvoirienne de se raconter en donnant à lire dans une oeuvre unifiée un « moi » mouvant, à la fois passé et présent, personnel et exemplaire, protéiforme selon le moment où il est saisi, pose toutefois quelques difficultés.

Les difficultés de l’entreprise

Les écueils de la mémoire et de son figement par l’écriture

Nous pouvons tout d’abord penser à un écueil naturel, qui est celui de la mémoire.
Même si l’autobiographe veut « tout dire », il ne le peut pas, surtout lorsqu’il s’agit de raconter son enfance, dans la mesure où la mémoire est toujours sélective et lacunaire. Il peut retracer les grandes lignes de son existence, les principaux tournants, les traits les plus saillants, les épisodes les plus fondateurs, les anecdotes les plus marquantes, en s’appuyant sur ses souvenirs et sur un maximum de sources (journaux intimes, lettres, photographies…), le récit n’en restera pas moins incomplet. Cette faille inévitable est reconnue par la narratrice au sujet de sa mémoire d’enfant : « Il se peut qu’entre-temps elle [sa mère] ait opposé à certaines de mes questions des résistances que j’ai oubliées. » (MJFR, p.55)
À ces lacunes de la mémoire s’ajoute le problème de la mise en récit de cette mémoire qui ne peut que la trahir. Écrire un souvenir, et donc le ressasser, le concevoir sous différents angles, le transforme nécessairement dans la mesure où il perd la spontanéité qu’il avait au moment où il était vécu. Il également possible de considérer que cette spontanéité est illusoire, et que le moment vécu est filtré par l’imagination et la mémoire au moment même où on le vit, que ce que l’on vit et voit passe dès lors que la pensée s’en saisit et le reconfigure. Ces transformations, qui vont a priori à l’encontre de l’idéal d’authenticité de l’autobiographie, sont par exemple à l’origine du renoncement Stendhal à son projet autobiographique. Cette altération est également relevée par Simone de Beauvoir dans le film que lui ont consacré en 1979 Josée Dayan et Malka Ribowska : « lorsqu’on a trop raconté ou trop écrit les choses, on ne se rappelle plus les événements eux-mêmes… Écrire embaume le passé, mais cela le laisse un peu figé comme une momie. » L’image de la momie est une analogie pertinente dans la mesure où l’accès à la durée permise par l’écriture se paie d’une fixité et d’une rigidité non naturelles assimilables à un corps mort. Cette réflexion est reprise dans La Force de l’âge : Parfois, je me disais que les mots ne retiennent la réalité qu’après l’avoir assassinée, ils laissent s’échapper ce qu’il y a en elle de plus important : sa présence. (FDA, p.386-387).
Cette transformation naturelle à laquelle personne n’échappe, ne saurait guère être reprochée à l’auteur. En revanche, critiques et lecteurs se sont davantage attachés à questionner l’authenticité de Mémoires d’une jeune fille rangée.

