Depuis la première moitié du XXème siècle, le secteur de la chimie de synthèse connait une importante et continuelle expansion, résultant en un relargage chronique de molécules dans l’écosphère. Ainsi, au cours de l’année 2021, le système américain d’enregistrement de molécules chimiques de la Société Américaine de Chimie, recensait plus de 175 millions de substances organiques et inorganiques, soit respectivement 36 millions de plus qu’en 2018 et 91 millions de plus par rapport à 2014 (https://www.support.cas.org). A cette immense diversité s’ajoute l’utilisation indispensable de ces molécules dans chacun de nos gestes du quotidien. Ainsi, sous l’égide du progrès et de l’innovation soutenus par la chimie de synthèse, les activités anthropiques issues des secteurs agricoles, industriels, urbains ou encore des activités domestiques deviennent alors des sources de contaminations chroniques et délibérées. La gravité de cette contamination est à la fois amplifiée par l’explosion démographique humaine survenant au cours de ces dernières décennies, exacerbant le taux d’émission des molécules utilisées, mais aussi par la distribution et la rémanence de chacune des molécules émises. Ainsi, si certains composés chimiques n’engendrent qu’une pollution locale, d’autres peuvent être transportés par les voies terrestres, aquatiques ou aériennes sur divers écosystèmes, pouvant même être mesurés à des niveaux importants plusieurs années après l’arrêt de leur émission et/ou commercialisation.
Face à cette pollution chronique et délibérée, les milieux aquatiques suscitent encore à ce jour une attention toute particulière. En effet, les milieux aquatiques regroupent les écosystèmes les plus productifs en termes de biens et de fonctions écosystémiques (Costanza et al., 1997 ; Costanza et al. 2014). Parallèlement, en raison de phénomènes tels que les précipitations et les ruissellements, différents composés chimiques présents ou transportés dans tout compartiment de l’écosphère sont susceptibles d’être acheminés vers les milieux aquatiques, faisant de ces derniers, en particulier les écosystèmes marins, un réceptacle ultime pour de nombreux contaminants. Ce constat a conduit à la prise de conscience des pouvoirs publics de la fragilité des milieux aquatiques, favorisant la mise en place i) d’études scientifiques visant à déterminer les effets des contaminants sur la biodiversité dans un contexte de surveillance environnementale, et ii) de plans d’action visant à la restauration et la remédiation des milieux. Sur l’ensemble des études toxicologiques réalisées dans ce contexte, une grande majorité ont été menées sur quelques taxons modèles appartenant aux bivalves et aux poissons. Bien que présents dans les écosystèmes étudiés, ces taxons ne sont pas intégrateurs de la représentativité des diversités taxonomiques et fonctionnelles présentes au sein de ces milieux. Ainsi, le simple suivi de poissons ou de bivalves dans le cadre de l’évaluation de l’état de santé de la faune sauvage, ne permet pas d’avoir un diagnostic représentatif et protecteur vis-à-vis des nombreux autres taxons (Chapman, 2002 ; Galloway et al. 2004). En ce sens, l’étude de taxons ayant une meilleure représentativité de la sensibilité aux contaminants et des fonctions réalisées au sein de l’écosystème permettrait de pallier pour partie le manque de représentativité critiqué.
Les Palaemonidae : une famille de crustacés diversifiée et présente dans tous les milieux
La famille des Palaemonidae est une famille de crustacés classée selon la systématique suivante : embranchement : Arthropodes ; super-classe : Crustacé ; classe : Malacostracés ; sous-classe : Eumalacostracés ; super-ordre : Eucaridés ; ordre : Décapodes ; sous-ordre : Pleocyemate ; infra-ordre : Caridea. Elle regroupe 137 genres répartis en deux sous-familles : les Palaemoninae et les Pontoninae (Ahyong et al. 2011). Le régime et comportement alimentaire est le principal facteur permettant de distinguer ces deux sous-familles. Si les Pontoninae sont détritivores, les Palaemoninae sont préférentiellement carnivores, mais pouvant devenir opportunistes selon le type de nourriture disponible (Holthuis, 1959). Les Palaemonidae sont présents dans la majorité des milieux aquatiques, avec davantage d’espèces marines et saumâtres que continentales, et sont généralement caractérisés par une diversité spécifique importante (Bauer, 2004 ; De Grave et al. 2008 : Figure II-1).
