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Les outils statistiques comme prédicteurs d’inhibiteurs de protéines kinases
L’émergence de l’industrie pharmaceutique
Depuis des siècles, l’Homme n’a eu de cesse d’essayer de soulager les maux qui le tourmentent. Pouvant être causés par l’environnement extérieur ou bien par des défaillances internes, ils sont généralement à l’origine de grandes souffrances qui ont poussé les civilisations du monde entier à tenter de les guérir et ce, depuis bien longtemps. Le papyrus d’Ebers, daté du deuxième millénaire avant notre ère, serait l’un des premiers écrits décrivant plusieurs centaines de remèdes pour la plupart à base de plantes.1 La médecine traditionnelle chinoise utilise depuis plus de deux millénaires des remèdes à base de plantes et/ou de toucher sur la peau afin de traiter les maladies.2 Plus tard, et notamment avec la découverte des Amériques, des plantes vont être importées en Europe et être utilisées, dans certains cas, à des fins thérapeutiques (le quinquina, le coca…). Dès lors, il est notable que la médecine, au sens large, s’est longtemps contentée d’employer les substances végétales auxquelles elle avait accès, sans pour autant véritablement comprendre les mécanismes biologiques et chimiques impliqués. C’est seulement au début du XIXème siècle, avec les avancées de la chimie, que vont être extraites les premières molécules. En 1804, Friedrich Wilhelm Sertürner est le premier à publier des découvertes sur l’extraction de la morphine à partir de l’opium.3 Les décennies suivantes ont vu de nouvelles molécules être isolées, ainsi que les premières molécules synthétisées par l’Homme. L’acide acétylsalicylique, synthétisé pour la première fois au milieu du XIXe siècle, sera commercialisé 50 ans plus tard sous le nom commercial aspirine.4 Il connaitra un succès remarquable en tant que premier analgésique mis sur le marché par les laboratoires Bayer. Dès lors, de nombreuses entreprises basant leur économie sur le développement et la production de médicaments ont vu le jour.
Aujourd’hui, ce secteur économique pèse plusieurs centaines de milliards de dollars au niveau mondial (source : IMS Health 2014 « Global Outlook for Medicines Through 2018 »). En comparant les années 2008 et 2013, les dépenses en santé sont passées de 800 à quasiment 1000 milliards, soit une augmentation de 25% en seulement 5 ans. De plus, les analystes tablent sur une augmentation encore plus grande entre 2013 et 2018 (Figure 1), du fait du prolongement de la durée de vie moyenne et d’un rebond au niveau de l’économie mondiale. Des chiffres qui, à eux seuls, permettent de comprendre l’intérêt des entreprises pharmaceutiques pour ce secteur d’activité.
Les bouleversements de l’industrie pharmaceutique
Malgré cette bonne santé économique évidente, l’industrie pharmaceutique connait, depuis plusieurs années, des mutations majeures qui ont entrainé des modifications de son paysage. Le coût nécessaire à la recherche et au développement d’un nouveau médicament est souvent mis en avant par les entreprises pharmaceutiques pour justifier le prix des traitements. Les chiffres annoncés varient parfois du simple au double et il est difficile d’avoir une idée précise du coût réel de revient, même moyen, d’un médicament. La dernière étude en date annonce un chiffre ahurissant de 2,6 milliards de dollars.5 Ce chiffre a rapidement été contesté par une grande partie des journaux scientifiques et économiques du fait de la méthodologie mise en place et de l’absence de données brutes.6,7 En effet, l’étude n’est basée que sur un petit nombre d’entreprises pharmaceutiques et celles-ci n’ont pas rendu publique les données brutes des dépenses en R&D. Il est donc très difficile de vérifier ce qui est annoncé. Toutefois, un article plus ancien s’appuyant sur les données publiques disponibles avait estimé le coût de développement d’un nouveau médicament à 1 milliard de dollars.8 A défaut de pouvoir estimer avec précision ce chiffre, il est irréfutable que le développement d’un nouveau médicament nécessite de mobiliser des ressources financières très importantes. En comptabilisant l’ensemble des dépenses en R&D des entreprises membres du PhRMA, ce montant passe de 15 milliards de dollars en 1995 à 50 milliards en 2013 (Figure 2). Les entreprises pharmaceutiques se placent ainsi parmi les entreprises investissant le plus en recherche.
