Les origines de la notion d’encastrement

Les origines de la notion d’encastrement

Karl Polanyi et La grande transformation 

Le concept d’encastrement a été développé par Karl Polanyi dans son célèbre ouvrage intitulé La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps ([1944] 1983). Pour offrir une présentation assez complète de cette notion, il convient d’exposer les usages que cet auteur en fait. Commençons donc par rendre compte de la manière dont l’auteur utilise ce concept pour exprimer l’idée que, dans les sociétés prémodernes, l’économie est enchâssée dans le social. Nous proposons pour cela de revenir sur les prémisses de la pensée de l’auteur.

L’encastrement de l’économie dans le social

Symétrie, centralité et autarcie 

Les recherches de Karl Polanyi commencent par un constat empirique important du point de vue de la sociologie économique classique. Ce constat est aujourd’hui bien connu. Il peut être synthétisé comme suit. Le principe du marché autorégulateur qui est au cœur du fonctionnement de l’économie des sociétés occidentales du XIXème siècle n’a rien de naturel. Comme les économistes les plus orthodoxes se plaisent à le raconter, l’économie de marché peut bien découler du troc. Cela ne prouve en rien qu’elle soit inscrite dans la nature humaine. Pour Karl Polanyi, le troc n’est qu’une institution économique parmi d’autres. Au cours de l’histoire humaine, les biens n’ont pas toujours été échangés en fonction de leur valeur matérielle et selon des règles qui s’apparentent à celles du jeu de l’offre et de la demande. Le profit personnel n’est pas le seul mobile possible pour assurer la production et la distribution des biens. L’idée selon laquelle les vices privés (Mandeville, 1714 ; Smith, 1759) conduisent naturellement à l’intérêt public est une idéologie. Elle n’est pas empiriquement fondée.

Pour Karl Polanyi ([1944] 1983), l’échange des biens au sein des sociétés traditionnelles n’est pas construit sur le modèle d’un marché qui fonctionnerait selon des mécanismes économiques naturels et autonomes. Il est régulé à partir de trois principes qui sont quasiuniversels : la réciprocité, la redistribution et l’administration domestique. D’après l’auteur, la bonne application de ces principes est garantie par les deux formes d’autorités sociales que sont le politique et le religieux. Ces deux formes d’autorités ont effectivement pour fonction de contrôler étroitement les échanges reposant sur le quatrième principe qu’est le troc et qui est au fondement de l’échange monétaire. Pour Karl Polanyi, elles le font même d’une telle façon que l’instauration du marché autorégulateur dans les sociétés pré-modernes est impossible. Afin de mieux saisir le point de vue de cet auteur nous souhaitons rappeler brièvement ce que sont la réciprocité, la redistribution et l’administration domestique.

La réciprocité renvoie à l’échange-don que Marcel Mauss ([1925] 2007) a examiné en détail dans son célèbre essai : les biens sont dans ce cas échangés par le biais de dons et de contre-dons. Ces dons et contre-dons ont un rôle fondamental dans le maintien du lien social. Par exemple, dans le cas des habitants des îles Trobriand, la production d’un bien n’est pas motivée en fonction des besoins de celui qui la réalise. Elle est effectuée afin de servir les intérêts d’un tiers membre de la communauté : les trobriandais ne cultivent pas la terre pour assouvir les besoins de leur propre famille, mais ceux de la famille de leurs sœurs. De proche en proche, une chaîne de solidarité se construit ainsi dans le groupe. À l’intérieur de cette chaîne, chaque trobriandais engage sa propre crédibilité au sein du collectif. Selon Karl Polanyi ([1944] 1983), ce premier principe de réciprocité est produit à partir d’un support institutionnel qu’il qualifie de symétrie. Le deuxième principe est celui de la redistribution. Il peut être présenté comme suit. Les biens produits par chaque membre de la communauté sont remis à une autorité centrale. Cette autorité peut prendre des figures différentes. Elle peut par exemple être assurée par un chef, un directeur, la noblesse ou l’État. Cette autorité a pour rôle de garantir la redistribution juste et équitable des biens au sein de la communauté. Pour Karl Polanyi, il existe de nombreuses formes d’organisations sociales fondées sur le principe de la redistribution. C’est par exemple le cas des chasseurs-cueilleurs de Marshall Sahlins (1974). Rappelons que ces derniers réalisent leurs activités de chasse et de cueillette pour remettre au chef ni plus ni moins de biens qu’il n’en faut pour assouvir les besoins de la communauté. Le chef prend ensuite la charge de redistribuer de manière homogène et appropriée ces biens aux différents membres du groupe. Mais la redistribution n’existe pas que dans les sociétés traditionnelles. Les systèmes de protection sociale dont disposent les sociétés modernes peuvent également être considérés comme reposant sur ce principe. Pour Karl Polanyi ([1944] 1983), le support institutionnel qui sous-tend le fonctionnement de la redistribution est dit de centralité.