La sous-famille des Pontoninae est composée d’espèces vivant principalement dans les récifs coralliens qui ont globalement été moins étudiées que les espèces de Palaemoninae. La sous-famille des Palaemoninae regroupe 21 genres connus (De Grave & Fransen, 2011) dont le représentant majeur, en termes de richesse spécifique et d’abondance, est le genre Macrobrachium (Ashelby et al. 2012). Il comporte notamment plusieurs espèces à intérêt économique, soutenant la pêcherie commerciale et l’aquaculture (García-Guerrero et al. 2013). Les crevettes de ce genre sont prisées en aquaculture en raison de leur facilité d’élevage et de leur grande taille (les plus grands spécimens de M. rosenbergii pouvant atteindre une longueur totale de 30 cm). Néanmoins, le genre Macrobrachium est restreint aux milieux aquatiques dulçaquicoles et saumâtres (De Grave et al. 2008 ; Jose & Harikrishnan, 2019). De plus, la distribution géographique du genre Macrobrachium est faible, limitée principalement aux régions tropicales et sub tropicales (Jayachandran, 2001). Plus ubiquistes et présents dans les milieux aquatiques marins, saumâtres et d’eau douce, les genres Palaemonetes et Palaemon sont également bien représentés (Holthuis, 1952), faisant de ces crevettes des organismes intéressant à étudier.
Dans les eaux européennes, les genres Palaemonetes et Palaemon sont largement représentés (Gonzalez-Ortegón & Cuesta 2006), avec 6 espèces du genre Palaemon : P. adspersus (Rathke, 1837) ; P. elegans (Rathke,1837) ; P. longirostris (H. Milne-Edwards, 1837) ; P. xiphias (Risso, 1816), l’espèce invasive P. macrodactylus (Rathbun, 1902) et l’espèce modèle de ce travail doctoral P. serratus (Pennant, 1777), et 4 espèces du genre Palaemonetes : P. antennarius (H. Milne-Edward, 1837) ; P. turcorum (Holthuis, 1961) ; P. varians (Leach, 1814) et P. zariquieyi (Sollaud, 1939). En baie de Seine, les crevettes Palaemonidae sont représentées par quatre espèces : P. serratus et P. elegans, toutes deux vivant dans les eaux marines, P. longirostris, espèce estuarienne, ainsi que P. varians, espèce naviguant entre les eaux marines et estuariennes (Figure II-2).
P. serratus (Pennant 1777, Figure II-3), anciennement nommée Leander serratus est aussi retrouvée dans le langage courant sous l’appellation de crevette rose, crevette bouquet ou encore bouquet commun. Elle présente une large distribution géographique en Europe et audelà. Elle est observée du Danemark et des côtes de la mer Baltique jusqu’au nord-ouest des côtes Atlantiques, en Irlande et le long de la façade Atlantique jusqu’en Mauritanie, ainsi qu’au détroit de Gibraltar, au sein de la mer Méditerranée et de la mer Noire (Forster, 1951 ; Holthuis, 1959 ; Campillo, 1979 ; Guerao & Ribera, 2000 ; Huxley, 2011 ; Haig et al. 2014).
En France, on la retrouve sur la grande majorité du littoral, que ce soit en Manche, sur les côtes Atlantiques ou en Méditerranée (Figure II-4). Récemment, des fractures phylogénétiques entre les différentes populations, notamment entre les individus de la zone Atlantique et ceux présents en mer Méditerranée, ont été révélées, pouvant à terme mener à un clivage spécifique (Weiss et al. 2018 ; Perina et al. 2019 ; González-Castellano, 2020).
Biologie et écologie
Morphologie et critères de détermination
A l’instar des autres crustacés, P. serratus et les Palaemonidae de manière générale présentent un exosquelette chitineux recouvrant l’ensemble du corps, et séparé en deux régions distinctes : le céphalothorax et l’abdomen, pour un total de sept segments le long de l’axe antéro-postérieur (Figure II-5). Le céphalothorax forme une structure rigide, composée par le premier segment, qui protège la majorité des organes internes et se prolonge sur la partie antérieure d’une extension tégumentaire appelé le rostre. Ce dernier est pourvu de dents dorsales et ventrales, présentes aussi bien en région pré et post-orbitale. La succession des six autres segments composent l’abdomen, structure flexible et essentiellement composé de muscles, dont l’extrémité postérieure est formée par le telson. Sous le céphalothorax, les Palaemonidae disposent de cinq paires de périopodes, assurant la locomotion par marche et la préhension, tandis que cinq paires de pléopodes sont présentes sous les cinq premiers segments de l’abdomen, assurant la locomotion natatoire. Le dernier segment postérieur de l’abdomen soutient les uropodes, utilisés lors de la propulsion, en complément des pléopodes (Holthuis, 1959 ; Bauer, 2004).