Objectivité, subjectivité et authenticité

L’autobiographie est en soi un genre problématique. En effet, alors que l’auteur écrit lui-même sa propre vie afin de la retranscrire le plus authentiquement possible, alors qu’il en fait un objet, il pose nécessairement sur elle et sur lui-même un regard personnel et donc subjectif. Nous pouvons à cet égard relever le prologue de La Force des choses.
Nous reconnaîtrons dans cette dernière phrase la référence à la fameuse expression de Montaigne, précurseur s’il en est de l’écriture de soi : « c’est moi que je peins ». Toutefois, les légères transformations grammaticales opérées par Beauvoir dans l’avant propos de La Force des Choses paraissent assez révélatrices. Beauvoir donne l’impression d’une coïncidence entre le sujet et l’objet qui va au-delà de la co-référence : le « moi » recouvre à la fois et exactement l’autobiographe écrivant (« qui ») et le protagoniste mis en scène dans l’autobiographie (« me »). Si cette allégation semble être gage de sincérité ou du moins d’authenticité, elle voue cependant le récit à la subjectivité assumée de Beauvoir qui porte un regard personnel sur elle-même. L’auteur revendique une totale sincérité dans le prologue de La Force de l’âge quant aux Mémoires d’une jeune fille rangée : « J’ai raconté sans rien omettre mon enfance, ma jeunesse […] j’ai pu sans gêne, et sans trop d’indiscrétion, mettre à nu mon lointain passé ». (FDA, p.356).
Toutefois, la comparaison avec les Cahiers de jeunesse, qui sont cités dans les Mémoires, permet de déceler une forme de polyphonie brisant l’illusion d’un « moi » unifié. En effet, nous pouvons observer des différences entre les deux formes d’écrits qui portent pourtant sur la même période, différences que Barbara Klaw soulève dans son article « Simone de Beauvoir, du journal aux Mémoires »37. Ces différences s’opèrent tant au niveau des événements eux-mêmes (qui ne sont pas tous racontés ou dont la chronologie est perturbée) qu’au niveau de l’image que Beauvoir donne d’elle jeune et qui ne refléterait pas exactement à la réalité passée. Cet écart peut s’expliquer par la distance temporelle séparant le Je narrant du Je narré dont l’auteur chercherait à réduire l’écart en les faisant coïncider. Or cette coïncidence, ou cette identité entre deux « moi » séparés de plusieurs décennies est illusoire (ce qui ne veut pas dire que Beauvoir s’y trompe) et donne lieu à une forme de polyphonie dans les Mémoires d’une jeune fille rangée. Françoise Rétif, dans son ouvrage Simone de Beauvoir, L’autre en miroir, analyse cette polyphonie comme le résultat d’un « échec (…) d’annuler la distance dans la fusion, en faisant coïncider deux réalités différentes, d’une part la Simone de Beauvoir jeune et la Simone de Beauvoir plus âgée dans les Mémoires d’une jeune fille rangée. »

