Les phénomènes de violence scolaire et de politique publique en Haïti

Le concept de violence symbolique

Le concept de violence symbolique connait une notoriété particulière avec Pierre Bourdieu [1992] qui en fait l’un des axes de sa pensée sociologique.
Pour lui, le concept de violence fonctionne grâce à un double mécanisme de reconnaissance et de méconnaissance. La domination des uns n’est possible hors les cas, rares en démocratie, de recours à la force physique, que parce que les dominés reconnaissent comme légitime l’ordre dominant tout en méconnaissant son caractère arbitraire d’ordre aliénant. Ce mécanisme de «servitude volontaire» (La Boétie) est, selon l’auteur, redoutable puisque la violence invisible, pour ceux sur qui elle s’exerce (et parfois même invisible au nom de qui elle s’exerce) apparaît comme totalement intériorisée dans l’habitus de chacun (système des dispositions individuelles issues de la socialisation de classe).
La pire des violences symboliques est ainsi la certitude que les choses «vont de soi», ce qui permet de légitimer l’ordre social « tel qu’il est », c’est-à-dire inégalitaire. Pour Bourdieu, l’État ainsi que les institutions et pratiques de l’ordre dominant (l’école, l’université, les médias, le langage politique) sont autant de lieux ou d’expressions d’une violence symbolique tendant à masquer sous le couvert du naturel des rapports de domination invisibles, mais aux effets sociaux redoutables. Le travail du sociologue, selon Pierre Bourdieu, doit conduire à dévoiler aux yeux des dominés, comme à ceux des dominants, la réalité dissimulée de ces mécanismes de violence. En revanche, la violence physique semble à l’inverse beaucoup plus aisée à définir. Elle est directement liée à l’exercice d’une agression et immédiatement fondée sur la perception d’une douleur. Mais si sa définition est facile, la pluralité de ses modes d’expression rend l’approche de la notion particulièrement complexe.

La violence perçue par les enseignants

Définition proposée par un instituteur à l’enseignement fondamental : « ce que j’appelle violence, c’est ce qui me détourne de mon projet, de mon but pédagogique, en fait, et ce qui est le plus tuant dans ce métier, c’est qu’on a décidé quelque chose et qu’on ne peut le faire, continuellement, du matin au soir.
Le journal de bord, on ne peut en faire qu’un tiers; on est toujours insatisfait et ça, c’est une violence à l’égard de soi-même qui vous épuise, épuise le maître. Peut-être les enfants, car les enfants, après tout, c’est une bouteille qu’on remplit plus ou moins. » Ce maître explique également que pour lui, l’enfant violent n’est pas l’agresseur, mais l’agressé (ex : un enfant en pince un autre qui crie, c’est celui qui crie qu’il punit) car le maître sent le danger de désorganisation et de contagion par le bruit qui le fait se tourner contre la victime plutôt que contre l’agresseur.
Conclusion : quel que soit la réalité du fait de violence d’un enfant vers un autre, sa représentation par l’enseignant est toujours surdéterminée par une représentation connexe qui fait de l’adulte la victime obligée et associée de toute violence dans la classe.

La violence entre l’enseignant et les élèves

Les coups :Des enseignants frappés provoquent la réaction de l’institution forte (expulsion, police). Attention : coups des enseignants aux élèves ou coups portés par des élèves à des enseignants. Tendance de certains enseignants à minimiser l’importance des coups portés aux élèves et leur nocivité (voire ils y trouvent des vertus : déstressant, thérapeutique pour l’élève). (Buss prouve que les sujets qui peuvent plusieurs fois agresser leur frustrateur se montre de plus en plus agressif). Le(s) bruit(s) :Ce qui obsède l’enseignant devient une véritable frustration et une explication globale de la violence. Parfois c’est l’enseignant qui est agresseur par sa voix, ses cris, expression de sa violence. (Est-ce possible de faire taire en criant et d’exiger ensuite la parole de l’autre ?)
Le refus de travail :Perçu comme une véritable agression contre son être d’enseignant.
Le refus d’entrer en classe ou d’y rester :L’entrée en classe peut être une source d’angoisse pour l’enseignant. La classe, par son manque d’espace, confine et peut être perçue comme une brimade.

