Des réseaux techniques et des territoires
La recherche se positionne alors à la rencontre de deux domaines d’investigation. Le premier —pluridisciplinaire— s’intéresse à ces objets techniques que sont les réseaux, dans leurs relations avec les territoires. Les travaux menés au LATTS2 (notre laboratoire de rattachement), au GDR « réseaux » du CNRS, à l’unité prospective de la RATP, ont abondamment nourri notre réflexion. Ils ont en particulier contribué à la définition de notre objet de recherche et à la mise en place d’un vocabulaire capable de le décrire au regard du questionnement qui lui est appliqué, dans un processus que le premier chapitre de cette thèse explicite. Ces travaux ont montré, de telle manière qu’il semble inutile de chercher à en faire ici une nouvelle fois la démonstration, l’intérêt et la pertinence d’appliquer des problématiques similaires à des réseaux techniques différents. Ils ont en effet vérifié l’hypothèse de l’existence, au-delà des caractéristiques propres à chacun de ces réseaux, de principes d’organisation —et peut-être d’évolution4— communs. Dans ce cadre,-les études de cas sur lesquelles s’appuient le travail mené ici ne sont pas des monographies : elles visent plutôt à éclairer la problématique, chacune à sa manière, en autorisant, par une interrogation ciblée des sources, la vérification d’une partie seulement, pour chacune d’entre elles, des hypothèses. Elles ne sont pas non plus des analyses comparatives : la seconde prend appui sur les résultats de la première, et les questions auxquelles l’une et l’autre tentent de répondre se complètent, sans être de même nature.
Des formes urbaines
Le second domaine d’investigation, dont l’apport à cette thèse a été d’ordre essentiellement méthodologique, relève de démarches d’analyses des formes urbaines —parfois regroupées, un peu rapidement, sous l’appellation « typo-morphologie « — élaborées à partir des années 1960. Le choix de retenir certains des acquis de ces démarches pour analyser les lieux de l’interaction entre réseaux techniques et territoires de leur implantation s’appuie, en premier lieu, sur un constat initial établi lors d’une investigation exploratoire appliquée à quelques-uns de ces lieux (deuxième chapitre de cette thèse). Ce constat est le suivant : les mécanismes de la constitution des objets ici analysés peuvent être considérés comme des cas particuliers de phénomènes plus généralement à l’œuvre lors de la formation des formes urbaines —que ces démarches étudient justement. Ce choix repose, en second lieu, sur l’hypothèse principale de la thèse. En effet, si les objets que nous souhaitons étudier sont la cristallisation de tensions entre logiques réticulaires d’un côté, territoriales de l’autre —ce que l’étude exploratoire confirme— il peut être intéressant de les soumettre à une grille d’analyse élaborée pour observer les divergences entre des objets construits (morphologie urbaine) et leurs modèles ou types de référence (typologie architecturale). Il est en effet possible d’interpréter les formes de ces objets comme une incarnation partielle, compte-tenu de la présence d’autres logiques, d’un modèle que la compagnie gestionnaire du réseau souhaite promouvoir. De plus, certains travaux menés dans le cadre des démarches que nous venons d’évoquer —ceux de Alain BORIE, Pierre MlCHELONI et Pierre PlNON2— s’appliquent à restituer, à partir de l’étude des formes construites, les logiques à l’œuvre dans leur formation. Il s’agit bien là de l’un des principaux objectifs que nous nous fixons et les méthodes que ces auteurs ont élaborées seront largement utilisées dans ce travail, . Un chapitre relativement long a été consacré à ces questions méthodologiques, à la fin de la première partie. Celui-ci peut certes apparaître comme une histoire de la typo-morphologie, mais tel n’était pas notre but. Nous cherchions plutôt, compte-tenu du caractère souvent polysémique des vocables employés dans ce champ scientifique, à préciser quelles notions paraissaient utiles à l’analyse des lieux d’articulations entre réseaux et territoires aréolaires, quelles autres ne l’étaient pas. Clarifier le sens de ces notions, tel qu’il serait retenu dans la suite de notre travail, semblait également indispensable. En effet, il s’agissait d’importer des méthodes vers un champ auquel elles n’avaient pas été appliquées. Pour cela, il nous a paru nécessaire de recenser les études menées dans le cadre de ces démarches et les notions auxquelles elles faisaient appel, de signaler, d’autre part, les critiques et remarques faites à ces différents travaux, lorsqu’elles permettaient de cerner les limites de l’usage de ces mêmes notions.
La notion de point-de-réseaux
La notion de « point-de-réseaux » a été élaborée par l’Unité Prospective de la RATP, au fil de travaux menés depuis une dizaine d’années environ, afin d’améliorer la connaissance et la conception des espaces liés au transport (autobus et métro). Après avoir décrit la genèse de cette notion dans les paragraphes qui suivent, nous appliquons la grille d’analyse qui lui est associée à d’autres domaines que celui pour lesquels elle a été mise au point, afin d’évaluer son intérêt pour notre questionnement. En 1987, un groupe de recherche sur la « conception de réseau » piloté par cette Unité, aboutissait à la conclusion, déjà mentionnée ici, de l’absence d’adéquation entre u n modèle de conception —le « réseau-tuyau », jusqu’alors souverain à la régie— et les évolutions urbaines récentes, constitutives du contexte de l’entreprise . Pour Georges AMAR, Le concept traditionnel de réseau de transport n’est plus opératoire, n’étant pas adapté aux nouveaux enjeux et problèmes du transport collectif. La crise de la conception vient du fait que ce concept, bien que n’étant plus opératoire, demeure dans une large mesure la seule référence culturelle commune aux divers concepteurs (internes et externes) et même à la plupart des acteurs du transport. (…) Ce concept, que nous appellerons le réseau-tuyau , est fondé sur un principe ou attribut d’extra-territorialité. (…) Il [le réseau-tuyau] serait un territoire à part, astreint à ses propres règles qui sont celles de la fluidité de la circulation. Les flux de personnes en transit dans le réseau sont des fragments de territoire déterritorialisés, qui filent, qui glissent, indifférents aux territoires traversés. Le rapport du groupe insistait alors sur la nécessité de penser la connexion, mettant ainsi en avant des principes de relation aux territoires traversés ainsi que d’articulation entre lignes.