La problématique comparaison aux Cahiers de Jeunesse

Nous pourrions alors penser qu’une écriture contemporaine à l’expérience vécue, moins altérée par la mémoire, serait alors plus fidèle à la réalité que le récit rétrospectif, et que les Cahiers de jeunesse seraient plus aptes à restituer la vie dans son exactitude que les Mémoires d’une jeune fille rangée. En effet, pendant quatre ans (davantage même puisque le premier cahier a été perdu), la jeune Simone écrit assidûment dans son journal. Elle le tient presque quotidiennement, et, à défaut, fait des sortes de résumés regroupant plusieurs jours ou dressant le bilan de l’année écoulée. Si le journal a donc l’avantage de la contemporanéité, celle-ci le condamne à une vision « myope » qui l’empêche de cerner ce qui entoure l’événement et qui semble inapte à restituer la complexité de la réalité. La narratrice des Mémoires affirme elle-même au sujet de son journal « Je manquais de recul » (MJFR, p.247), et au début de Tout compte fait « c’est ma propre vie qui était opaque alors que je croyais la tenir toute entière sous mon regard. » (TCF, p.506)
En effet, l’autobiographie suppose non seulement une forme de « bilan », mais également un lectorat qu’il faut intéresser, contrairement au journal intime, qui est a priori destiné au seul usage personnel, comme le rappelle l’avertissement que Beauvoir fait figurer sur la première page de son cahier, selon l’habitude de bon nombre de jeunes filles, à en croire les observations de Philippe Lejeune dans Le Moi des demoiselles39 : « Si quelqu’un, qui que ce soit, lit ces pages, je ne lui pardonnerai jamais. C’est une laide et mauvaise action qu’il fera là. Prière de respecter cet avertissement en dépit de sa ridicule solennité. » (MJFR, p.246). Au contraire, l’autobiographie est adressée à un public, ce qui suppose de sélectionner ce qui mérite d’être raconté et ce qui est digne d’intérêt, alors que le journal intime n’opère pas ce tri.
Ainsi Beauvoir assume-t-elle que son autobiographie relève de la réécriture, de la reconstruction, et ne soit pas un exact reflet de son journal. Elle ne le trahit pas, dans la mesure où elle le cite et en fait mention à de très nombreuses reprises, mais ces citations parcellaires infléchissent son sens. Nous pouvons prendre pour exemple ses amours de jeunesse, et notamment celui pour son cousin Jacques, parti dix-huit mois pour faire son service militaire, dont il est certes question dans les Mémoires, mais à une échelle tout à fait moindre que dans les Cahiers de jeunesse. Ainsi, ce qu’elle traduit par : « je pensais à Jacques ; je lui consacrais des pages de mon journal, je lui écrivais des lettres que je gardais pour moi. » (MJFR, p.380), correspond à des centaines de pages de journal intime. Dans les Cahiers de Jeunesse, le récit de chaque journée, ou presque, se termine par un appel à « toi » (Jacques), quand il ne s’y limite pas. Nous pourrions avoir la même analyse au sujet de l’attirance amoureuse que la jeune Simone éprouve pour René Maheu (André Herbaud dans les Mémoires). Là où elle lui consacre seulement quelques paragraphes et affirme en 1958 : « je n’aurais pas voulu lier ma vie à la sienne ; j’envisageais l’amour comme un engagement total : je ne l’aimais donc pas » (MJFR, p.429), elle écrit en 1929 des dizaines de pages parmi lesquelles figurent ce genre de réflexions : « N’y a-t-il que dix jours que mon coeur a ainsi achevé de se donner ? » (CJ, p.682), « j’aime trop cet homme » (CJ, p.685)…
En outre, Sylvie Le Bon de Beauvoir disait très justement que la jeune diariste « ne connaît pas la suite des événements » (CJ, p.11), contrairement à Beauvoir en 1958, et la distance temporelle au cours de laquelle les souvenirs n’ont cessé d’être réévalués et remodelés conditionnent leur écriture. Comment, après trente ans de vie commune avec Sartre (relation qui plus est publique), accorder autant de crédit à des amours de jeunesse ? Ellemême ne doit plus les voir comme d’une grande importance au moment où elle écrit ses Mémoires. Il serait pourtant injuste de dire qu’elle les tait : elle en parle, dit à quel point ils ont été importants sur le moment, mais elle les désamorce, comme le cours de la vie a également fini par le faire. Il ne s’agit donc pas d’une trahison de son passé, mais d’une relecture avec un nouvel angle de vue parfaitement assumé par Beauvoir qui écrit dans le texte de présentation de l’édition originale des Mémoires d’une jeune fille rangée : « C’est mon passé qui m’a faite, si bien qu’en l’interprétant je porte témoignage sur lui.43 ». Selon Loïc Marcou, Beauvoir révélerait même « que le personnage de “jeune fille rangée” (…) n’a sans doute jamais existé dans la réalité disparue, mais qu’il correspond à une image mentale qu’elle s’est forgée au fil du temps. ». L’auteur règle la question en avouant l’impossibilité d’une objectivité totale dans l’avant propos de La Force des Choses : « je suis objective dans la mesure, bien entendu, où mon objectivité m’enveloppe. » (FDC, p.939).