Le troisième principe est celui de l’administration domestique. Il renvoie directement au concept d’oïkonomia chez Aristote. Dans ce cas, la production et la distribution des biens sont exclusivement réalisées par et pour une communauté restreinte. Cette communauté peut être la famille nucléaire, la famille élargie ou un clan. Selon Karl Polanyi, la notion de gain n’existe pas dans cette forme d’organisation économique. L’administration domestique des biens n’est ni orientée vers l’échange avec autrui, ni vers la poursuite d’un quelconque bénéfice. Le support institutionnel de ce principe est, pour Karl Polanyi, celui de l’autarcie. En référence à ce que nous avons dit plus haut, nous comprenons maintenant mieux pourquoi, pour Karl Polanyi, l’économie des sociétés traditionnelles n’est pas empiriquement fondée sur le seul principe du troc. Le support institutionnel que constitue le marché et qui découle de ce principe n’est pas plus naturel que la symétrie, la centralité ou l’autarcie. La réalité montrerait même plutôt l’inverse. Selon Karl Polanyi, l’économie des communautés pré-modernes n’est pas désencastrée du social. Elle n’est pas naturellement organisée par un marché autorégulateur. Dans ces sociétés, la production et la circulation des biens renvoie systématiquement à une combinaison particulière de réciprocité, de redistribution, d’administration domestique et/ou de troc. Dans les communautés traditionnelles, le marché ne prédomine donc pas. L’économie est toujours composée d’une part importante de symétrie, de centralité et/ou d’autarcie. En référence aux travaux de Marcel Mauss ([1925] 2007), l’échange des biens au sein des sociétés pré-modernes est, pour Karl Polanyi ([1944] 1983), un « fait social total ». La sphère économique y est inextricable de la sphère sociale. L’économie n’a pas d’autonomie par rapport au social. Elle y est totalement encastrée.

Le désencastrement de l’économie et du social

Terre, travail et monnaie 

À partir de là, le sens de la notion de désencastrement qui est au cœur des travaux de Karl Polanyi devient plus facile à saisir. Pour ce dernier, cette notion permet de désigner ce processus par lequel l’institution du marché s’est progressivement autonomisée du social, c’est-à-dire ce mouvement qui, durant le XIXème siècle, a permis l’instauration progressive du paiement (qui découle donc du troc) comme unique principe de production et de distribution des biens. Pour Karl Polanyi, c’est à ce moment que les sociétés occidentales tendent à devenir de véritables auxiliaires du marché. Comme nous venons de le voir en amont, cette première grande transformation n’a alors rien d’une évolution naturelle. Elle constitue par contre l’institutionnalisation du mythe du marché autorégulateur. A contrario de son éminent collègue Friedrich A. von Hayek (1948), Karl Polanyi ([1944] 1983) ne pense pas que laisser faire le jeu de l’offre et de la demande soit une manière de découvrir l’équilibre naturel de la société. Il ne pense pas que l’homme soit naturellement mu par le calcul d’une quelconque maximisation de son profit personnel. Nous l’avons déjà dit, pour l’auteur, le marché autorégulateur est une idéologie qui a été construite par les économistes d’obédience libérale. Et cette idéologie a pu être instituée comme une forme concrète de gouvernement des hommes par le biais d’un triple mouvement de marchandisation : celui de la terre, du travail et de la monnaie. Ajoutons que la terre, le travail et la monnaie sont, aux yeux de Karl Polanyi, des marchandises fictives. À l’origine, chacune d’entre elles n’est pas produite pour être échangée sur l’arène du marché. Par contre, la mise en marché de ces trois ressources est, pour Karl Polanyi, nécessaire à l’instauration concrète du marché autorégulateur : ce dernier ne peut devenir réalité qu’à la seule condition que les éléments en jeu dans la production et la distribution des biens soient organisés par le biais d’un marché. La grande transformation commence ainsi au XIXème siècle avec un premier mouvement de désencastrement de l’économie et du social. Ce mouvement s’opère empiriquement par le biais d’un processus historique consistant à transformer :
– le travail en un bien que l’on peut acheter à travers un prix qui s’appelle le salaire ;
– la terre en un bien que l’on peut acheter à travers un prix qui s’appelle la rente ;
– la monnaie en un bien que l’on peut acheter à travers un prix qui s’appelle l’intérêt.

