Les personnes en situation de pauvreté dans la société de consommation

La pauvreté, une notion qui transcende le manque matériel 

La pauvreté vue sous l’angle du manque : des moyens économiques aux capabilités

Caractériser les PSP revient à poser la question suivante : Qui sont les PSP ? Y répondre implique de faire appel à la mesure, ou plutôt aux différentes mesures de la pauvreté. Circonscrire le périmètre de la pauvreté équivaut, au final, à identifier qui sont les personnes qui en souffrent sur la base de critères fixés en amont. Dans notre cas il s’agit de personnes qui souffrent d’un manque de ressources principalement économiques, mais aussi, et par conséquent, sociales et culturelles. Il convient toutefois de présenter les différentes mesures retenues de la pauvreté avant de spécifier celle que nous retiendrons dans le cadre de cette recherche.

La pauvreté monétaire 

De façon générale, nous pouvons distinguer trois types de mesures de la pauvreté : objectives, en conditions de vie, et subjective. Les mesures objectives fixent un seuil de ressources en dessous duquel les personnes sont considérées comme vivant en situation de pauvreté. Nous parlons de mesure objective absolue de la pauvreté quand ce seuil correspond à un montant fixe, et de mesure relative quand il renvoie à un niveau/pourcentage de revenu, généralement médian (Loisy, 2000). Ces deux approches, qui se basent sur le calcul d’un indicateur monétaire (i.e. seuil de revenu) permettent d’apprécier « la pauvreté monétaire » (Lollivier 2008). À première vue, le seuil de revenu en deçà duquel se situeraient les personnes souffrant de la pauvreté pourrait faire penser à la pauvreté extrême qui est mesurée sur la base d’un seuil international de pauvreté fixé par la Banque Mondiale à 1,90 dollars par jour et par personne (Observatoire National des Inégalités 2019). Cependant, la mesure de la pauvreté absolue à laquelle nous faisons référence dans ce cas, est fixée au niveau national, aux États-Unis à titre d’exemple , et qui prévaut depuis qu’elle a été mise en place par le Census Bureau dans années 1960, même si elle est critiquée pour ne pas évoluer en phase avec les transformations de la société. Une seule révision du calcul des seuils retenus, sur la base de paniers-types qui dépendent de l’âge et de la composition du foyer, a été opérée au début des années 1980 (Lollivier 2008), ce qui minimiserait l’ampleur de la pauvreté actuelle en conséquence (Observatoire des inégalités en France 2020). Une autre limite de cette mesure réside dans son caractère normatif étant donné que « la fixation du seuil nécessite de définir une liste de biens jugés indispensables (alimentation, logement, habillement) dont la valeur constitue un budget minimum pour un type de famille donné » (Loisy 2000, 27). L’Union européenne a fait le choix de retenir une mesure relative de la pauvreté qui correspondrait à un manque de ressources assez important pour empêcher des individus de participer à des modes de vie jugés « « normaux » par l’essentiel de la population » (Lollivier 2008, 23). Ce manque est ainsi relatif à la situation économique de la société, et est apprécié par le biais d’un seuil en pourcentage du niveau de vie médian par unité de consommation (Loisy 2000). Cette mesure souffre à son tour de certaines limites, notamment dans le cas de l’Union européenne qui compte des pays aux distributions de revenu très disparates, ce qui aboutit, à pourcentage inchangé de niveau de vie médian retenu comme seuil, à des taux de pauvreté plus élevés dans les pays où la distribution de revenu est plus égalitaire (e.g., la France) que d’autres, notamment ceux d’Europe centrale ou orientale (Lollivier 2008).

Les approches complémentaires 

Une troisième mesure de la pauvreté est basée sur les conditions de vie, dont l’étalon de référence communément admis, à la base, était la part des dépenses que représente la consommation alimentaire des ménages (Ibid). Néanmoins la mesure de la pauvreté en conditions de vie, à l’image de celle retenue par L’ONPES , intègre désormais d’autres indicateurs regroupés en « quatre rubriques principales : confort du logement, insuffisance de ressources, retards de paiements, restrictions de consommation » (ONPES 2018, 58). Ce type de mesure vient compléter les indicateurs de pauvreté monétaire, à base de seuils relatifs au niveau de vie, largement retenus dans l’Union européenne et plus particulièrement en France (Observatoire des inégalités en France 2020). Enfin, la mesure subjective de la pauvreté, elle, se base sur l’appréciation que font les individus de leur niveau de vie, ce qui déplace le curseur d’analyse du manque objectif vers un manque ressenti (Loisy 2000). Cette appréciation individuelle et, surtout, subjective de ce qu’être pauvre veut dire (ONPES 2018) pour ceux qui se considèrent comme pauvres, renseigne sur la pauvreté perçue, qui est une dimension quasi impossible à apprécier par le biais des mesures de pauvreté monétaire. Alors que les mesures objectives renvoient à des approches statistiques standardisées, la mesure subjective donne à voir des résultats diversifiés et qui contrastent parfois avec ceux relatifs à la pauvreté monétaire (Ibid), dans la mesure où l’étalon de référence n’est pas, complètement, objectivable.

