Les phénomènes de Sandhi dans l’espace gallo-roman

Le cadre génératif de SPE

   Si le structuralisme avait donné la priorité aux rapports syntagmatiques et paradigmatiques qu’entretiennent les phonèmes à l’intérieur du système, les générativistes, eux, ont cherché surtout à dégager les régularités et les structures profondes qui déterminent l’apparition en surface de telle ou telle forme phonique. Or, ils ne pouvaient faire cela qu’en déplaçant l’accent de l’étude des oppositions distinctives vers l’étude des règles transformationnelles, tout en posant différents niveaux de représentation. Selon eux, ce n’est que de cette manière-là qu’on peut procéder à la description de la grammaire générative d’une langue, vue comme la compétence innée d’un locuteur « idéal » à dériver une forme phonétique de surface à partir d’une représentation abstraite sous-jacente par l’application mentale d’une série de règles strictement ordonnées. Dans l’ouvrage monumental de Chomsky et Halle The Sound Pattern of English (SPE), qui tient lieu de manifeste de la phonologie générative, une place centrale dans la grammaire est accordée à la composante syntaxique. Selon l’expression de Dell (1985 : 30), celle-ci est « l’épine dorsale » du système linguistique. Elle génère une multitude de descriptions syntaxiques de phrases et assigne à chacune d’elles une structure profonde à partir de laquelle on peut dériver la structure de surface grâce à des règles syntaxiques. La structure de surface est partiellement déterminée par la structure profonde et constitue la sortie (ou l’output) de la composante syntaxique. Plus concrètement, elle représente une séquence de formants (ou de morphèmes) puisés au lexique. A la manière d’un dictionnaire, celui-ci renferme un nombre fini d’éléments lexicaux qui sont utilisés pour la construction des mots et des phrases. L’output de la composante syntaxique devient à son tour l’input de la composante phonologique dont la fonction est d’assigner une représentation phonétique (c’est-à-dire une prononciation) à la séquence de formants. Cependant, selon Chomsky & Halle (1973), il n’y a pas de coïncidence parfaite entre la structure qui résulte de l’application des règles  syntaxiques et celle qui apparaît à l’entrée de la composante phonologique. En effet, avant d’être interprétée phonologiquement, la structure de surface engendrée par la syntaxe est soumise à l’activité des règles de réajustement qui, en la découpant en syntagmes et en la munissant de différents types de frontières (+, # ou ##), lui assignent une forme plus appropriée pour l’analyse phonologique.

La phonologie lexicale

   Alors que SPE ne distingue pas entre morphologie et syntaxe, et considère que la manière dont les morphèmes s’agencent pour la construction des mots ne diffère pas de la manière dont les mots s’agencent pour la construction des phrases, la phonologie lexicale accentue sur l’indépendance de ces deux composantes de la grammaire. Cette théorie stipule qu’une partie des règles phonologiques s’appliquent dans le lexique après chaque opération morphologique. Ces règles sont appelées lexicales par opposition à celles qui ne respectent pas nécessairement les frontières entre les constituants syntaxiques et qui sont donc du ressort du module postlexical. Mohanan (1986 : 53-55) soutient que le lexique contient un nombre fini de  morphèmes représentant l’input des règles lexicales de formation des mots. Le résultat de l’application de ces règles est l’apparition à la sortie du lexique d’un nombre infini de mots bien formés. Dans le module lexical, morphologie et phonologie sont en interaction constante. Tout morphème est d’abord la cible de certaines règles phonologiques. La forme qui résulte de leur application peut subir ultérieurement des opérations morphologiques (de dérivation, de flexion ou de composition) lesquelles peuvent être suivies à leur tour d’autres opérations phonologiques (réassignation de l’accent, harmonisation vocalique, etc.). C’est justement à ces règles phonologiques tardives qu’on applique le plus souvent le terme de sandhi interne. Autrement dit, les règles phonologiques sont censées s’appliquer cycliquement dans le lexique après chaque opération morphologique, celle-ci devenant du coup l’input d’autres règles phonologiques : dans le lexique (d’après Mohanan 1986 : 8) Quant à l’organisation interne du lexique, elle repose sur l’existence de plusieurs strates dont le nombre varie d’une langue à l’autre. Une règle morphologique est limitée à une strate déterminée, alors qu’une règle phonologique peut s’appliquer sur plusieurs strates successives (Kaisse & Shaw 1985). Par exemple, il est bien connu que l’anglais possède deux types d’affixes qui ont une distribution morphologique différente et ne montrent pas le même degré de cohésion avec la base (Selkirk 1984a : 77 ; Mohanan 1986 : 16). Ainsi, les affixes de classe I (-ity, -ic, -al, -ate, -ous, -ive, etc.) ne peuvent pas suivre un affixe de classe II (-less, -hood, -ness, -ful, etc.), alors que les affixes de classe II peuvent suivre un affixe de classe I. D’autre part, les affixes des deux classes peuvent se combiner librement avec un autre affixe de la même classe.