Les causes de cette augmentation sont multifactorielles. De manière générale, l’augmentation du coût de la vie est fortement corrélée à l’augmentation des salaires que les entreprises doivent intégrer dans leurs charges. Dans un cadre plus scientifique, les coûts liés à la justification de la non dangerosité des nouvelles entités moléculaires (NME) avant leur mise sur le marché ont fortement crû. Ce renforcement des règles de mise sur le marché est principalement dû aux rappels de plusieurs produits au début des années 2000.9 Un des exemples marquants est le retrait mondial du Vioxx (Merck & Co’s) en 2004 suite à de fortes présomptions de dangerosité, notamment au niveau cardiovasculaire.10 Les études cliniques supplémentaires demandées par l’agence américaine du médicament (FDA) ont ainsi entrainé des retards importants de mise sur le marché, en plus des coûts inhérents à la recherche et au développement. En parallèle, la FDA a récemment décidé de modifier les règles sur lesquelles elle se base pour accepter une Demande de Drogue Nouvelle (DDN).11 Dorénavant, l’institution s’attèle beaucoup à vérifier si la molécule en question présente un effet thérapeutique au moins équivalent à une molécule déjà présente sur le marché, avant de l’accepter.
De plus, les entreprises pharmaceutiques ont eu, et vont continuer, à faire face à l’expiration des brevets de nombreux blockbusters ou produits phares (terme désignant un médicament dont les revenus dépassent 1 milliard de dollars par an). Ces échéances entraînent systématiquement une chute vertigineuse des revenus générés par les médicaments en question, comme le montre l’exemple du Lipitor® (atorvastatine) commercialisé par Pfizer, qui a vu son brevet expiré fin 2011. Cela a entraîné une chute de 50% des revenus générés par ce médicament en à peine 6 mois, du fait de l’arrivée sur le marché du générique de l’atorvastatine (Figure 3). Entre 2011 et 2014, 14 autres blockbusters ont ainsi vu leur brevet expiré ce qui, dans la plupart des cas, a conduit à une baisse très importante des revenus pour les entreprises pharmaceutiques concernées. Citons parmi ces médicaments, les exemples du Seroquel® d’AstraZeneca et du Plavix® de Sanofi.
Suite à ces bouleversements, il semble que les entreprises pharmaceutiques se soient adaptées à ces nouvelles contraintes. En témoigne le nombre de nouvelles entités moléculaires acceptées par la FDA ces dernières années qui est à un niveau similaire à celui de la fin des années 1990 (Figure 4). Toutefois, en regardant de plus près ces nouveaux médicaments mis sur le marché, nous remarquons qu’une part importante correspond à des médicaments orphelins, c’est-à-dire, des médicaments traitant des maladies rares (36% en moyenne entre 2011 et 2014). Une maladie rare est considérée comme n’affectant au plus qu’une personne sur 200000 aux Etats-Unis, contre une sur 2000 en Europe. Ces chiffres tendent à montrer que les entreprises pharmaceutiques s’adaptent et n’ignorent plus les maladies rares, comme cela leur est souvent reproché. D’ailleurs, cela représente plusieurs intérêts pour elles. D’une part, les ressources financières utilisées sont parfois moindres (essais cliniques sur de petites populations et d’une durée moindre, mesures législatives incitatives). D’autre part, elles peuvent vendre ces traitements à des prix élevés. Néanmoins, en raison du faible nombre de patients visé, ces produits n’atteignent pas les seuils de rentabilité des blockbusters.
De plus, certaines entreprises pharmaceutiques ont récemment effectué des découvertes majeures, notamment en immunothérapie, qui pourraient mener à de nouveaux blockbusters. Ainsi BMS et Merck & Co’s, avec leurs anticorps monoclonaux respectifs, pembrolizumab et nivolumab, pourraient bien aider à sauver de nombreux patients, tout en dégageant chacun plus de 3 milliards de dollars en 2019.12
Vers une remise en question de la recherche pharmaceutique
Les acteurs travaillant à l’élaboration de médicaments, qu’ils soient Big Pharma, start-up ou académiques, ont tendances à tous suivre le même processus de recherche et développement. Ces dernières années ont vu se généraliser les approches centrées autour de la ou des cibles (généralement des protéines) impliquées dans des voies de signalisation liées à la maladie à traiter. L’objectif est souvent le même, trouver une molécule capable de se lier à la cible pour l’inhiber, ou dans certains cas, l’activer, afin de permettre un retour de l’activité physiologique à un seuil normal. Ainsi, l’identification de la cible est déterminante car elle est le point de départ de décisions qui seront prises par la suite.
