Le problématique respect des droits de l’Homme dans les prisons et l’armée turques
Les violations que l‟on retrouve le plus souvent dans les arrêts étudiés ci-après sont des violations des art.2 et 3 de la Convention, c‟est-à-dire des violations du droit à la vie et de l‟interdiction de la torture et des traitements inhumains définis comme tels par la Convention :
Article 2 : « 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi. 2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;
c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »
Article 3 : « Interdiction de la torture : Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
L‟unique Etat violant plus ces droits que la Turquie est la Russie. Un positionnement plutôt révélateur de la situation des droits de l‟Homme en Turquie, en sachant que les art.2 et 3 d e la Convention consacrent des droits de l‟Homme extrêmement fondamentaux et basiques.
Au total, quinze articles concernant les violations de la Convention dans les prisons turques ont été étudiés . Les violations de la Convention les plus fréquentes constatées sont les violations de l‟art.2, de l‟art.3 et de l‟article.8 qui garantit le droit au respect de la vie privée.
Ces violations, particulièrement graves, sont loin de représenter la majorité des violations commises par la Turquie comme on l‟a vu plus haut, mais sont extrêmement communes quand il s‟agit d‟arrêts traitant de l‟univers carcéral turc. Les violations de l‟article 2 par exemple concernent 46% des arrêts traitant du milieu carcéral contre 4% du total des arrêts concernant la Turquie, soit une augmentation de 91% de ces violations dans ce domaine particulier. On peut donc déjà en déduire que c‟est un secteur de la société turque où le non respect des droits fondamentaux de l‟Homme, considérés comme tels par la Convention, est un vrai problème.
En outre, certaines violations rarement commises par la Turquie de manière générale ont néanmoins été constatées par la Cour dans des arrêts traitant de la prison. C‟est le cas des violations de l‟art.14 qui interdit la discrimination : La Turquie n‟a été condamnée qu‟à quatre reprises pour la violation de cet article mais cela concerne pour moitié des discriminations ayant eu lieu en prison. Cela renforce l‟idée d‟un milieu carcéral turc où le respect de l‟individu et de ses droits est largement entaché et où règne une certaine impunité. Un sentiment d‟impunité renforcé par l‟ineffectivité des enquêtes internes également mise en lumière par les décisions de la Cour. Des enquêtes jugées ineffectives en raison de leur manque de diligence et de promptitude, qui concluent quasi automatiquement à la non responsabilité des autorités dans les événements en question. Dans le total des affaires constatant des violations de l‟art.3 par la Turquie par exemple, 58% d‟entre elles incluent aussi une enquête jugée ineffective. Un chiffre qui monte à 104% pour les affaires avec allégations de violation de l‟art.2, ce qui signifie que même dans les cas où la Cour conclut à une non-violation de l‟art.2 dans son aspect matériel, elle peut conclure à violation dans son aspect procédural, c‟est-à-dire une enquête interne non effective. Des éléments qu‟on retrouve dans les mêmes proportions quand il s‟agit d‟enquêtes militaires internes.
A noter qu‟une grande quantité d‟arrêts citant les prisons turques concluent à une violation de l‟art.6 en rapport avec les conditions des détentions provisoires et des gardes à vue. Bien qu‟impliquant techniquement les prisons, ces aspects ne sont pas traités dans cette étude en ce qu‟ils concernent d‟avantage le système judiciaire turc dans son ensemble et que cette étude se concentre plutôt sur le système carcéral turc.
Concernant les arrêts mettant en cause les forces armées turques, vingt et un arrêts ont été étudiés, séparables en deux catégories se détachant nettement des affaires mettant en cause les armées d‟autres pays : ceux condamnant la non reconnaissance de l‟objection de conscience (6 arrêts) et ceux traitant d‟affaires de suicide de soldats, dont tous sauf un ont été commis pendant la période du service militaire obligatoire (15 arrêts). 71% d‟entre eux concernent des violations de l‟art.2 (100% dans les affaires de suicides), alors que, comme on l‟a vu précédemment, les violations de cet article ne représentent que 4% des violations totales de la Convention par la Turquie depuis 1959. Dans l‟armée aussi donc, le respect de droits de l‟Homme aussi élémentaires que le droit à la vie semble être sérieusement mis à mal.
