Les pesticides, des produits chimiques réglementés

Les pesticides, des produits chimiques réglementés 

Les pesticides sont considérés comme apportant à la fois « progrès » et dégâts, au même titre que de nombreux autres produits industriels. Ils font l’objet d’un encadrement par les pouvoirs publics, en France et en Europe, mais également dans la plupart des autres pays (Galt 2008). La France est notamment connue pour avoir mis en place un dispositif d’homologation des pesticides préalablement à leur mise sur le marché, à partir de 1943 (Fourche 2004). Les pesticides sont à ce titre des technoproduits, c’est-à-dire des « toxiques », pour reprendre un qualificatif courant (Vail 2012 ; Kirchhelle 2018 ; Boudia, Nathalie Jas 2013), dont le développement a été accompagné par les États, malgré l’existence d’une critique de leurs effets sur la santé et l’environnement (Pestre 2014). Les États réglementent ces produits plutôt que de les interdire (Boudia, Nathalie Jas 2013 ; Jas, Boudia 2019), dans un mouvement qui apparaît globalisé et coordonné dans le cadre d’organisations supranationales (Boudia, Natalie Jas 2013 ; Handford et al. 2015). De plus, la gestion des dangers liés à l’utilisation des pesticides est en général présentée comme postérieure à l’encadrement de ces produits comme technologies agricoles (Thevenot 2014). Des travaux ont ainsi montré des formes de convergence entre États ou regroupements d’États. Par exemple, l’Union européenne (UE) et les États Unis convergent sur certains points (Pelaez et al. 2013 ; Vogel 2003). La mise en place progressive d’une réglementation communautaire des pesticides – notamment l’adoption d’un règlement en 2009 concernant leur utilisation et leur mise sur le marché – témoignent de similitudes entre États membres (Bozzini 2017). Les convergences réglementaires observées au sein de l’UE sont décrites dans les travaux de sciences politiques comme un processus d’ « européanisation des politiques publiques » (Radaelli 2010). Ce phénomène s’étend même au-delà des frontières européennes. Certains pays alignent leur réglementation sur celle de l’UE afin de faciliter l’accès de leurs productions nationales aux marchés européens (Radaelli 2003). Néanmoins, dans les années 1980, des travaux ont mis en avant les spécificités nationales de l’encadrement des produits chimiques par des approches comparatives. Dans leur ouvrage Controlling chemicals, Brickman et ses collègues comparent la gestion des produits chimiques- notamment des pesticides- entre les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne et la France (Brickman et al. 1985). Ils soulignent combien les trajectoires suivies à partir des années 1960 par ces cinq pays sont spécifiques, malgré le travail d’institutions internationales visant une convergence des standards nationaux (Jas 2012 ; 2015 ; Sellers 2015). Vogel parle quant à lui de « styles nationaux » (Vogel 1986). Pour les pesticides, des travaux plus récents montrent que malgré l’européanisation, les spécificités nationales ne disparaissent pas (Barzman, Dachbrodt-Saaydeh 2011 ; Rothstein et al. 1999). Il existe donc un double mouvement d’harmonisation et de différenciation des modalités d’encadrement réglementaire des pesticides comme produits dangereux, notamment en Europe. La réglementation de ces produits s’inscrit dans des dynamiques autant nationales que globales. Mais qu’est-ce qui permet ces dynamiques réglementaires ?