La recherche de cibles pharmaceutiques a connu un bond énorme depuis les années 1980 grâce à l’arrivée de nouvelles technologies qui ont, entre autres, permis de séquencer les génomes et de moduler, voire d’éteindre complétement un gène afin d’étudier des maladies. Ces avancées ont été déterminantes dans la compréhension des mécanismes moléculaires et de la signalétique cellulaire. Parallèlement, l’apparition des méthodes de criblage à haut débit a permis de tester un très grand nombre de molécules sur un large panel de cibles, afin d’identifier les molécules qui entreront dans le processus de développement. Cependant, cette approche tend à montrer ses limites et nombreuses sont les molécules qui n’atteignent finalement pas l’autorisation de mise sur le marché. Les raisons de ces échecs sont multiples,13 avec dans la majeure partie des cas l’efficacité de la molécule qui est insuffisante en phase 2 ou phase 3 (Figure 5). 14,15 Dès lors, l’intérêt soudain pour les maladies orphelines prend en partie son sens, les médicaments développés pour traiter ces maladies venant généralement combler un vide pour des patients jusque-là démunis face à leur maladie. Le rapport bénéfice/risque de ces médicaments peut ainsi être moins élevé, comparé à celui d’un médicament n’apportant pas réellement un nouveau bénéfice pour le patient.
Ces échecs, qui voient leur nombre augmenter notamment à cause des mesures prises par la FDA (partie II.B), amènent à remettre de plus en plus en question le paradigme «un gène, un médicament, une maladie», largement diffusé dans le domaine pharmaceutique. Des études ont montré l’implication des réseaux biologiques dans la réponse aux médicaments et dans la réponse aux modifications intracellulaires.16,17 La tendance est aujourd’hui au retour de l’emploi de tests phénotypiques par les acteurs de l’industrie pharmaceutique.18 Cette approche présente l’avantage de pouvoir tester des molécules sans pour autant connaitre leur mécanisme d’action, seulement en observant les effets du produit sur le phénotype de lignées cellulaires testées. Cependant, sans connaissance précise de la cible, il est très difficile d’optimiser les molécules sélectionnées.19 Ce sont d’ailleurs ces raisons qui avaient poussé certaines entreprises à délaisser cette approche avant de revenir sur leurs pas.18 Cette approche est aujourd’hui très utilisée pour connaitre l’effet sélectif d’une molécule en fonction des différentes voies de signalisation présentes dans différentes lignées cellulaires.
La stratégie par cible reste néanmoins largement utilisée car, malgré ses défauts tels qu’un faible taux de touches lors d’un criblage à haut débit, elle permet une approche rationnelle de la découverte de molécules actives. De plus, elle a été fortement aidée par les améliorations apportées aux méthodes se basant sur la structure des molécules comme les techniques de résolution de structures 3D des protéines (cristallographie par diffraction aux rayons X, Résonnance Magnétique Nucléaire, microscopie électronique 3D, cryométrie) ou les approches computationnelles (amarrage moléculaire ou docking, modélisation par homologie). C’est notamment par le biais de ces méthodes qu’ont été découverts les premiers inhibiteurs de protéines kinases.19
Sur approximativement 30000 protéines que compterait le protéome humain, entre 10% et 14% d’entre elles sont susceptibles d’être inhibées par un médicament.20 En analysant la base de données Drugbank, une étude de 2011 a pour sa part démontré qu’environ 1% de ces protéines était la cible de médicaments déjà sur le marché (Figure 6 A).21,22 En 2006, parmi les familles de protéines déjà ciblées par des molécules thérapeutiques approuvées, les récepteurs couplés aux protéines G (RCPG) représentaient un quart des cibles thérapeutiques, suivis par les récepteurs nucléaires (NR) comptant pour un huitième des cibles (Figure 6 B).23 Notons qu’à cette époque, les protéines kinases ne figuraient pas parmi les protéines les plus ciblées par les médicaments. En comparant ces chiffres avec ceux de 2011, il est notable que la part des RCPG et des NR a baissé proportionnellement à d’autres familles de cibles thérapeutiques. Les canaux ioniques ligand-dépendants semblent avoir été plus ciblés en 5 ans, mais ce sont surtout les protéines kinases qui ont vu leur proportion augmenter et apparaissent désormais parmi les cibles thérapeutiques majeures. Il est important de souligner qu’avec l’arrivée sur le marché de 19 inhibiteurs de protéines kinases entre 2011 et le début de l’année 2015, nul doute que les protéines kinases ne tarderont pas à rattraper les RCPG. Une hypothèse d’autant plus fondée que les protéines kinases représenteraient 22% du protéome susceptibles d’être la cible d’un médicament.