La violence perçue par l’élève

Autant l’Eant ressent la parole, le bruit de l’Eé comme une violence tournée vers lui, autant l’Eé ressent comme violence la privation de parole, le manque de communication dans la classe, le déni de sa personne.
Violence physique ou violence verbale :La violence entre élèves dans la classe est quasiment absente. La plus fréquente est entre Eant et Eé. Pour beaucoup d’élèves et Eant, la violence morale est beaucoup plus grave que la violence physique (on oublie le coup, pas la parole). (Attention ! Cela ne vaut pas pour tout le monde). Ce qui est perçu comme le plus violent, c’est ce qui marque le plus durablement.
La violence de l’élève vers le maître :Violence surtout physique Qu’on le veuille ou non, le coup porté par le jeune à l’Eant est bien plus rare que le coup inverse. Il est pourtant celui qui est le plus souvent réprimé. Différence entre le discours de L’Eé qui ne voit que les coups et le discours de l’Eant pour lequel la violence de l’élève vers l’Eant revêt des formes beaucoup plus variées.
La violence de L’Eant vers l’Eé :3 formes de violence de l’Eant vers l’élève : physique, verbale (injures, propos blessants, réprimandes dévalorisantes), frustration liées à des punitions («mauvaises» notes, colles, etc.).
Ces 3 formes sont la partie émergée de l’iceberg, la partie immergée est la violence privative (non communication, non-reconnaissance, négation du corps et de l’être de l’élève).

La violence au cœur de l’ordre social

Dans son «Traité de la violence» [1998], Sofsky souligne que la violence est omniprésente et inhérente à l’ordre de la société. «Son règne est coextensif à l’histoire du genre humain, du début à la fin. La violence crée le chaos et l’ordre crée la violence. Ce dilemme est insoluble. Fondé sur la peur de la violence, l’ordre crée lui-même à nouveau peur et violence.» Pour lui, c’est l’expérience de la violence qui réunit les hommes. La société n’est pas fondée sur un besoin de sociabilité ou sur la nécessaire coopération pour la production. Elle est tout d’abord un dispositif de protection mutuelle qui règle les relations en contrôlant les contacts violents entre les hommes. Certains contacts sont nantis d’une légitimité dans des formes acceptables pour le contrat social, d’autres sont l’objet d’une répression. Le pouvoir détient la légalité de la violence.
Il dispose pour cela d’une force qui permet de contrôler et d’endiguer la violence sociale en enseignant la peur que doit inspirer le pouvoir aux membres de la société.
Le contrat social pacifie la société en organisant la violence et en lui donnant des formes légitimes. Pour les individus qui y adhèrent, ce contrat existe comme ordre légitime dans la mesure où, non seulement, ils intériorisent les règles et les nécessités qui les font vivre et agir ensemble, mais où ils apprennent également à contrôler l’expression publique de leurs émotions et de leurs passions. Cette intériorisation de la contrainte sociale les conduit à contrôler et à limiter les violences interpersonnelles au profit des modalités reconnues d’échanges et de relations.
Norbert Elias [1973, 1975] a analysé ce procès de pacification de la société, en montrant comment il s’est opéré dans des Etats disposant d’institutions stables. La monopolisation de la violence par les Etats a obligé à une maîtrise des pulsions en limitant l’emploi de la force dans les relations. Conjointement, le développement des relations d’interdépendance au-delà des cercles d’affiliation primaire a conduit les individus à maîtriser leurs émotions en public.