Par impératif méthodologique, nous adopterons une mesure relative (objective) de la pauvreté, regroupant les individus dont le revenu est inférieur à 60 % du niveau de vie médian en France, soit 1063 euros par mois pour une personne seule (Observatoire des inégalités en France 2020). Cette approche a le mérite d’être évolutive (en fonction du niveau de revenu dans la société) et localisée (au vu de notre terrain d’étude qui se situe en France). Il y a lieu de mentionner également que ce seuil relatif de pauvreté calculé en fonction du revenu médian, bien qu’il présente certaines limites, est supérieur aux plafonds maximaux, retenus comme conditions d’accès par les usagers aux OA étudiés ici.

L’approche par les capabilités : un élargissement de la définition 

Au-delà de la définition de critères objectifs et/ou subjectifs qui permettent de catégoriser les personnes en situation de pauvreté de celles qui ne le sont pas, certaines approches économiques, notamment celle de l’économiste indien Amartya Sen, sont venues actualiser la conception du phénomène de pauvreté en s’intéressant aux effets du manque matériel sur les possibilités et/ou la capacité d’action des personnes qui en souffrent. À ces dernières, Sen donne le nom de « capabilité » qu’il définit initialement comme « la capacité dont dispose une personne à faire certaines choses basiques » (Sen 1979, 218). Sen propose un shift conceptuel au niveau des considérations de la pauvreté, qui portait jusque-là sur les inégalités de revenus et de biens possédés, en s’intéressant aux possibilités et aux libertés auxquelles les individus accèdent par le moyen de ces biens, et qui seraient le vecteur fondamental des inégalités.

Sen distingue ainsi les commodités (i.e. les biens) des fonctionnements, ces derniers étant les accomplissements et les états (doings and beings) auxquels l’individu accède moyennant l’usage attribué à ces commodités (Sen 1985). Plutôt que de lier le bien-être d’une personne à ce qu’elle possède (un capital économique sous ses différentes formes), Sen l’indexe sur les différents fonctionnements possibles de ladite personne, et ce faisant impute une dimension plus holiste aux concepts de pauvreté et, plus généralement, d’inégalité. Sur la base de ces éléments, Sen définit la capabilité d’une personne comme étant « les différentes combinaisons de fonctionnement qu’elle peut accomplir. La capabilité est par conséquent une forme de liberté : la liberté fondamentale (substansive freedom) d’accomplir les différentes combinaisons de fonctionnement (ou de façon moins formelle, la liberté d’accomplir différents styles de vie) » (Sen 1999, 75) .

Cette conception de l’inégalité de Sen permet d’amener la réflexion de la pauvreté au-delà de la dimension de possession de biens matériels et des questions de revenus. Il serait difficile, et surtout réducteur, d’imaginer que le bien-être des PSP dépendrait uniquement d’une augmentation de leur niveau de revenu, ou plus généralement du capital économique dont ils disposeraient. L’écart de revenu est certes à la base, voire à l’origine de toute inégalité économique, toutefois il y a lieu de considérer d’autres facteurs structurels et conjoncturels qui maintiennent les personnes en situation de pauvreté, et conditionnent leur relation avec le reste de la société. Pour ce faire, nous présenterons différents travaux qui se sont intéressés au phénomène de la pauvreté à travers des prismes contrastés, qui offrent des éclairages théoriques respectifs permettant de mieux apprécier et comprendre le phénomène de pauvreté. Dans ce qui suit, nous explorerons les conceptions culturelle, macrosociologique et microsociologique de la pauvreté.

L’approche culturelle de la pauvreté

Nous présenterons dans ce qui suit les conceptions de culture du pauvre introduite par Hoggart (1970) et celle de culture de la pauvreté développée par Lewis (1969). Cette approche culturelle permet d’élargir le prisme de lecture de la pauvreté et fournit des éléments de compréhension de certains éléments de la dimension structurelle de ce phénomène, notamment son installation dans le temps qui conditionne les horizons d’action et de projection des PSP que nous retrouverons au niveau des résultats.

Hoggart : la culture du pauvre

La perspective culturelle s’intéresse aux régularités des comportements qui renvoient à un éthos partagé par les PSP (Hoggart, 1970). Dans l’analyse qu’il fait des pratiques sociales, économiques et culturelles des classes populaires anglaises au milieu du 20e siècle, Richard Hoggart (1970) les conçoit comme « un style de vie » (Vogel 1989, 44) d’une frange de la population ayant internalisé son statut dominé, économiquement, mais aussi socialement et culturellement, dans la société capitaliste. Cette internalisation se manifeste à travers un certain « fatalisme » des membres de ces classes populaires : « quand on sent qu’on a peu de chance d’améliorer sa condition (…) on est conduit bon gré mal gré à adopter les attitudes qui rendent vivable une pareille vie (…) » (Hoggart 1970, 137) qui structure et normalise des activités de consommation adoptées et répandues parmi les membres du groupe telles que la planification à court terme ou la prodigalité (Ibid).