Le nombre d‟arrêts traitant de suicides commis pendant le service militaire obligatoire d‟appelés est particulièrement élevé en ce qui concerne la Turquie. L‟ampleur de ce problème, au vu des statistiques de la Cour, n‟a aucun équivalent dans d‟autres Etats signataires, ce qui montre que ce phénomène est très spécifique à l‟armée turque. Si on s‟attache plus en détail aux circonstances de ces suicides, on constate que dans 80% des cas ils sont liés à des états dépressifs avérés chez les appelés. Pour 42% de ces appelés dépressifs, un état de « troubles de l‟anxiété » avait même été formellement diagnostiqué par le corps médical. Un quart également de ces appelés dépressifs présentaient des problèmes non traités d‟addiction aux drogues. La simple considération de ces chiffres interpelle sur les conditions dans lesquelles les jeunes hommes turcs effectuent leur service militaire ainsi que leur encadrement par les autorités militaires et médicales.
Tout comme les arrêts concernant le système carcéral turc, une inquiétante proportion d‟arrêts traitant de l‟armée condamne la Turquie pour des violations de l‟art.3 : c‟est le cas de plus de la moitié des arrêts sur l‟objection de conscience, et un tiers des arrêts concernant des suicides d‟appelés contiennent des allégations de mauvais traitements.
Enfin, tout comme les arrêts sur les prisons, les arrêts concernant l‟armée présentent un nombre important de cas où la Cour remet en cause l‟efficacité de la justice turque et pointe du doigt le sentiment d‟impunité des militaires, qui sont aussi, comme les gendarmes et gardiens de prisons, des agents de l‟Etat. Un tiers des affaires dont les requérants sont des objecteurs de conscience incluent une violation de l‟art.6 au titre du non-respect du droit à un procès équitable, qui s‟explique par le fait que les requérants ont été jugés et condamnés en Turquie par la juridiction militaire, et la Cour remet en cause cet élément du système juridique turc. Dans les affaires de suicides, les violations de l‟art.13 (droit à un recours effectif), de l‟art.6 et de l‟art.2 incluant le volet procédural constituent plus de la moitié des arrêts étudiés.
En outre, un tiers des condamnations de la Cour pour violation de l‟art.2 en rapport avec des suicides de soldats ne concerne que son volet procédural, c‟est-à-dire que pour un tiers de ces affaires, ce n‟est pas la responsabilité de l‟Etat dans le suicide qui est condamné mais uniquement la non effectivité des enquêtes effectuées par la justice militaire. Un problème mis en avant de façon très explicite par la Cour, qui au travers de différents arrêts a déclaré que « le mécanisme judiciaire, en l’espèce, ne répondait pas aux exigences de l’art.2 » , ou encore « que les investigations menées suscitaient de sérieux doutes […] [accompagnées de] conclusions qui défient la logique ».
Problématique
On voit donc que les arrêts concernant les prisons et l‟armée turques contiennent de nombreuses similitudes : une quantité importante de violation des articles 2 et 3 de la Convention ; des enquêtes au niveau national très largement jugées ineffectives ou non impartiales par la Cour ; l‟implication d‟agents de l‟Etat représentants de l‟autorité (gardiens, policiers, gendarmes et militaires) souvent jugés irresponsables des incidents qui surviennent et entachés d‟un sentiment d‟impunité.
D‟une part l‟efficacité du système carcéral turc en termes de respect des droits des détenus semble discutable, d‟autre part les violations de la Convention résultant de la nonreconnaissance de l‟objection de conscience et des suicides de soldats tendent à indiquer que l‟importance de l‟armée turque et toute la symbolique qui l‟entoure jouent un rôle dans ce non-respect des droits de l‟Homme. En ajoutant à ces éléments les dysfonctionnements constatés en ce qui concerne l‟efficacité et l‟indépendance de la justice turque quand il s‟agit de juger du comportement d‟agents de l‟Etat, le doute plane alors sur le réel respect de la Convention Européenne des Droits de l‟Homme qui s‟opère dans cet Etat communément considéré comme démocratique, et de surcroît candidat à l‟adhésion à l‟Union Européenne.