Des travaux ont montré que les sciences toxicologiques ont permis aux États de s’équiper pour gérer les dangers des produits chimiques (Borraz 2008). En particulier, la méthode de l’analyse de risques constitue depuis sa diffusion à partir des années 1970-80 le fondement de l’encadrement par les pouvoirs publics de nombreux objets dangereux, dont les modalités sont formellement déléguées aux experts (Demortain 2020). Le recours généralisé à cet outil s’inscrit dans un phénomène politique plus large, dans lequel les enjeux technologiques et économiques sont considérés sous l’angle de leurs impacts potentiels, rendus mesurables et hiérarchisables, plutôt que comme des choix politiques (Boudia, Demortain 2014). De par sa généricité, l’analyse de risques est considérée par certains auteurs comme une philosophie politique autant qu’un instrument d’action publique (Ewald and Kessler 2011). L’analyse de risques s’appuie sur un ensemble de connaissances et d’outils développés à partir de l’entre-deux-guerres aux États Unis pour ce qui concerne l’exposition des utilisateurs et utilisatrices de ces produits (Jouzel 2019). Ces outils rendent possible la mise en place d’instruments visant à maîtriser les risques associés à l’utilisation de pesticides, en agissant sur l’exposition pour la réduire jusqu’à un niveau jugé acceptable : c’est ce qu’il est commun d’appeler l’« usage contrôlé » des pesticides (Décosse 2013). Pourtant, malgré la mise en place de réglementations et d’outils dédiés, les dispositifs de gestion des produits chimiques apparaissent débordés par la dénonciation des effets des produits chimiques sur la santé humaine et environnementale (Bosso 1987 ; Jas 2010), ainsi que par le nombre de molécules et par la complexité des procédures d’évaluation des risques (Boullier 2010 ; 2016). Leur crédibilité est régulièrement mise à mal. De plus, des travaux ont montré que malgré l’existence de dispositifs d’expertise, certaines connaissances pointant la toxicité de produits ne sont pas prises en compte (Boudia, Natalie Jas 2013). Les pesticides ne font pas exception (Dedieu, Jouzel 2015 ; Jouzel, Dedieu 2013). Pour comprendre pourquoi, deux types de travaux se sont intéressés au fonctionnement des dispositifs d’expertise. S’inspirant des travaux sur les stratégies des « marchands de doute » (Oreskes, Conway 2012), les recherches de Laura Maxim et Jeroen P. van der Sluijs sur un insecticide de la famille des néonicotinoïdes ont montré que les groupes d’intérêt industriels peuvent manipuler l’incertitude scientifique pour maintenir ouvertes des controverses. L’absence de consensus clair a pour effet de retarder les décisions réglementaires, notamment d’interdiction de certains produits (Maxim, van der Sluijs 2007). D’autres travaux inspirés de la nouvelle sociologie politique des sciences (Frickel, Moore 2006) ont montré que le rôle de l’industrie ne suffit pas à expliquer les décisions d’autoriser ou de maintenir certains produits sur le marché. Paradoxalement, les dispositifs d’expertise peuvent aussi jouer un rôle dans le maintien de l’ignorance de certains problèmes. François Dedieu et Jean-Noël Jouzel ont pointé le rôle des instruments dans la construction d’un déficit de connaissances sur les effets des pesticides, à travers l’exemple de la reconnaissance des maladies professionnelles agricoles. Ils montrent que les données produites concernent des intoxications aiguës, dues à une exposition ponctuellement très élevée de l’utilisateur à une ou des substances toxiques. En conséquence, les procédures administratives de reconnaissance des maladies professionnelles agricoles laissent dans l’ombre les autres effets liés à des expositions répétées à de faibles doses ou à des cocktails, dont les effets se manifestent sur le long terme et sont bien plus difficiles à caractériser (Jouzel, Dedieu 2013). Sur un autre plan, les organisations chargées de l’encadrement réglementaire des pesticides font face à des « savoirs inconfortables» (Rayner 2012) qui entrent en contradiction avec les représentations simplifiées du monde qui sont incorporées dans la réglementation. Ainsi, dans les années 2000, des mesures ont mis en évidence une contamination généralisée des eaux par les pesticides (Pellissier 2015). Plus tard, depuis le début des années 2010, des agriculteurs et agricultrices malades – ou leurs proches – se mobilisent pour faire reconnaître leur maladie comme résultant d’une exposition professionnelle à des pesticides (Jouzel, Prete 2013 ; 2014 ; 2015). Cependant, la littérature s’accorde à dire que la confrontation à ces savoirs n’a pas conduit à une remise en cause des fondements de la réglementation des pesticides (Dedieu, Jouzel 2015 ; Jouzel, Dedieu 2011). Au contraire, des travaux mettent en avant sa forte continuité (Jas 2007) et pointent même un renforcement de l’ignorance (Dedieu 2018). Il existerait donc une forte continuité dans l’encadrement de la toxicité des pesticides depuis le milieu du XXe siècle, malgré la mise en lumière des effets néfastes de ces produits.

L’historicité des pesticides comme problème d’action publique 

Interroger la régulation des pesticides dans le temps 

Les études des transitions (transition studies) interrogent depuis une vingtaine d’années les modalités du changement sociotechnique. Comme déjà évoqué rapidement plus haut, elles mobilisent le concept de « verrouillage » pour qualifier les freins au changement , ainsi que de « régime » pour parler de la continuité .

Les verrouillages des pesticides 

Pourquoi l’usage de pesticides ne diminue-t-il pas en France ? Nous avons vu dans la section précédente que certains auteurs et autrices qualifient cette situation de «verrouillage ». La notion de « verrouillage » (ou lock –in) et de « dépendance au sentier » (ou path dependency) sont issues des théories économiques évolutionnistes . Ces deux notions traduisent l’idée que les technologies ne s’imposent pas parce qu’elles sont les plus efficaces, puisque des situations jugées sous-optimales peuvent perdurer. Ces situations sont appelées « verrouillage ». La dépendance au sentier caractérise alors la situation dans laquelle certaines technologies sont exclues par la présence d’une technologie plus ancienne. Par exemple, des travaux ont montré que les recherches en ingénierie génétique empêchent l’émergence en agriculture de techniques agroécologiques (Vanloqueren, Baret 2009). Ainsi, une technologie n’est pas adoptée parce qu’elle est la plus efficace. Au contraire, c’est parce qu’elle est adoptée qu’elle devient plus efficace (Arthur 1989). Une technologie implantée a plus de chance de rester majoritaire dans le futur, indépendamment de ses caractéristiques ou de ses concurrentes.