Tout comme les classes moyennes et supérieures, les classes populaires sont des groupes normés qui imposent un certain degré de conformité et qu’il « faut insister sur le conformisme des classes populaires que l’on croit généralement moins fort que celui de la grande et de la moyenne bourgeoisie » (Hoggart 1970, 131). La classe populaire est ici vue comme un groupe dont les membres exercent un contrôle sur les pratiques les uns des autres de façon à préserver l’essence dudit groupe et, in fine, le reproduire. En conséquence, les comportements, notamment les pratiques individuelles et collectives, de ces membres sont contraints par un éthos : « la culture du pauvre », fait de valeurs, de langage et de représentations, formés et transmis à travers des processus de socialisation (Berger et Luckmann 2012). Partant des conditions matérielles d’existence qu’ils partagent, l’auteur avance que les membres de ces classes populaires se réunissent autour de l’éthos de leur groupe d’appartenance, incarné par un ensemble de pratiques qui consistent à « faire comme les autres, et éviter de les critiquer implicitement en agissant différemment » (Hoggart 1970, 130). À titre d’exemple, la lecture, nous dit Hoggart, était une pratique de consommation mal vue au sein de la classe populaire anglaise au moment de l’enquête. Considérée comme une transgression aux normes sociales des groupes, on y opposait le ridicule en guise de réponse (Hoggart, 1970).

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Table des matières

Introduction Générale
Chapitre 1. Les personnes en situation de pauvreté dans la société de consommation : du manque matériel aux enjeux identitaires
Section 1. La pauvreté, une notion qui transcende le manque matériel
Sous-section 1. La pauvreté vue sous l’angle du manque : des moyens économiques aux capabilités
Sous-section 2. L’approche culturelle de la pauvreté
Sous-section 3. Du rapport de production au champ de la consommation : l’approche macrosociologique de la pauvreté
Sous-section 4. Le lien social et l’approche microsociologique de la pauvreté
Section 2. Les personnes en situation de pauvreté entre vulnérabilité dans le marché et assistance au sein de la société
Sous-section 1. Les personnes en situation de pauvreté dans le marché : un rapport de domination et/ou de soumission
Sous-section 2. Les personnes en situation de pauvreté dans la société : un rapport d’assistance ?
Conclusion du premier chapitre
Chapitre 2. Les espaces de consommation : un cadre de configuration et de négociation des identités sociales des personnes en situation de pauvreté
Section 1. L’identité sociale, circonscription théorique d’une notion ambivalente
Sous-section 1. La prééminence du contexte : un ancrage social de l’identité
Sous-section 2. L’identité sociale, un concept pluriel
Sous-section 3. L’interaction : un élément de façonnement des identités sociales
Sous-section 4. Rejet et stigmatisation : des dynamiques de (dé)valorisation identitaire
Section 2. Les espaces de consommation : un cadre émergent, minoré, mais opportun pour comprendre la configuration des identités sociales
Sous-section 1. Les espaces de consommation : Des espaces (dés)organisés
Sous-section 2. La dimension sociale des espaces de consommation
Sous-section 3. Identité et espace et consommation : une relation normée
Conclusion du deuxième chapitre
Chapitre 3. Questions de méthode : De la posture paradigmatique au design de recherche
Section 1. Positionnement interprétatif et construction de l’objet de recherche
Sous-section 1. La réalité et la connaissance au prisme du paradigme interprétatif
Sous-section 2. La construction de l’objet de recherche
Section 2. La question méthodologique : un design de recherche ethnographique
Sous-section 1. Une approche qualitative de la recherche sur la consommation des pauvres
Sous-section 2. Un design de recherche d’inspiration ethnographique
Sous-section 3. Sujets sensibles et populations vulnérables : une double considération méthodologique
Conclusion du troisième chapitre
Chapitre 4. Terrain d’étude et protocole de collecte
Section 1 : Choix et accès au terrain d’étude
Sous-section 1. Le choix du terrain : Les organismes d’aide
Sous-section 2. L’accès au terrain : Une négociation progressive et continue
Section 2 : Sites de collecte, constitution et caractérisation de l’échantillon
Sous-section 1. Les Restos du Cœur et le Secours Populaire comme sites centraux de collecte des données
Sous-section 2. Les lieux étudiés de distribution de l’aide alimentaire
Sous-section 3. Population à l’étude : les usagers
Section 3. Mise en œuvre de la collecte des données : Entretiens et observations
Sous-section 1. La conduite des observations : une immersion dans le mode de fonctionnement des organismes d’aide étudiés
Sous-section 2. Les entretiens semi-structurés
Conclusion du quatrième chapitre
Chapitre 5. Rapport aux données : Distance et analyse
Section 1. Réflexivité sur la place du chercheur : la particularité des études sur les sujets sensibles
Sous-section 1. L’accès aux informants et l’étude de sujets sensibles : une double considération conceptuelle et méthodologique
Sous-section 2. Rapport chercheur-informants : empathie et réflexivité
Section 2. Analyse des données recueillies
Sous-Section 1. Protocole général d’analyse : codage et catégories
Sous-section 2. Les critères de validité de l’analyse
Conclusion du cinquième chapitre
Conclusion Générale

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