Il s’agit alors, au travers de ce mémoire, de voir en quoi les condamn ations de la Turquie par la CEDH sont des indicateurs des lacunes démocratiques persistantes de cet Etat dans ces deux domaines symboliques d’expression de son autorité étatique ?
Dans une première partie consacrée au monde de la prison en Turquie, nous allons d‟abord étudier les effets sur les droits de l‟Homme des différentes opérations de sécurité menées dans les prisons turques par des gendarmes et des militaires. Elles visaient officiellement à mettre un terme à des mutineries ayant eu lieu dans de nombreuses prisons. Nous analyserons dans un premier temps les arrêts traitant d‟opérations de sécurité s‟étant déroulées avant les années 2000s, principalement en 1995 et 1996. Dans un deuxième temps, nous nous pencherons en détails sur l‟opération « Retour à la vie » du 19 décembre 2000, une des plus grandes opérations de sécurité jamais menées en Turquie. Elle répondait à la volonté gouvernementale de mettre fin au phénomène de grèves de la faim qui s‟était largement étendue chez les prisonniers dits politiques du pays. Au travers de ces décisions en rapport avec cette opération de sécurité, la Cour a dû aborder plusieurs autres thèmes adjacents à cet événement : l‟établissement en Turquie de prisons de haute sécurité dites de type F ainsi que la réforme carcérale turque en général. Ces thèmes seront approfondis dans un troisième temps.
Ensuite, nous étudierons les autres violations de la Convention commises par la Turquie dans ses prisons, dont le système de censure du courrier des détenus mis en place dans les prisons de type F, qui est contraire aux droits garantis par l‟art.8 de la Convention. On verra aussi que la non prise en compte des particularismes des détenus turcs amènent à des violations de la Convention, notamment en cas d‟emprisonnement de mineurs dans des prisons pour adultes et pour les détenus atteints de maladie. Une dernière partie de l‟étude des prisons portera également sur les affaires de discrimination.
La deuxième partie de ce mémoire traitera des violations commises dans le monde militaire.
On abordera en premier lieu la problématique de la non reconnaissance de l‟objection de conscience en Turquie. La Cour a d‟abord examiné ce problème sous l‟angle de l‟art.3 de la convention dans une première affaire datant de 2006, avant d‟effectuer un revirement important de jurisprudence en 2011 qui changea la donne pour les affaires qui ont suivi. Nous étudierons alors le premier raisonnement de la Cour, puis l‟arrêt de Grande Chambre qui modifia la jurisprudence, puis ses effets sur les récentes affaires d‟objection de conscience ainsi que l‟état de l‟exécution de ces arrêts par l‟Etat turc.
Dans un deuxième temps nous aborderons le conséquent problème des suicides d‟appelés turcs. Au travers d‟une quantité importante d‟arrêts rendus à ce sujet, nous analyserons les deux aspects qui ont mené à des condamnations de la Turquie par la Cour : d‟une part ces suicides sont la conséquence d‟un système défaillant d‟incorporation et d‟encadrement du service militaire par les autorités militaires et médicales, et d‟autre part les procédures juridiques entreprises par la justice militaire suite à ces décès sont complètement ineffectives.
Pour finir, on essaiera de comprendre cette situation alarmante en réfléchissant à l‟identité militaire de la nation turque et ses effets.
Mais avant d‟aller plus au cœur du sujet, il convient d‟en présenter les apports espérés ainsi que les limites rencontrées au cours de mon travail.
Les opérations de sécurité dans les prisons
La question du respect des droits de l‟Homme en prison est intéressante et délicate à la fois, car le monde carcéral est un monde particulier. Les détenus, de par leur nature de détenus, sont privés d‟un certain nombre de libertés individuelles du fait de leur incarcération, incarcération dont ils sont responsables. L‟examen du respect de leurs droits ne peut pas être le même que celui qui est fait des individus non-incarcérés. De plus, la situation des détenus n‟est pas un sujet qui interpelle énormément l‟opinion publique, selon des raisonnements basiques assez communs : les personnes en prisons sont des personnes qui ont refusé de se plier aux règles du jeu de l‟Etat de droit en enfreignant ses règles, alors ils mériteraient moins de bénéficier de la protection de ce système de droits.