L’histoire de la politique éducative d’Haïti

L’histoire de l’éducation haïtienne nous permet de faire le constat de l’effort incessant d’un État (l’État haïtien) toujours pris entre le hiatus de projet d’éducation porteur d’une profonde ambition émancipatrice de la citoyenneté haïtienne et les entraves causées par les désordres politiques, institutionnels, et par le phénomène récurrent de la corruption ou du détournement des fonds alloués convertis aux usages particuliers des fonctionnaires. Cette histoire accuse aussi un hiatus entre l’imposante demande de la société en biens éducationnels et l’impuissance, ou le choix très injustifié de l’État de consacrer une part importante du budget national, maigre fut-il ou est-il encore, à l’Éducation à laquelle paradoxalement fut attribué le développement social, économique et culturel de la société. Ce paradoxe est d’autant plus manifeste que l’État haïtien a dû subventionner des « écoles particulières » ou louer des locaux à des « particuliers » aux prix forts afin de faire fonctionner tant bien que mal certaines écoles qui ne sont aucunement pourvues en matériels scolaires et pédagogiques ; des écoles où les élèves sont dépourvus de presque tout. L’État construit à qui mieux-mieux des écoles tout en renonçant à l’entretien des familles et des élèves. Dès lors, le constat est que les contextes socio-économiques ont toujours été peu favorables à l’épanouissement des élèves, et à l’institution d’une véritable citoyenneté haïtienne, du moins pour tous ceux qui n’ont pas eu le privilège de fréquenter les « bonnes » écoles. Il s’agit là d’une vue qui tient compte de la situation socio-historique et politique de l’Éducation haïtienne à laquelle il faut immanquablement ajouter l’avènement, à partir de 1860, des Écoles congréganistes qui, en plus de cliver la société, occupent une position de manager éducatif et civilisationnel en promouvant un système d’éducation en déphasage aux préoccupations du pays : ce sont des écoles qui utilisent des manuels scolaires inappropriés par rapport aux besoins du pays (il faut dire qu’une telle politique d’enseignement correspondait au projet de l’État haïtien de civiliser le grand nombre enténébré dans des pratiques africaines). Telle est, globalement, la situation politique et historique de l’Éducation haïtienne. Peut-on soutenir que cette situation a changé ?
C’est à partir de cette question que nous tenterons d’aborder la « philosophie politique » qui sous-tend le choix éducatif de l’État.
Si par l’éducation, l’on convient, l’État cherche à instituer le modèle de citoyenneté qui est appelé à répondre à son projet de société, il importe avant toute question sur la politique éducative de l’État de savoir selon quel projet global de société, selon quelle vision de citoyenneté élabore-t-il son système éducatif. Ce n’est qu’à ce détour que la question de la cohérence et de la pertinence de la politique éducative peut être appréciée. Il ne s’agit pas seulement de poser qu’une politique éducative présuppose une philosophie de l’éducation qui en définit le sens, la fonction et la finalité. Encore faut-il dévoiler la vision de la société et de l’organisation sociale que l’éducation cherche à incarner dans la plasticité de la chair de l’élève-citoyen.

