Ourika, Edouard, Olivier ou le Secret, autant d’œuvres dont la postérité n’a guère gardé mémoire, et qui méritent pourtant d’être reconnues, encore que les chercheurs se penchent sur ces romans et sur leur auteur depuis quelques années déjà. Si l’auteur, la duchesse Claire de Duras, née de Kersaint , peut être considérée comme une inconnue dans le domaine de la littérature, loin s’en faut qu’elle le soit dans le monde auquel elle appartient. Mariée au premier gentilhomme de la chambre du roi Louis XVIII, elle tient un salon aux Tuileries, dans son hôtel rue de Varenne ou dans sa maison de Saint-Germain, dans lequel se retrouvent personnalités littéraires, scientifiques et politiques de premier rang. Humboldt , Chateaubriand, Talleyrand ou encore Rémusat furent de celles-là. Elle sera « une des femmes politiques les plus influentes du temps au point d’organiser en ce domaine la carrière de Chateaubriand. » A propos des soirées qu’animait la duchesse de Duras, les invités ne tarissaient pas d’éloges :
Ardente, enthousiaste, extraordinairement instruite, bien que toujours simple et sans prétention, elle ne pouvait parler sans captiver tous ses auditeurs, même les plus célèbres. […] Femme du premier gentilhomme de la chambre du roi, elle était chargée, lors des grandes réceptions de faire les honneurs du palais ; mais c’était surtout dans ses petites réunions intimes qu’on pouvait juger du charme magique de sa conversation.
LE ROMAN DURASSIEN OU LORSQUE POLITIQUE ET HISTOIRE SE MELENT
La vie de la duchesse de Duras est étroitement liée à la vie politique de la Restauration. Avant même cette période, son existence entre en étroite résonance avec le monde politique, puisque son père député fut guillotiné en 1793 en raison d’une prise de position éminemment périlleuse. Elle connaîtra ensuite une vie d’émigrée jusqu’à son retour en France sous le Consulat. Mariée au Premier gentilhomme de la Chambre de Louis XVIII, la voilà encore plus proche du pouvoir.
Elle prenait même, on peut le soupçonner, une part assez active à la politique d’alors par ses amitiés et ses influences. Durant le congrès de Vérone, M. de Chateaubriand lui écrivait presque chaque jour ce qui s’y passait et les détails de ce grand jeu .
Il serait donc très étonnant qu’une existence si puissamment marquée du sceau de la politique n’en laisse pas paraître les stigmates dans ses « gracieux romans », pour reprendre le mot d’un de ses premiers critiques, Sainte-Beuve.
Aussi, dans son article intitulé « Fiction et politique chez Madame de Duras », Jean Balcou, prenant en compte les trois romans durassiens de la présente étude ainsi que Amélie et Pauline et Mémoires de Sophie, écrit :
Tout se conjuguait dans nos cinq romans pour une heureuse combinaison de la fiction et de la politique : la personnalité et l’histoire de l’auteur, la Révolution et ses enjeux, l’émouvante mise en scène d’amours brisés. Aucun risque de voir ici la politique envahir la fiction. Elle peut ressortir de l’intrigue elle-même, des propos rapportés, des commentaires qui enchaînent .
Claire de Duras n’écrit pas de roman historique stricto sensu comme l’ont fait Walter Scott ou Alexandre Dumas, mais utilise l’Histoire comme réservoir ou comme toile de fond utile à sa fiction. L’essentiel semble être pour elle la fiction, et nous verrons comment elle use de ce matériau en nous appuyant sur la classification proposée par Aude Déruelle et Jean-Marie Roulin. En effet, ils montrent qu’il existe un type de romans de la Révolution « dont l’action se déroule sous la Révolution mais où celle ci ne paraît pas constituer le centre même du propos, tout en ne cessant d’influer, ici et là, sur le destin des personnages . » .