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Table des matières
I. AVANT-PROPOS
A. PRESENTATION DES LIEUX DE TRAVAIL
B. OBJECTIFS DE LA THESE
II. LES OUTILS STATISTIQUES COMME PREDICTEURS D’INHIBITEURS DE PROTEINES KINASES
A. L’EMERGENCE DE L’INDUSTRIE PHARMACEUTIQUE
B. LES BOULEVERSEMENTS DE L’INDUSTRIE PHARMACEUTIQUE
C. VERS UNE REMISE EN QUESTION DE LA RECHERCHE PHARMACEUTIQUE
D. LA FAMILLE DES PROTEINES KINASES HUMAINES
1. Implication physiologique
a. Le rôle central des protéines de la famille CDK dans le cycle cellulaire
b. L’implication des protéines kinases dans la réponse à l’insuline
c. La participation des protéines kinases à la survie neuronale
2. Classification des protéines kinases
3. Les structures des protéines kinases
a. La conformation active
b. Les conformations inactives et la régulation des protéines kinases
4. Les inhibiteurs de protéines kinases (PKI)
a. Les inhibiteurs de Type I
b. Les inhibiteurs de Type I ½
c. Les inhibiteurs de Type II
d. Les inhibiteurs de Type III
e. Les inhibiteurs de Type IV
f. Les inhibiteurs covalents
g. Bilan sur les inhibiteurs actuels de protéine kinases
E. LES APPROCHES STATISTIQUES PREDICTIVES ORIENTEES VERS LA RECHERCHE D’INHIBITEURS DE PROTEINES KINASES
1. Bioinformatique
2. Chémoinformatique
3. La chimiométrie
a. Historique et définition
b. Modèles QSAR appliqués à la recherche d’inhibiteurs de protéines kinases
i. Les jeux de données expérimentaux
ii. Les descripteurs moléculaires
iii. Régression et classification
iv. La validation
v. Le domaine d’applicabilité
vi. Inconvénients des modèles QSAR
4. La protéométrie
5. La protéo-chimiométrie (PCM)
a. Historique et définition
b. Les approches PCM appliquées à la découverte d’inhibiteurs de protéines kinases
i. Les jeux de données adaptés à la PCM sur les protéines kinases
ii. Les descripteurs
iii. Les méthodes d’apprentissage utilisées en PCM
iv. Validation et domaine d’applicabilité
III. ANALYSE DE LA SELECTIVITE D’INHIBITEURS DE PROTEINES KINASES BASEE SUR DES JEUX DE DONNEES D’ACTIVITE BIOLOGIQUES
A. LES JEUX DE DONNEES D’INHIBITION
B. LA BASE DE DONNEES D’INHIBITEURS DE PROTEINES KINASES
C. ARTICLE EN COURS DE SOUMISSION : THE USE OF VARIOUS SELECTIVITY SCORES IN KINASE RESEARCH
IV. IDENTIFICATION DES RESIDUS FAVORISANT LA LIAISON D’INHIBITEURS DE PROTEINES KINASES DE TYPE II
A. LA CONCEPTION D’INHIBITEURS DE TYPE II : UN CHALLENGE DIFFICILE A ATTEINDRE
B. PUBLICATION : A PROTEOMETRIC ANALYSIS OF HUMAN KINOME: INSIGHT INTO DISCRIMINANT CONFORMATION-DEPENDENT RESIDUES
V. UNE ANALYSE KINO-CHIMIOMETRIQUE DU KINOME HUMAIN
A. PUBLICATION EN COURS DE SOUMISSION : PREDICTION OF PROTEIN KINASE – LIGAND INTERACTIONS THROUGH 2.5D KINOCHEMOMETRICS
B. LA LIMITATION DES MODELES KCM DEVELOPPES
1. Le jeu de données de Janssen
2. Résultats des modèles KCM développés à partir des données de Janssen
C. LES LIMITES ACTUELLES DE LA KCM
VI. CONCLUSIONS ET PERSPECTIVES
VII. BIBLIOGRAPHIE
COMMUNICATIONS SCIENTIFIQUES
PUBLICATIONS
COMMUNICATIONS ORALES
COMMUNICATIONS PAR AFFICHES
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