Le point entre réseaux et territoires
C’est ce que souligne une analyse menée par Philippe MENERAULT dans sa thèse. Cet auteur, s’appuyant en particulier sur les travaux d’Isaac JOSEPH, montre que si le processus d’extra-territorialisation d’un réseau est lié aux flux, celui de sa territorialisation est en relation avec ses points de connexion. P. MENERAULT s’appuie sur une comparaison entre d’une part les réorganisations des transports collectifs qui, dans plusieurs réseaux de province, accompagnent la mise en place d’un mode ferré en site propre et d’autre part le projet d’entreprise de la RATP1 défini dans le cadre de la remise en cause du modèle de « réseau-tuyau » décrit par Georges AMAR. P. MENERAULT peut alors montrer que, si la démarche adoptée lors de la mise en place d’un transport en commun en site propre (TCSP) est identique quels que soient les agglomérations et les modes de transport (…) la démarche apparaît (..) radicalement différente de celle choisie par la RATP. Dans un cas, la nodalité est à la base de la définition du réseau; dans l’autre, elle n’est que la résultante de l’adaptation du réseau à un axe lourd. Les villes de province subordonnent alors la nodalité [du réseau] à la linéarité du site propre et non à un polycentrisme éclaté des villes. Ces conclusions rappellent aux entreprises gestionnaires que le réseau technique a pour but premier de desservir un territoire et de le « ménager », non de promouvoir la circulation uniquement. Elles rappellent aussi aux acteurs territoriaux que les points singuliers des réseaux ne sont pas anodins, et qu’il est aujourd’hui indispensable d’en tenir compte dans tout travail urbanistique. La problématique en terme de « point-de-réseaux » proprement dite émerge alors à partir des travaux que nous venons de mentionner. Ceux-ci se trouvent en convergence avec d’autres réflexions de l’Unité Prospective de la RATP, concernant plus spécifiquement stations et complexes d’échanges. Il s’agit d’affirmer la reconnaissance d’une relation entre réseaux et espaces traversés ou mis en relation, tout autant que de tenter de résoudre un certain nombre de difficultés liées plus particulièrement aux lieux fréquentés par le public. Cette notion met ainsi l’accent sur les points d’entrée et de sortie du réseau, ces éléments privilégiés de la relation avec les sites desservis où se posent des questions d’accessibilité, d’image de l’entreprise, d’aménagement urbain, de localisation. À partir du principe de « nodalité », la notion affirme aussi l’intérêt de l’articulation des lignes entre elles. Dans le cadre d’une logique qui est celle de l’usager, supposé réfractaire aux démarches partielles et sectorisées des différents transporteurs, elle permet une réflexion sur les relations entre modes de transport, en suggérant la nécessité de leur hiérarchisation, par l’adaptation de leurs performances (capacité, vitesse commerciale, distance inter-station…) à l’échelle du territoire desservi. Elle insiste enfin sur le repos, en opposition au mouvement, incitant alors à des investigations sur les lieux de l’attente ou les métiers de la station. La notion de « points-de-réseaux » a connu une application « concrète » avec le cas des autobus en banlieue parisienne, sur lequel nous reviendrons. Les « points-de-réseaux » ont aussi fait l’objet d’une formulation théorique visant à transformer la notion en outil conceptuel efficace et prolongée de tentatives d’applications aux cas des commerces et de « l’information voyageur » dans le métro.
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Table des matières
Introduction générale
Partie 1. Entre trajet et repos, des constructions aux formes difficiles à maîtriser
Introduction de la première partie
Chapitre 1. Les « points-de-réseaux », une mise en forme aux finalités multiples
Section 1. La notion de point-de-réseaux
Section 2. Quelles finalités pour quels acteurs ?
Conclusion du chapitre 1
Chapitre 2. Des objectifs difficiles à atteindre
Section 1. Une volonté de cohérence difficile à appliquer
Section 2. La production de la forme urbaine, un processus complexe et contradictoire
Conclusion de la première partie
Partie 2. La formation des points de correspondance entre autobus : des logiques multiples et contradictoires
Introduction de la deuxième partie
Chapitre 1. Des arrêts d’autobus disparates
Section 1. Une diversité constatée empiriquement
Section 2. Comprendre la diversité
Chapitre 2. Les origines de la diversité
Section 1. Des logiques uniformisantes
Section 2. Des logiques « déformantes »
Section 3. La logique d’exploitation en réseau
Conclusion de la deuxième partie
Partie 3. Une mise en forme architecturale très contrôlée : la station-service
Introduction de la troisième partie
Chapitre 1. Une première industrialisation liée au réseau-support, la route
Section 1. Se déplacer le long de la route
Section 2. Préfabrication ouverte, préfabrication fermée
Conclusion du chapitre 1
Chapitre 2. Analyse des principes « anti-déformation » utilisés par les compagnies
Section 1. Sources
Section 2. Analyse des projets-type des compagnies
Section 3. Des stations atypiques
Conclusion du chapitre 2
Chapitre 3. Les stations actuelles
Section 1. De nouveaux enjeux
Section 2. De nouveaux moyens
Conclusion du chapitre 3
Conclusion de la troisième partie
Conclusion générale
Bibliographie
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