Par exemple, Karl Polanyi montre comment, en 1834, l’abrogation des lois sociales (notamment celle de la loi de Speenhamland ) joue un rôle important dans l’avènement de ce qu’il appelle la société de marché. En favorisant l’avènement du marché du travail, cette abrogation produit selon l’auteur un double mouvement. Le premier est celui de la destruction des communautés qui faisaient jusque-là exister la main d’œuvre. Le second est celui de sa libéralisation. Pour le dire autrement, en faisant du travail une marchandise que l’on peut acheter par un salaire, cette abrogation met fin aux différentes structures organisationnelles qui définissaient les règles du travail humain. Ce faisant, elle permet aux employeurs de rationaliser les embauches et les licenciements en fonction de leurs propres intérêts.

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Table des matières

Introduction générale
État de l’art
Posture de recherche
Présentation du manuscrit
Chapitre 1. Performativité et pertinence
Introduction
I. Une histoire d’encastrement
I.1. Les origines de la notion d’encastrement
I.1.1. L’encastrement de l’économie dans le social
I.1.2. Le désencastrement de l’économie et du social
I.1.3. Le réencastrement de l’économie dans le social
I.2. L’encastrement de type constructiviste
I.2.1. Polanyi et l’encastrement-étayage
I.2.2. La construction sociale du marché
I.3. L’encastrement de type relationniste
I.3.1. Polanyi et l’encastrement-insertion
I.3.2. La production des faits économiques
Transition. Du marché aux agencements marchands
II. La performativité des dispositifs marchands
II.1. La performativité en linguistique
II.1.1. L’illusion descriptive
II.1.2. Les constatifs et les performatifs
II.2. La performativité en sociologie
II.2.1. La dimension discursive de la performativité
II.2.2. La dimension matérielle de la performativité
II.3. La performativité des dispositifs marchands
II.3.1. La performation de l’homo oeconomicus
II.3.2. La performation de l’homme pluriel
Transition. Une appropriation qui fait question
III. Performativité : problèmes et solutions
III.1. Les problèmes de la performativité
III.1.1. Les problèmes de la performativité en linguistique
III.1.2. Les problèmes de la performativité en sociologie
III.2. Le modèle codique et conventionnel
III.2.1. Le modèle codique et conventionnel en linguistique
III.2.2. Le modèle codique et conventionnel en sociologie
III.3. Le modèle inférentiel et coopératif
III.3.1. Le modèle inférentiel et coopératif en linguistique
III.3.2. Le modèle inférentiel et coopératif en sociologie
Transition. De la performativité à la pertinence
IV. La pertinence des dispositifs marchands
IV.1. La pertinence en linguistique
IV.1.1. Le modèle ostensif et inférentiel
IV.1.2. Le principe de pertinence
IV.2. La pertinence en sociologie
IV.2.1. L’épidémiologie des représentations
IV.2.2. La cognition, la technique et le social
IV.3. La pertinence en sociologie économique
IV.3.1. Performativité et pertinence des dispositifs marchands
IV.3.2. Retour sur la question de l’encastrement
Conclusion
Chapitre 2. Qu’est-ce que le big data ?
Introduction
I. Dépouillement d’archives et observations
I.1. Dépouillement d’archives
I.1.1. De la focalisation interne à la focalisation médiale
I.1.2. Méthodologie de recueil et d’analyse
I.1.3. Présentation du matériau
I.2. Observations
I.2.1. Le salon Big Data
I.2.2. Le salon E-Marketing et Stratégie Client
Transition. Du passé au présent du big data
II. Le big data, c’est déjà un passé
II.1. La naissance des big data
II.1.1. De l’existence des big data
II.1.2. Les réseaux de télécommunication
II.2. Faire vivre les big data
II.2.1. La gestion des données personnelles
II.2.2. Le stockage des données
II.2.3. Une durabilité en question
II.3. Industrialiser la vie des big data
II.3.1. L’informatique en nuage
II.3.2. Les capteurs
II.3.3. Les critiques
II.4. Organiser la vie des big data
II.4.1. Les scientifiques des données
II.4.2. La définition du big data
II.4.3. Des algorithmes aux applications
Transition. La mise en pertinence des big data
III. Le big data, c’est aussi un présent
III.1. Quatre domaines d’innovations
III.1.1. Le recueil, le traitement et le stockage
III.1.2. La visualisation des données
III.1.3. L’automatisation de la décision
III.1.4. La mesure de performance
III.1.5. Des innovations pertinentes ?
III.2. Un appareil de communication
III.2.1. Un système d’information
III.2.2. Un processus de documentation
Conclusion générale

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