La phonologie métrique et les aspects rythmico-temporels de la jonction

   Le cadre génératif de SPE a reçu les critiques de l’histoire non seulement parce qu’il marginalisait le rôle du lexique et qu’il rejetait l’indépendance de la morphologie par rapport à la syntaxe, mais aussi à cause de sa vision linéaire de la phonologie. En particulier, la théorie ne distinguait pas formellement les traits segmentaux comme [± consonantique], [± nasal], [± coronal], etc. des traits prosodiques ou fonctionnels comme [± accentué] ou [± syllabique] qu’elle mettait tous sur un seul et même plan. C’est notamment en réaction contre cette position trop simpliste qu’on voit apparaître au milieu des années 1970 deux grands mouvements théoriques : la phonologie autosegmentale (Goldsmith 1976) et la phonologie métrique (Liberman 1975 ; Liberman & Prince 1977). Les deux modèles ont en commun d’être non linéaires ou multilinéaires en ce sens qu’ils prévoient des plans séparés pour l’organisation segmentale, temporelle et prosodique de la parole. Le premier se propose de réhabiliter l’importance de la syllabe en phonologie, alors que le second est une théorie de l’organisation rythmique et accentuelle de l’énoncé. Dans cette sous-section du chapitre, nous verrons comment, à travers l’idée de jonction et de disjonction rythmique, la phonologie métrique, et en particulier l’approche de Selkirk (1984a), explique l’application ou la non application des règles de sandhi dans les différents contextes. A la base de la phonologie métrique, on trouve le constat que, contrairement aux traits distinctifs, l’accent n’est pas une propriété paradigmatique des segments. Un élément est défini comme accentué syntagmatiquement, c’est-à-dire par opposition avec un autre élément de la chaîne sonore. En outre, la réalisation de l’accent peut varier d’une langue à l’autre : il peut s’associer ou non avec une augmentation de la fréquence fondamentale et/ou de l’intensité, avec un accroissement de la durée de l’élément mis en relief, ou encore avec des modifications spectrales. Typologiquement parlant, l’accent n’a donc pas de valeur phonétique exacte, à la différence des traits segmentaux dont le contenu articulatoire et acoustique est nécessairement le même pour toutes les langues. Il faut ajouter aussi que l’accent ne peut pas se présenter sous la forme d’un trait binaire [± accentué] du fait que dans certaines langues, et notamment en anglais, on distingue non seulement entre voyelles accentuées et non accentuées, mais entre plusieurs degrés d’accentuation. Enfin, comme l’indique Hayes (1995 : 26), l’accent et les traits segmentaux ont un comportement radicalement différent sur le plan syntagmatique : alors qu’il est tout à fait normal d’avoir des segments successifs qui s’accordent sur la valeur d’une propriété phonétique (voisement, nasalité, lieu d’articulation, etc.), l’accent n’est jamais sujet à des assimilations de ce type. Tout au contraire, on observe dans de nombreuses langues une tendance à ne pas frapper de l’accent deux syllabes contiguës.

Le trochée syllabique

   Nous commençons par le cas fort intéressant et bien connu du maranungku où l’accent principal frappe toujours la première syllabe du mot, alors que toutes les syllabes impaires qui suivent reçoivent un accent secondaire (Halle & Vergnaud 1987 ; Hayes 1995 ; Labrune 2005). Pour décrire le patron accentuel du maranungku, Hayes pose que la langue construit tout d’abord des trochées syllabiques (°CC) de gauche à droite pour promouvoir ensuite le pied le plus à gauche au statut de pied dominant du mot (47). Ainsi, la syllabe forte du pied fort portera l’accent principal, alors que les syllabes fortes des pieds faibles ne porteront qu’un accent secondaire. Quant aux exemples (47b, d) contenant un nombre impair de syllabes, leurs pieds finals sont appelés dégénérés du fait d’être monosyllabiques et de violer ainsi le principe de binarité.