La Cour ne fait –heureusement- pas de différences entre les détenus et les individus libres.
Tant qu‟ils sont sous la juridiction d‟un Etat signataire, tous les individus, quels qu‟ils soient, doivent voir leurs droits garantis par la Convention respectés . Et quand il s‟agit d‟opérations de sécurité effectuées en prison, la question du respect des droits des détenus se pose d‟autant plus qu‟elle concerne le droit à la vie et l‟interdiction de la torture.
La Cour a rendu une dizaine d‟arrêts concernant les effets de ces opérations en termes de respect de la Convention, dont huit sont analysés dans cette étude. Les allégations de violations de la Convention par la Turquie concernent plus d‟une centaine de détenus étant donné que certaines affaires ont été portées à la Cour par des groupes rassemblant jusqu‟à cinquante-huit requérants.
Les circonstances d‟allégations de violations durant les opérations de sécurité présentent des similitudes qu‟on peut présenter ainsi : il s‟agit d‟interventions de forces de l‟ordre (policiers, gendarmes ou soldats) dans des prisons dans le but réprimer ce que les autorités considèrent comme des émeutes ou des mutineries, bien que l‟origine exacte des incidents soit souvent floue. Ce qui se passe alors pendant ces opérations à l‟intérieur des prisons est difficile à déterminer, puisque les seules sources sont les témoignages des détenus et des forces de l‟ordre qui sont, logiquement, très discordantes. Les autorités affirment souvent que les incidents ont été déclenchés par des détenus armés, déclenchant des incendies et attaquant des gardiens. Des faits que les détenus réfutent dans toutes les affaires. Au terme des opérations, des enquêtes sont menées, automatiquement du côté des détenus, et quasi automatiquement également du côté des forces de l‟ordre, et elles résultent souvent en des poursuites pénales engagées à l‟encontre des détenus, mais peu voir aucune poursuites ne sont engagées contre les forces de l‟ordre contre d‟éventuels abus. C‟est là le point central qui engendre des saisines de la Cour par les détenus : ces opérations de sécurité sont caractérisées par une extrême violence conduisant à des blessés des deux côtés, et plus d‟une dizaine de décès de détenus. Les détenus, victimes d‟une violence qu‟ils estiment démesurée, saisissent alors la Cour pour des allégations de violation de l‟art.2 et 3 par les forces de l‟ordre et les gardiens pendant ces opérations.
Il s‟agit alors pour la Cour principalement de juger au travers de l‟examen des faits, de la nécessité de cette extrême violence en se référant aux circonstances pouvant la justifier, qu‟on retrouve à l‟alinéa 2 de l‟art.2, qui dispose que :
« 2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a) Pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b) Pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;
c) Pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »
Ces arrêts mettent en lumière le difficile exercice de la violence légitime dans le cadre d‟opération de sécurité dans le milieu carcéral. Il s‟agit pour l‟Etat de trouver l‟équilibre entre la nécessité qui lui incombe de garder le contrôle de ses prisons et de mettre fin aux épisodes d‟émeutes, tout en respectant son obligation positive de protéger le droit à la vie des individus placés sous sa juridiction. Dans les faits, on verra que c‟est un équilibre dont semble peu s‟embarrasser l‟Etat turc si on se réfère aux enquêtes menées sur les opérations de sécurités, qui concluent toujours à un recours à la force justifié, alors que la Cour conclut le contraire et juge ces enquêtes ineffectives sous plusieurs aspects.