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Table des matières

Introduction générale
I. Les pesticides, des produits chimiques réglementés
II. L’historicité des pesticides comme problème d’action publique
Interroger la régulation des pesticides dans le temps
Analyser les pesticides comme un problème d’action publique
III. Une enquête sur les problèmes d’action publique dans le temps long
Enquêter en milieu proche
Mobiliser le passé pour éclairer le présent
Tirer les fils de l’histoire
IV. Une sociohistoire de l’administration des pesticides en France
PARTIE 1 : protéger les cultures
Introduction à la partie 1 : les « produits antiparasitaires », un problème d’action publique
indépendant du chimique
Agendas discrets et problèmes d’action publique
Les problèmes comme le produit de la formation d’un réseau
Des instruments pour stabiliser des réseaux d’action publique
Chapitre 1 : Protéger les végétaux : un nouveau problème d’action publique pour le ministère de l’Agriculture
Introduction au chapitre 1 : agenda et organigrammes
I. Problèmes de pestes
Inspecter
Défendre
Protéger
II. Problèmes de pesticides
Un monde sans pesticides : le cas de la crise du phylloxéra
Les incertitudes d’un marché émergent
L’État stabilisateur du marché de la « protection des plantes »
Conclusion du chapitre 1 : la stabilisation d’un marché de la protection des cultures par le droit
Chapitre 2 : Les promesses de la protection des cultures
Introduction au chapitre 2 : des promesses dans l’action publique
I. La protection des végétaux dans les marges du ministère
Dans l’organigramme
Dans les tensions entre corps
Dans les relations avec les agriculteurs
II. La PV dans les promesses de la protection des cultures
Protéger
Moderniser
Conclusion du chapitre 2 : les promesses au service de l’intérêt général
Conclusion de la partie 1 : les pesticides en l’État
PARTIE 2 : autoriser des « toxiques »
Introduction à la partie 2 : historicité d’une société de la mise en risques
Chapitre 3 : Rendre gouvernables des toxiques. Les ontologies de l’usage contrôlé
Introduction au chapitre 3 : le risque dans les instruments d’action publique
I. Protéger la société de substances toxiques mais nécessaires
Une vieille tentative d’endiguement des substances les plus toxiques
Vendre et utiliser des toxiques
II. Identifier les toxiques
Classer par les substances en listes
Qualifier les toxiques
III. Gérer les produits par leurs usages
Un usage commun pour des produits différents
Des usages différents pour un même produit
Conclusion du chapitre 3 : le paradigme de l’usage contrôlé
Chapitre 4 : Gouverner les toxiques. Les instruments de l’usage contrôlé des pesticides
Introduction au chapitre 4 : le mystère de l’interdiction du DDT
I. Encadrer l’utilisation des produits autorisés
Les conditions d’emploi des produits
Le nouveau problème des résidus
II. Interdire un produit autorisé
Se passer d’un symbole : retour sur l’interdiction du DDT
Interdire : les possibilités d’action de l’administration
Conclusion du chapitre 4 : interdire sans discontinuer
Chapitre 5 : Réguler les toxiques. L’usage contrôlé en pratique(s)
Introduction au chapitre 5 : l’usage contrôlé en pratique(s)
I. La légitimation par la régulation professionnelle
Évaluer la toxicité
Évaluer l’efficacité
II. Les pratiques de l’homologation
Les espaces de traduction du droit en pratique
Une philosophie de l’action sur le fil
Conclusion du chapitre 5 : homologuer/autoriser sans discontinuer
Conclusion de la partie 2 : continuités et ruptures dans l’usage contrôlé des pesticides
PARTIE 3 : réduire les pesticides
Introduction à la partie 3 : l’européanisation des instruments d’action publique
Le changement de politique publique en contexte européen
La gouvernance de la transition vers une agriculture moins intensive en pesticides
Chapitre 6 : La mise en problème ambiguë de la réduction des pesticides
Introduction au chapitre 6 : une grille de lecture du changement dans l’action publique
I. Les algorithmes de la réglementation européenne des pesticides
Les algorithmes traditionnels de l’agriculture productiviste
Un nouvel algorithme à partir des années 1990
II. Les entrepreneurs européens de la réduction des pesticides
Les pesticides dans le secteur de l’ « environnement »
Les réseaux d’influence des pesticides
III. La mise en problème ambiguë de l’usage des pesticides
La SUD dans les processus décisionnels européens
Des tensions autour des objectifs de réduction des pesticides
Conclusion du chapitre 6 : une cohabitation des objectifs d’action publique européens
Chapitre 7 : Gouverner la réduction des pesticides
Introduction au chapitre 7 – Le rôle des nouveaux instruments
I. Les trajectoires nationales de gestion du risque pesticides
La pluralité des trajectoires nationales de réduction des pesticides en Europe
L’eau comme vecteur de réassemblage des risques : le cas de la France
II. Les effets de la politique de réduction des pesticides sur la recherche et l’innovation
Les pratiques agricoles pionnières face à la réduction
Des contraintes pour l’innovation « produits »
Conclusion du chapitre 7 : un retour de l’usage contrôlé
Conclusion de la partie 3 : les difficultés de la transition en contexte européen
Conclusion générale

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