Le logement, tant en ce qui concerne sa production que sa répartition spatiale, est un « problème public » aisément compréhensible par tous. Chacun entrevoit la nécessité d’avoir un toit pour y habiter et peut faire le constat des difficultés que rencontre une part croissante de la population à trouver un logement en adéquation avec ses besoins. De même, tout le monde peut constater qu’il existe des « quartiers de riches » et des « quartiers de pauvres » et percevoir les effets de la ségrégation socio-spatiale en milieu urbain. Chacun, enfin, peut mesurer l’ampleur des manifestations de la crise du logement en observant l’espace public de nos villes.
Paradoxalement, l’action publique développée en direction de la question du logement demeure extrêmement complexe, voire opaque, pour le sens commun : « illisibles, incohérentes et inefficaces. Tels sont sans doute les trois adjectifs les plus couramment utilisés pour qualifier les politiques du logement en France» (Driant, 2009, p.7). De fait, le constat se borne souvent à l’échec de l’action publique dans le domaine, puisque les manifestations des problèmes publics liés au logement semblent de plus en plus prégnantes pour les citoyens. En effet, « en définitive, le logement n’a pratiquement jamais cessé d’être un problème social, économique, idéologique, politique, auquel peu de solutions ont pu être apportées de façon satisfaisante et durable » (Asher, 1995).
Comment l’action publique s’organise-t-elle pour faire face aux problèmes publics qui existent dans le champ de l’habitat ? C’est à cette question très générale que notre thèse tente d’apporter des éléments de réponse sous l’angle particulier de « la fabrique » des politiques locales de l’habitat. Comme pour d’autres politiques sectorielles, la territorialisation apparaît en effet comme une des réponses organisationnelles déployées par l’Etat dans le champ de l’habitat. Depuis le début des années 1980, l’action publique en direction de l’habitat est ainsi progressivement de plus en plus appelée à s’élaborer et à se mettre en œuvre localement, se traduisant par l’émergence des politiques locales de l’habitat.
La genèse de la montée en responsabilité de l’échelle intercommunale en matière d’habitat
L’émergence des politiques locales de l’habitat procède d’une rupture avec des méthodes de gouvernement urbain issues du modèle de la régulation croisée (Grémion, 1976), dans lequel prédominent des stratégies territoriales fondées sur la redistribution et l’accès aux ressources détenues par les services de l’Etat, au profit de politiques urbaines qui se tournent au cours des années 1980 vers des objectifs de développement économique et d’attractivité territoriale et cherchent désormais avant tout « à mobiliser et articuler des ressources – politiques, financières, cognitives – pour élaborer et mettre en œuvre des stratégies territoriales dont la définition est moins déterminée au centre, mais déléguée aux acteurs territoriaux » (Pinson, 2006). Qualifiées par certains auteurs de politiques urbaines post keynésiennes (Dormois, 2008), ces nouvelles politiques urbaines se développent dans des contextes d’action rendus de plus en plus incertains par le retrait progressif de l’Etat et la diversification des structures sociales urbaines.
Les politiques locales de l’habitat se trouvent être d’une part, une incarnation typique de ces nouvelles politiques urbaines et d’autre part, sont indissociables de la montée en puissance de l’échelle intercommunale dans le paysage politico-administratif français. Nous entendons décrire brièvement ce processus de territorialisation des politiques du logement vers l’échelle intercommunale depuis les premières lois de décentralisation de 1982 et 1983 (« Acte I ») jusqu’au lendemain de la loi Libertés et responsabilités locales de 2004 (« Acte II »). On observe que ce processus, graduel mais structurel, de territorialisation des politiques du logement est relativement lent, comparé à d’autres politiques sectorielles dont la décentralisation s’est réalisée plus rapidement.
Cette genèse de la territorialisation des politiques de l’habitat est essentielle pour comprendre le contexte dans lequel s’inscrit notre recherche : comment et quand la territorialisation des politiques de l’habitat s’inscrit-elle sur l’agenda politique ? Comment l’échelle intercommunale s’impose-t-elle comme l’échelle « pertinente » pour mettre en œuvre la politique de l’habitat au niveau local ? En quoi l’histoire de la territorialisation de cette politique nous renseigne sur le rôle que se donne l’Etat dans le champ du logement ? Quelles sont les différentes étapes législatives qui expliquent le paysage actuel de l’organisation de la responsabilité publique en matière d’habitat ? Quelles sont les attentes ou les craintes formulées autour de la territorialisation des politiques de l’habitat ? En bref, pourquoi et comment émerge le processus de renforcement de l’intercommunalité dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques locales de l’habitat ?
La décentralisation : simplement une nouvelle forme d’organisation politicoadministrative ?