Si la morphologie des Palaemonidae est relativement commune, les organismes composant ce groupe disposent de tailles et de couleurs diversifiées, permettant généralement une identification rapide des espèces. Toutefois, en présence d’organismes ayant de fortes ressemblances macroscopiques, à l’image des espèces des genres Palaemon et Palaemonetes, différentes clés de détermination morphologiques sont disponibles. Parmi elles, GonzalezOrtegón & Cuesta (2006) ont établi une liste de critère de détermination exhaustive permettant d’identifier les organismes des genres Palaemon et Palaemonetes présents en Europe, citant par exemple le nombre de dents dorsales et ventrales sur le rostre, incluant également le nombre de dents post-orbitales, le nombre de rangées de soies le long de la partie ventrale du rostre, la forme du rostre à son extrémité, la position des épines brachiostégiales ou encore le nombre de pièces mandibulaires formant la mâchoire inférieure.
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Table des matières
I. Introduction générale
II. Synthèse bibliographique
2.1. Utilisation des Palaemonidae en écotoxicologie et pertinence en tant qu’espèces sentinelles
2.1.1. Les Palaemonidae : une famille de crustacés diversifiée et présente dans tous les milieux
2.1.2. Biologie et écologie
2.1.3. Utilisation en écotoxicologie
2.2. La mue chez les crustacés
2.2.1. Composition de la cuticule chez les crustacés
2.2.2. Le cycle de mue : un processus régulier immuable
2.3. La perturbation de la mue : connaissances et marqueurs disponibles
2.3.1. La mue : une perturbation silencieuse mais visible
2.3.2. Quels sont les marqueurs adaptés à la détection d’altérations de la mue in natura ?
III. Matériels et méthodes
3.1. Provenance et maintien au laboratoire des spécimens de Palaemon serratus
3.1.1. Provenances des crevettes
3.1.2. Techniques de prélèvement
3.1.3. Stabulation au laboratoire
3.1.4. Expérimentation d’expositions in vivo, sous conditions contrôlées de laboratoire
3.2. Mesures biologiques
3.2.1. Détermination du stade de mue et du sexe des organismes
3.2.2. Mesure de l’activité de la N-acétyl-β-D-glucosaminidase (NAGase) par dosage colorimétrique
3.3. Caractérisations des propriétés structurales de la cuticule de Palaemon serratus
3.3.1. Collecte et stockage des cuticules
3.3.2. Mesures des propriétés thermiques de la cuticule
3.3.3. Mesures de la composition de surface des cuticules par IRTF
IV. Adaptation de la mesure de l’activité N-Acétyl-β-D-Glucosaminidase chez Palaemon serratus : variabilité et sensibilité de la réponse
4.1. Optimisation et variabilité physiologique de la mesure de l’activité N-acétyl-β-Dglucosaminidase
4.2. Mesure du pouvoir discriminant de l’activité N-acétyl-β-D-glucosaminidase par expositions in vitro
V. Caractérisation de la cuticule par analyse des propriétés physicochimiques et suivi dans un contexte dynamique
5.1. Mesure des propriétés physicochimiques de la cuticule
VI. Application et pertinence des marqueurs de mue sous influence de stress chimiques
6.1. Sensibilité en conditions contrôlées
6.2. Application in situ
VII. Transférabilité de la méthode de mesure de l’activité N-Acétyl-β-D-Glucosaminidase chez Gammarus fossarum
7.1. Mesure et utilisation de l’activité N-Acétyl-β-D-Glucosaminidase chez Gammarus fossarum
VIII. Synthèse et discussion
8.1. Intérêt du modèle Palaemon serratus
8.2. Méthodologies de mesures des marqueurs de mue
8.2.1. Optimisation de la mesure de l’activité de la NAGase
8.2.2. Caractérisation des propriétés physicochimiques de la cuticule
8.2.3. Périmètres de déploiement des marqueurs
8.3. Ecophysiologie des réponses mesurées
8.3.1. Evolution des propriétés structurales de la cuticule et de l’activité de la NAGase au cours du cycle de mue
8.3.2. Activité N-acétyl-β-D-Glucosaminidase en fonction du sexe des organismes
8.3.3. Propriétés structurales de la cuticule et écologie des organismes
8.4. Application des outils développés en tant que marqueurs d’altération de mue
8.4.1. Application des outils en écotoxicologie : de futurs marqueurs d’altération de la mue ?
8.4.2. Périmètre d’utilisation des marqueurs de mue en écotoxicologie
IX. Conclusion