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Table des matières

INTRODUCTION
CHAPITRE I : Le sandhi en phonologie
§ 1. A la recherche d’une définition du sandhi
§ 2. Le rapport de la phonologie avec les autres composantes de la grammaire
§ 2. 1. Le structuralisme et la notion de joncture
§ 2. 2. Le cadre génératif de SPE
§ 2. 3. La phonologie lexicale
§ 2. 4. La phonologie métrique et les aspects rythmico-temporels de la jonction
§ 2. 5. La phonologie prosodique
CHAPITRE II : Les constituants prosodiques
§ 1. La syllabe
§ 1. 1. Considérations générales sur la syllabe
§ 1. 2. La syllabe d’un point de vue phonétique
§ 1. 3. Aspects phonologiques de la syllabe
§ 1. 4. L’organisation interne des segments
§ 1. 5. Les phénomènes de jonction à l’intérieur de la syllabe
§ 1. 5. 1. Les deux fricatives dorsales de l’allemand
§ 1. 5. 2. La nasalisation
§ 1. 5. 3. La palatalisation et l’affrication
§ 2. Le pied
§ 2. 1. Structure et typologie des pieds
§ 2. 1. 1. Le trochée syllabique
§ 2. 1. 2. Le trochée morique
§ 2. 1. 3. L’iambe
§ 2. 1. 4. Les pieds ternaires
§ 2. 2. Le corrélat perceptif du rythme et les stratégies d’optimisation du pied
§ 2. 2. 1. L’abrègement trochaïque
§ 2. 2. 2. L’allongement iambique
§ 3. Le mot phonologique
§ 3. 1. Le mot phonologique comme produit de l’interface entre morphologie et phonologie
§ 3. 2. Le mot phonologique comme domaine d’application de règles phonologiques
§ 3. 2. 1. L’harmonie vocalique
§ 3. 2. 2. Le rhotacisme du latin classique
§ 3. 2. 3. La vocalisation du s implosif
§ 3. 3. La cliticisation
§ 3. 4. Vers une définition du sandhi accentuel
§ 3. 4. 1. Le cas du latin classique
§ 3. 4. 2. Le cas de l’italien standard
§ 3. 4. 3. Le cas du napolitain
§ 3. 4. 4. Le cas du lucanien
§ 4. Le syntagme phonologique
§ 4. 1. Structure et organisation interne du syntagme phonologique
§ 4. 1. 1. L’approche End-Based
§ 4. 1. 2. L’approche relationnelle
§ 4. 1. 3. L’approche Arboreal Mapping
§ 4. 2. Un cas de resyllabation par épithèse en algarés
§ 5. Le syntagme intonatif
§ 5. 1. Structure et organisation interne du syntagme intonatif
§ 5. 2. Le syntagme intonatif comme domaine d’application de règles phonologiques
§ 5. 2. 1. Les domain-span rules
§ 5. 2. 2. La mutation consonantique du gallois
§ 6. L’énoncé
§ 6. 1. Les règles phonologiques à portée maximale
§ 6. 1. 1. L’insertion rhotique de l’anglais
§ 6. 1. 2. Le flapping de l’anglo-américain
§ 6. 1. 3. Les autres règles à portée maximale
§ 6. 2. Quelques règles à comportement mixte
CHAPITRE III : La liaison
§ 1. Le contexte syntaxique de la liaison : invariance et variabilité
§ 1. 1. Liaisons catégoriques
§ 1. 2. Liaisons erratiques
§ 1. 3. Liaisons variables
§ 2. Le domaine prosodique de la liaison
§ 3. Liaison et enchaînement : régularisation des alternances consonantiques en fin de mot
§ 4. Représentation des consonnes de liaison et questions de phonologie française
§ 4. 1. Les traitements linéaires de la liaison
§ 4. 1. 1. La solution par effacement
§ 4. 1. 2. La solution par épenthèse
§ 4. 1. 3. La solution par préfixation
§ 4. 1. 4. La solution par supplétion
§ 4. 2. Les traitements de la liaison en phonologie multilinéaire
§ 4. 3. Les mots à initiale disjonctive
§ 4. 4. Liaison et nasalité
CHAPITRE IV : Le redoublement phonosyntaxique
§ 1. Variation et représentation des consonnes finales occitanes
§ 2. Le redoublement phonosyntaxique en italo-roman
§ 2. 1. Le domaine prosodique du redoublement phonosyntaxique
§ 2. 2. Le redoublement phonosyntaxique à travers l’espace et le temps
§ 2. 3. Redoublement phonosyntaxique et manifestations de la latence en italien standard
§ 3. Le redoublement phonosyntaxique en gallo-roman
CHAPITRE V : Voyelles instables en syllabe initiale
§ 1. Le traitement des groupes consonantiques romans /sC/
§ 1. 1. A propos de la syllabation des groupes /sC/
§ 1. 1. 1. Le cas du français
§ 1. 1. 2. Le cas de l’italien
§ 1. 2. La place de // dans l’échelle de sonorité
§ 1. 3. Les groupes /sC/ initiaux : cas particuliers
§ 1. 3. 1. Le cas du wallon
§ 1. 3. 2. Le cas du languedocien
§ 2. Schwa en syllabe initiale
§ 2. 1. Le cas du français
§ 2. 2. Le cas du wallon
§ 2. 3. Le cas du gascon
CHAPITRE VI : La vitalité des phénomènes de sandhi et la question de la graphie
§ 1. La liaison en français : facteurs pour la variation sociolinguistique
§ 2. Les phénomènes de sandhi et la tradition graphique
§ 3. Norme et standardisation dans l’espace gallo-roman
§ 3. 1. Comment une langue se normalise-t-elle ?
§ 3. 1. 1. Un cas de normalisation spontanée : le français
§ 3. 1. 2. La normalisation comme résultat d’une planification linguistique
§ 3. 1. 2. 1. La standardisation de l’occitan
§ 3. 1. 2. 2. La standardisation du wallon
§ 3. 2. L’orthographe et les autres facteurs pour la vitalité des phénomènes de sandhi
CONCLUSION GÉNÉRALE
Alphabet phonétique international
BIBLIOGRAPHIE

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