Enfin, il paraît difficile de juger de l’authenticité des Mémoires d’une jeune fille rangée seulement à l’aune des Cahiers de jeunesse, car il est illusoire de penser que le journal intime correspond à la réalité. Dès qu’il y a écriture – si immédiate soit-elle – il y a point de vue, analyse et donc transformation : le journal intime reste une écriture rétrospective et non une source où l’on devrait chercher une forme de sincérité idéale. D’autre part, l’écriture du journal – du moins telle qu’elle peut être pratiquée par une jeune fille sans « interlocuteur valable » (CJ, p.11) selon les termes de Sylvie Le Bon de Beauvoir – invite particulièrement à l’introspection, à l’épanchement, à l’expression de pensées profondes que le quotidien (la réalité donc) engloutit et dont on ne ressent plus la prégnance trente ans plus tard. Ainsi, peuvent s’expliquer les écarts entre le journal et l’autobiographie, écarts qui ne sont pas à juger axiologiquement : si Beauvoir écrit en 1958 que, contrairement à ce qu’elle a noté dans son journal, elle ne s’est jamais sentie seule (MJFR, p.247), elle remet à sa place un sentiment qui paraît rétrospectivement exagéré, sentiment que la jeune diariste a pour autant vécu avec douleur lorsqu’elle l’a couché sur le papier. Les écarts entre les Cahiers de Jeunesse et les Mémoires d’une jeune fille rangée ne relèvent pas donc d’un défaut de sincérité, qui est un critère plus moral que littéraire, que d’une volonté d’authenticité, rendant justice à la jeune fille passée tout en l’éclairant d’un regard distancié.
Si l’on peut alors questionner l’authenticité, comprise comme conformité au passé, des Mémoires, Beauvoir affirme l’avènement d’une vérité dans et par l’écriture, vérité conforme à une perception subjective du passé. Cette nouvelle acception de l’authenticité passe par un effet de sincérité, qui relève de la rhétorique de l’oeuvre. On a pu reprocher à Beauvoir un style plat, une écriture sans relief, blanche, mais peut-être est-elle justement le support d’une transparence signifiante. Cette simplicité peut en effet servir un effet de sincérité que masquerait peut-être un travail de la langue plus élaboré. Elle semble donner au texte une dimension naturelle, spontanée, et donc authentique, qui participe à la construction de l’éthos de l’auteur. Dans son oeuvre littéraire, par le choix d’un genre et d’un style, l’écrivain se met en scène, a fortiori dans l’autobiographie où il est co-référent au protagoniste. L’éthos, l’image que le texte dessine de son auteur, y rencontre de façon particulière les conduites littéraires publiques, dont le journal intime est une émanation rétroactive. De l’articulation de ces deux domaines résulte une posture, que Jérôme Meizoz définit comme « la singularisation d’un positionnement auctorial : une tentative de se présenter comme unique, hors de toute appartenance ». Cette notion permet de réconcilier les effets d’écarts entre journal et autobiographie, entre Je narrant et Je narré, dont les stridences et les modifications sont mises au service de cette nouvelle entité. Dès lors, il apparaît vain et futile d’essayer de comparer sans cesse l’oeuvre à la réalité, justement parce que l’une est oeuvre – construite et communiquée – et que l’autre est réalité seule connue de Beauvoir.
Plus encore donc que le hiatus de soi à soi que l’on peut observer entre les Cahiers de jeunesse et les Mémoires d’une jeune fille rangée, nous pouvons observer comment Beauvoir, dans ce premier volume du cycle mémorial, faisant le récit de son émancipation, d’une jeune fille qui s’arrache à la petite enfance et à son milieu aliénant pour devenir une intellectuelle libérée, qui change donc, se pose pourtant sans cesse comme la même dans son évolution, comme une identité ferme et pérenne qui constitue le centre de gravité du récit. Celui-ci, dans les termes de Ricoeur, affirme ainsi l’invariant de l’identité, tout en faisant prendre sens à celle-ci précisément dans une évolution qui souligne l’ipséité. Par opposition à l’idem (en latin : le même) qui suppose une permanence immobile du « moi », l’ipse (en latin : le propre) reconnaît la singularité de l’identité qui se pose contre l’altérité, contre autrui, et qui se reconnaît comme telle au-delà des changements, du mouvement qui l’anime à travers le temps. Un des enjeux de l’oeuvre est donc d’affirmer le « moi » au fil du temps et de ses transformations.