Parmi les différentes opérations de sécurité soumises à l‟examen de la Cour, l‟opération « Retour à la vie » du 19 décembre 2000, déjà abordée en introduction, est particulière et nécessite une analyse spécifique. Cette opération est particulière déjà par son ampleur : environ 10 000 agents des forces de l‟ordre ont été mobilisés pour agir simultanément dans plusieurs prisons, des dizaines de détenus ont péris pendant cette opération, et le doute plane . Les médias internationaux ont aussi fait écho de cette opération dont le but officiel était de mettre fin aux grèves de la faim qui se propageaient dans les prisons, en signe de protestation contre la construction des prisons de haute sécurité de type F. La particularité de cette opération tient aussi donc au fait qu‟elle soulève d‟autres questions comme la vraie raison politique de cette opération ou encore les inquiétudes que suscitent l‟établissement de prisons de type F, qu‟on explorera plus en détails dans cette partie.
Des forces de l’ordre finalement impunies
On vient de voir que des poursuites sont finalement engagées contre les forces de l‟ordre, pour abus de pouvoir, mauvais traitements, homicide, tentative d‟homicide ou encore usage disproportionné de la force. Mais encore faut-il voir les issues de ces poursuites pénales qui sont toutes les mêmes : les agents de l‟Etat ne sont jamais condamnés, d‟où le sentiment d‟impunité en ce qui concerne leurs agissements.
Dans l‟affaire Mimtas, les gardiens ont été acquittés en 2003 pour manque de preuve, et le recours formulé par les détenus a été rejeté pour dépassement du délai légal. Dans l‟arrêt Keser & Kömürcu, le procès contre le personnel militaire a conclu à un non-lieu pour les huit cent soixante-quatorze gendarmes incriminés. Le non-lieu a aussi été prononcé en ce qui concerne les gardiens pour faute de preuves, et le recours formulé par les détenus a été rejeté pour recours tardif et dénué de tout fondement.
Concernant le procès contre les gendarmes dans l‟affaire Sat, la Cour a même estimé que les autorités militaires avaient été réticentes à fournir aux autorités judiciaires les informations nécessaires comme l‟identité des gendarmes incriminés par exemple : les gendarmes présentés ne faisaient pas partie de l‟unité mentionnée sur le plan d‟intervention. Il leur avait aussi été demandé de fournir les enregistrements vidéo de l‟opération vu que le plan d‟intervention prévoyait que l‟opération soit enregistrée, mais les autorités militaires ont simplement répondu qu‟elles n‟avaient pas d‟enregistrements vidéo. C‟est une preuve de la mauvaise volonté manifeste des autorités militaires à ce que la lumière soit faite sur ces événements et que la justice soit rendue correctement. Ce procès, débuté en 2010 seulement est toujours en cours. Pour la Cour, le fait que l‟affaire soit toujours pendante plus de dix ans après les faits montre que l‟enquête sur les forces de l‟ordre n‟atteint pas la promptitude suffisante pour être considérée comme effective. En général, La Cour condamne l‟inefficacité de la justice dans ces affaires. Elle réitère à chaque arrêt ses doutes concernant l‟indépendance des enquêtes, elle pointe du doigt les manquements des enquêtes et les délais non-raisonnables des procédures judiciaires, d‟autant plus quand cela entraîne des prescriptions. Dans l‟arrêt Altun par ailleurs, elle estime qu‟un agent de l‟Etat accusé d‟actes violant l‟art.2 ou 3 ne peut pas bénéficier du délai de prescription ou d‟une amnistie.
Dans tous les arrêts étudiés donc, la Cour a condamné la Turquie pour la violation procédurale des art. 2 et 3 du fait du déroulement des enquêtes et des procès. En d‟autres termes, la Cour a condamné les enquêtes qui n‟ont pas condamné les forces de l‟ordre, ce qui témoigne du problème d‟impunité et d‟intouchabilité dont jouissent les agents de l‟ Etat turc, bien que la Cour considère cela comme un non-respect des Droits de l‟Homme Au final, que nous apprennent les arrêts traitant des opérations de sécurité dans les prisons turques ? Que malgré le nombre de condamnations, la Turquie semble toujours penser qu‟un comportement violent et/ou de résistance d‟un détenu justifie tous types de réponses violentes et qu‟il ne s‟agit jamais à ses yeux de traitements inhumains ou irrespectueux du droit à la vie de ses détenus, et qu‟il ne convient pas alors d‟en blâmer ses agents. Cela revient à nier purement et simplement certains droits de l‟Homme des détenus.