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Table des matières

Introduction générale
Première partie : Les démarches intellectuelles, théoriques et méthodologiques de la
recherche 
Chapitre I : Les démarches intellectuelles structurantes de la recherche
1.1- Problématique de la recherche
1.2- Hypothèses de la recherche
1.3- Le champ spatio-temporel retenu
1.4- Justification des hypothèses
1.5- Raison d’ordre spécifique
1.6- Raison d’ordre général
1.7- Domaine de l’étude et cadre d’analyse
1.7.1- L’analyse stratégique
1.7.1.1- Jeux et stratégies des acteurs
1.7.2- L’analyse systémique
Chapitre II : Les démarches méthodologiques
2.1- Schème de la recherche
2.2- Investigation documentaire
2.3- Population de la recherche
2.4- Échantillonnage
2.5- Instruments de collecte des données
Chapitre III : Démarches théoriques
3.1- L’approche systémique
3.2- Le concept de violence symbolique
3.3- Cadre théorique retenu
3.3.1- Les causes de la violence scolaire sont liées au Système Educatif
3.3.2- Les causes de la violence scolaire sont liées à l’élève
3.3.3- Les causes de la violence scolaire sont liées à la famille et à la société
Deuxième partie : Historicité du concept de violence sociétale en Haïti
Chapitre IV : Cadre historique de la violence sociale en Haïti
4.1- Période coloniale
4.2- Période postindépendance d’Haïti
4.2.1- Période des baïonnettes (1804-1915)
4.2.2- L’occupation Américaine (1915-1934)
4.2.3- La pax Americana (1934-1994)
4.2.4- L’effondrement de l’armée (1994 à nos jours)
Chapitre V : Limites d’extension du concept
5.1- La puissance : le politique et le religieux
5.2- L’abondance : le social et le sociologique
5.3- L’essence : approche philosophique
Chapitre VI : Des valeurs sous-jacentes
6.1 – Le respect de l’autre
6.2- L’éducation à la citoyenneté
6.3- La responsabilisation et la subsidiarité
6.4- Le choix d’un certain humanisme
Troisième partie : Analyse de la violence dans la classe et les relations pédagogiques
Chapitre VII : De la violence importée
7.1- La violence-copie
7.2- La violence stockée
Chapitre VIII : « De la violence intra-générée
8.1- La violence à retentissement immédiat
8.1.1- La violence constitutive de l’acte
8.1.1.1- La violence d’éducation
8.1.1.2- La violence Instituante
8.1.1.3- La violence logistique
8.1.2- La violence instituée
8.1.2.1- La violence de répression
8.1.2.2- La violence de séduction
8.1.2.3- La violence de novation
8.2- La violence intra-générée à retentissement différé
8.2.1- La reproduction du pacte du dominé
8.2.1.1- La violence de notation
8.2.1.2- La violence de régression
8.2.2- La reproduction de l’acte dominant
8.2.2.1- La violence de l’instituant
8.2.2.2- La violence démocratique
8.2.2.3- La violence normative
Chapitre IX : La relation au savoir
9.1- L’apprentissage
9.2- L’évaluation
Chapitre X : La relation à l’autre
10.1- La place du maître
10.2- La décision
10.3- Le conseil institutionnel
Quatrième partie : Les phénomènes de violence scolaire et de politique publique en Haïti
Chapitre XI : Les phénomènes de violence
11.1- La violence, quelle violence ?
11.2- La violence perçue par les enseignants
11.2.1- La violence entre enfants
11.2.2- L’auto-violence
11.3- La violence entre enseignants et élèves
11.3.1- Les coups
11.3.2- Les bruits
11.3.3- Le refus du travail
11.3.4- Le refus d’entrer en classe ou d’y rester
11.3.5- La violence du jeu
11.4- La violence perçue par l’élève
11.4.1- Violence physique et verbale
11.4.2- Violence de l’élève vers le maître
11.4.3- La violence de l’Eant vers l’Eé
11.4.3.1- La violence physique
11.4.3.2- La violence verbale
11.4.3.3- Les punitions
11.5- Un constat négatif
11.5.1- L’excès
11.5.2- L’interdit
11.6- Fuir
Chapitre XII: Violences et contextes sociétaux
12.1- La violence au cœur de l’ordre social
12.2- La violence comme activité sociale
12.2.1- Les moyens techniques
12.2.2- Les motifs des acteurs
12.2.3- Des paramètres sociaux
12.3- La violence segmentaire
12.4- La violence et la diversité dans les contextes sociaux
Chapitre XIII : Stratégies de prévention de la violence scolaire
13.1- Les stratégies du microsystème
13.2- Les stratégies du mésosystème
13.3- Les stratégies de l’exosystème
13.4- Les stratégies du macrosystème
Chapitre XIV : Politique publique en matière d’éducation en Haïti
14.1- L’histoire de la politique éducative en Haïti
14.2- Les sens de la politique de l’éducation haïtienne
14.3- L’éducation nationale haïtienne et son histoire : quelques éléments récurrents
14.4- Deux ordres d’école et une éducation non contrôlée par l’État
14.5- La conception générale de l’éducation et de la méprise de la société haïtienne dans les
politiques éducatives
14.6- Pour une politique pragmatique : la nécessité d’un Etat-agent de l’intérêt général
Cinquième partie : Analyse et interprétation des données
Chapitre XV : Interprétations des résultats
15.1- Corrélation entre les résultats des élèves
15.2- Corrélation entre les résultats des enseignants
15.3- Corrélation entre les résultats des élèves et des enseignants en lien avec les hypothèses de
recherche
Conclusion
Bibliographie

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