SAISIR LE MOUVEMENT : ENTRE SYNTHÈSE ET ÉLAN

Les Mémoires d’une jeune fille rangée font le récit d’une personnalité sans cesse en mouvement, dans la progression d’un « moi » en puissance dont ils rendent compte dans une unité littéraire, qui doit dès lors synthétiser ce mouvement tout en en déployant les étapes. Se pose alors la question de savoir comme résoudre littérairement ce paradoxe, en joignant sens et vitalité, unité et multiplicité.

 Saisir le mouvement dans sa globalité par la figuration de l’instant

La vitalité du récit

La question de la vitalité du récit est centrale dans l’écriture d’une vie. Comment rendre la richesse de l’instant vécu, à la fois parfaitement immanent, nourri spontanément du passé et dans une attente de l’avenir ? Comment lui redonner l’importance qu’il avait et qu’il n’a plus nécessairement rétrospectivement ? Beauvoir elle-même écrit au sujet de son oeuvre autobiographique dans le prologue de Tout compte fait : « J’ai échoué à donner aux heures révolues leur triple dimension : elles défilent inertes, réduites à la platitude d’un perpétuel présent, séparé de ce qui le précède et de ce qui le suit. » (TCF P.487). Françoise Rétif soulève elle aussi cette difficulté de saisir l’impulsion de l’instant dans la linéarité narrative en parlant de l’« incapacité [de Beauvoir] […] de réorienter le passé vers l’avenir et la littérature vers la vie », de même qu’Éliane Lecarme-Tabone qui observe que, en général dans l’autobiographie, « le récit dissocie l’histoire en instants figés », « appauvrit la complexité du réel » et « fait peser sur l’histoire racontée un risque d’éparpillement. »
À cet égard, Éliane Lecarme-Tabone relève dans les Mémoires d’une jeune fille rangée l’isotopie de l’ascension qui permet de réconcilier l’élan vital et la progression du récit, dans une oeuvre apte à rendre compte des promesses d’un passé sans cesse tendu vers l’avenir. En effet, cette isotopie rend à la fois compte de l’ambition de la jeune Simone tournée vers l’avenir conçu comme un but à atteindre, et de l’avancée du récit vers une fin, un dénouement. Nous pouvons ainsi relever des expressions telles que « une escalade où mon partenaire […] m’aiderait à me hisser palier en palier » (MJFR p.192), « intellectuellement je m’élevais de jour en jours vers le savoir » (MJFR p.177), « ces sommets me semblaient […] plus accessibles » (MJFR p.186), ou encore le début de la quatrième partie qui marque – avec la perspective de l’agrégation – l’accès à l’indépendance, but poursuivi par la jeune Simone depuis le début de son adolescence : « je m’étais mise en marche vers l’avenir. Toutes mes journées avaient désormais un sens : elles m’acheminaient vers une libération définitive. » (MJFR p.373). Ainsi le récit de jeunesse, tourné vers l’avenir, est-il plus apte que tout autre à « dégager le sens de cet élan vers l’avenir, assouvissant ainsi le désir “d’aboutissement” du lecteur », dans la mesure où la jeune fille est mue par le sens du futur, si bien que la force du passé dont l’autobiographie traite est motivée par la pression de l’avenir. Beauvoir écrit ainsi dans Tout compte fait au sujet de sa jeunesse : « Vivre était pour moi une entreprise orientée » (TCF p.488).

L’alliance littéraire de l’impulsion et de l’épaisseur de l’instant

Mémoires d’une jeune fille rangée parvient donc à résorber en partie ce hiatus entre vie et récit, en donnant à sentir la richesse de l’instant sous-tendu par une progression commune à la jeunesse et au romanesque.
Le lecteur des Mémoires peut être sensible à l’intensité de certaines expériences relatées qui arrive à rendre présentes certaines sensations pourtant évanescentes, permettant de saisir un instant fugace dans sa profondeur, sans pour autant détourner la marche en avant du récit. Nous pouvons ainsi penser à l’insistance sur les sens au début de l’oeuvre qui multiplie les synesthésies : « je regardais, je palpais » (MJFR p.12), « devant les confiseries de la rue Vavin, je me pétrifiais, fascinée par l’éclat lumineux des fruits confits, le sourd chatoiement des pâtes de fruits, la floraison bigarrée des bonbons acidulés ; vert, rouge, orange, violet : je convoitais les couleurs elles-mêmes autant que le plaisir qu’elles me promettaient » (MJFR, p.13). Se rapprochent également de cette épaisseur du sensible le pages consacrées à l’enthousiasme suscité par le spectacle de la nature à Meyrignac et à La Grillère.

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Table des matières
Introduction
I. Le projet autobiographique : le besoin de se dire et ses difficultés
A. La nécessité de se raconter
● Écrire sa vie : une vocation de toujours
● Un impérieux amour de soi
● Un moi problématique
● Optimisme et joie de vivre
B. L’importance de rendre le « moi » communicable
● Recréer du lien
● Mémoires et autobiographie
C. Les difficultés de l’entreprise
● Les écueils de la mémoire et le figement par l’écriture
● Objectivité, subjectivité et authenticité
● La problématique comparaison aux Cahiers de jeunesse
II. Saisir le mouvement : entre synthèse et élan
A. Saisir le mouvement par la figuration de l’instant
● La vitalité du récit
● L’alliance littéraire de l’impulsion et de l’épaisseur de l’instant
B. Les portraits des proches, jalons de l’épopée beauvoirienne
● Le dépassement des membres de la famille
● Le dépassement des camarades
● Après le dépassement, le temps de l’accomplissement : la rencontre avec Sartre et le  déploiement du « moi »
C. L’art du négatif : Jacques et Zaza comme contre-points
● Le traitement de la figure de Jacques
● La représentation de Zaza, une figure plurivoque
III. L’unité de la voix, l’identité narrative
A. La poétique de l’écart
● L’ironie
● Modulations tonales et génériques
B. Raconter autour de soi
● L’opacité du tiers au service de la vitalité
● L’opacité de la jeune Simone
C. L’écriture du possible
● « Le génie du roman fait vivre le possible, il ne fait pas revivre le réel »
● Esquisses identitaires dans Mémoires d’une jeune fille rangée
● Fiction et autobiographie
Conclusion
Bibliographie

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