D’une révolution politique à des revendications sociales
Au lendemain de la Révolution française et des bouleversements politiques qu’elle a entraînés, l’auteure d’Ourika, Édouard et Olivier ou le Secret laisse entrevoir dans ses romans une révolution d’ordre social bien plus audacieuse que celle qui a eu lieu. Les héros durassiens se heurtent à l’ordre social établi ; pourrait-on aller jusqu’à dire qu’ils sont en lutte contre celui-ci ? Pour Édouard et Olivier ou le Secret, certes, l’histoire tient place avant la Révolution française, cependant, elle a été écrite après, en 1822 plus précisément. Prenons pour commencer le cas d’Édouard. Dans l’une des rares conversations qu’il tient à bord du navire qui l’emmène à Baltimore, le personnage éponyme laisse tomber cette phrase laconique : « il n’y a rien de plus inflexible dans le monde que l’ordre social tel que les hommes l’ont créé . » La cause de son malheur s’y inscrivait déjà toute entière. Les scènes au cours desquelles reviendra cette idée de rang à tenir sont récurrentes dans le roman. Ainsi, lors de sa première venue à l’hôtel du maréchal d’Olonne, Édouard assiste à une prise de parole de son père, modeste homme de loi, face aux « hommes les plus distingués dans les sciences et dans les lettres» et, pendant un temps, celui-ci semble être devenu l’égal de ceux qui l’écoutent, voire avoir inversé les rôles, car « la supériorité de son esprit semblait l’avoir placé tout à coup au-dessus de ceux qui l’entouraient ». Or il n’en est rien : la supériorité intellectuelle ne donne droit à aucun privilège ; seul le droit de naissance est reconnu dans ce monde prérévolutionnaire. Cela n’est pas sans rappeler la réplique restée célèbre du Figaro de Beaumarchais.
Plus douloureuse encore deviendra pour le jeune Édouard la réalité de l’inégalité sociale lorsque s’éveilleront ses sentiments à l’égard de Natalie de Nevers, « cette femme céleste », fille du maréchal. Sans cesse il sera ramené à sa condition de fils de bourgeois évoluant dans un monde auquel il ne peut pas prétendre :
Si j’étais le prince d’Enrichemont ou le duc de L., me disais-je, j’oserais m’approcher d’elle ; je la forcerais à s’occuper de moi ; mais dans ma position je dois l’attendre, et puisqu’elle m’oublie je veux partir .
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Table des matières
INTRODUCTION
Première partie : A LA CROISEE DES SIECLES
I / Le roman durassien ou lorsque politique et Histoire se mêlent
1) D’une révolution politique à des revendications sociales
2) Romans durassiens : romans de la Restauration ?
II / La fiction des Lumières en héritage
1) Le contexte éditorial du premier tiers du XIXe siècle
2) Les lectures personnelles de Madame de Duras
Deuxième partie : COUPLES ET SYSTEME DE PERSONNAGES
I/ Quand la passion ne suffit pas
1) De l’Histoire du chevalier des Grieux à Édouard : la poétique d’une passion invivable
2) D’Amélie à Ourika : de l’intériorisation des sentiments au triomphe des sentiments religieux
3) Morale rousseauiste et affirmation de soi
II/ Du rêve de subversion à la soumission aux règles : le rôle des personnages masculins
1) Les héros masculins entre interrogation philosophique et sensibilité romantique
2) Exclusion ou exil volontaire ou le triomphe institutionnel
3) De Claire à Adèle, une chaîne continue de clairvoyance féminine
4) La prédominance des opposants
Troisième partie : DE L’ADHESION A LA SUBVERSION DES MODELES
I/ La composition du roman durassien
1) La multiplicité des schémas familiaux
2) La question de genre de Paul et Virginie à Olivier
3) Poétique de la téléologie ou comment « les mêmes causes produisent les mêmes effets »
II/ Vers un dépassement des modèles
1) De l’utopie des « petites sociétés » à l’audace des tribunes durassiennes
2) De la fiction des romans-mémoires : de Manon Lescaut à Ourika
3) De Julie ou La Nouvelle Héloïse à Olivier : un renouvellement du roman épistolaire
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES
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