En France, des « actes » forts, entendus comme des étapes fondatrices, rythment le processus de décentralisation : l’Acte I au début des années 1980 et l’Acte II en 2003-2004. À chacune de ces étapes, de nombreux arguments ventant les vertus de la décentralisation sont avancés. En 1981, l’enjeu affiché est d’aboutir à « une transformation profonde des structures administratives et politiques du pays » . En 2003, Jean-Pierre Raffarin, alors Premier ministre, appelle de ses vœux une « République des proximités » et l’exposé des motifs du projet de loi évoque une République plus responsable, plus efficace et plus démocratique. Si au début des années 1980, la décision d’impulser la décentralisation vient heurter l’héritage fortement centralisateur d’une France souvent décrite comme « jacobine » , le principe décentralisateur s’est depuis imposé dans le paysage politique. Pour Jean Pierre Gaudin, « Les Français semblent aimer leur décentralisation (…) comme le montrent régulièrement les enquêtes d’évaluation » (Gaudin, 2007) . En effet, « qui eût osé parier en 1982 sur les chances de réussite d’une réforme qui semblait heurter les principes les mieux établis comme les réalités les plus profondément ancrées en France ? Dix ans ont suffi cependant pour rallier le large soutien de l’opinion et l’adhésion d’une majorité du monde politique au mouvement des réformes engagé par Gaston Deferre » . Du côté des décideurs, il semble effet que si le principe même de la décentralisation a provoqué de nombreux débats au moment des premières lois de décentralisation, il se soit rapidement imposé comme un quasi impensé politique dépassant largement les clivages politiques . C’est en tout cas un mouvement structurel (qui charpente les différentes avancés législatives depuis trois décennies) et qui semble irréversible.
Le sens d’une politique publique peut être « explicite » (résoudre la crise du logement via la relance de la construction de logements sociaux, favoriser la mixité sociale en cherchant à rééquilibrer les territoires en termes de répartition des différentes catégories de logements, soutenir le développement durable en contraignant les opérateurs à respecter des normes environnementales, décentraliser pour rapprocher les lieux de décision des territoires où s’expriment les besoins …) ou « implicite » (relancer la construction de logements sociaux pour soutenir économiquement l’activité du bâtiment, décentraliser pour ne plus faire peser sur le seul pouvoir central la responsabilité financière d’une politique sectorielle…). Le caractère simpliste de ces exemples nous permet de montrer que le sens d’une politique publique n’est pas nécessairement affiché par ses décideurs. C’est notamment une des raisons de l’écart que l’on peut généralement constater entre les objectifs d’une politique, définis au moment de son élaboration, et les résultats de cette politique au moment de sa mise en œuvre. « C’est pourquoi il est sans doute utile de distinguer, pour l’analyse, le sens explicite d’une politique qui est défini à travers les objectifs affichés par les décideurs (quand ils existent) du sens latent, qui se révèle progressivement au cours de la mise en œuvre » (Muller, Surel, 1998).
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Table des matières
Introduction générale
Première partie : Construction de la recherche
Chapitre 1.Les politiques locales de l’habitat : histoire d’une compétence partagée
Section 1- La genèse de la montée en responsabilité de l’échelle intercommunale en matière d’habitat
Section 2- Les politiques locales de l’habitat : des politiques négociées, sensibles et différenciées
Chapitre 2. Problématique, méthodologie et présentation des terrains d’étude
Section 1- Problématique et questions de recherche
Section 2- Méthodologie de la recherche
Section 3- Deux configurations territoriales : les agglomérations de Lyon et de Dunkerque
Deuxième partie : Apprendre dans l’incertitude : une capacité d’action collective croissante mais limitée et instable
Chapitre 3. Les politiques intercommunales de l’habitat : quelles reconfigurations des rapports central/local ?
Section 1- L’apprentissage de la territorialisation à l’épreuve de la tentation centralisatrice
Section 2- L’Etat territorial : l’apprentissage d’un nouveau positionnement dans l’action collective
Section 3- Les communautés face à l’Etat : attentes, revendications et logiques d’action
Conclusion de chapitre : A la recherche d’un « mieux d’Etat »
Chapitre 4. Les politiques intercommunales de l’habitat : modalités, avancées et limites d’une action collective négociée
Section 1- Les ressources dont disposent en propre les communautés pour élaborer et mettre en œuvre leurs politiques intercommunales de l’habitat
Section 2- Les vecteurs d’intégration intercommunale de l’habitat
Section 3- Retour sur un processus d’apprentissage
Conclusion de chapitre : Des politiques procédurales qui reposent sur des moyens limités et contraints par le consensus
Conclusion générale