Une non remise en question aussi illustrée par les très légères mesures prises par le gouvernement turc dans l‟exécution de ces arrêts. Dans la réforme du code pénal de 2005, la période de prescription en cas de torture a été allongée. Le ministère de la Justice a aussi émis en 2005 une directive pour améliorer les transferts de détenus, avec un examen médical obligatoire à priori du transfert. En novembre 2011, un séminaire national sur l‟exécution des arrêts de la Cour a été organisé et le ministère de la Justice a affirmé préparer un plan d‟action en réparation pour les détenus lésés. Il s‟agit là de mesures à minima pour corriger le tir mais qui sont loin de mettre fin à cette situation abusive.
L‟opération « Retour à la vie » aura en tous cas marqué les esprits. Des commémorations sous formes de manifestations ont lieu tous les ans en Turquie depuis. Dans les cortèges sont réunis l‟Association des Droits de l‟Homme de Turquie et diverses associations de gauche ou pro-Kurdes, brandissant des slogans tels que « Nous abattrons les murs de l’isolement avec l’esprit de résistance du 19 décembre » ou « Nous n’avons pas oublié et nous ne vous laisserons pas l’oublier non plus » . Pour comprendre l‟importance de cette opération chez la gauche turque et pourquoi son souvenir reste vivace plus de dix ans après les faits, il faut s‟intéresser de plus près au contexte, notamment politique, de cette opération.
La réforme du système carcéral turc en question : les prisons de type F et le projet politique sous-jacent
Il existe aujourd‟hui trois types de prisons en Turquie selon leur niveau de sécurité : les prisons ouvertes et centres d‟éducation surveillée de sécurité minimale ; les prisons de type E de sécurité moyenne ; et les prisons de type F de sécurité maximum . On estime qu‟aujourd‟hui il y a environ deux milles détenus dans les prisons de type F et que, depuis octobre 2000, cent vingt-deux d‟entre eux sont morts des suites de grèves de la faim qu‟ils menaient pour protester contre leurs conditions de détention.
La Cour décrit les prisons de type F dans plusieurs de ses arrêts de la façon suivante : « Les prisons de type F sont des établissement pénitentiaires de haute sécurité récemment instaurés. La structure générale de ces établissements est uniforme dans tout le pays et ils disposent de médecins, d’un dentiste, d’un psychologue, d’un instituteur et d’un sociologue.
A titre d’exemple, la prison de type F de Kocaeli, visitée le 7 septembre 2004, dispose d’une bibliothèque, d’une salle de sport, et de deux ateliers de travaux manuels, tels que la menuiserie et la peinture. […] Elles disposent d’unités de vie commune de une à trois personnes, au lieu de dortoir. Chaque unité de vie est constituée de deux étages, chacun de 25m². Elle donne accès à une cour de promenade de 50m². La pièce […] dispose d’un coin cuisine simple et d’une pièce séparée d’environ 5m², où se trouve un lavabo, une toilette et une douche. Le premier étage est accessible par une dizaine de marches d’escaliers, où se trouvent trois lits séparés et trois armoires. La direction affirme que les repas sont servis dans les cellules à 7h, 12h et 16h30, les détenus peuvent se faire livrer des journaux et des livres, ainsi qu’un téléviseur. La cour de promenade s’ouvre à 7h30 et ferme au coucher du soleil, l’accès n’y est pas contrôlé entre ces heures ; par conséquent, quand il s’agit de pièces de trois personnes, trois pièces donnent sur la même cour de promenade. Toutes les pièces disposent d’une radio centralisée avec un bouton d’ouverture ainsi que d’un bouton d’appel.
Les horaires de visite sont variables et peuvent être modifiés selon les demandes ; en principe, chaque détenu à le droit à une heure de visite fermée par semaine et à une heure de visite ouverte par mois avec les parents, le conjoint et les enfants. »
Au vu de cette description, somme toute, relativement clémente envers les détenus, on peut se demander ce qui justifie les mouvements de protestations contre ces prisons. Il s‟agit alors d‟étudier la réalité de ces prisons et ce qui a motivé leur construction.
Avant la construction des prisons de type F, les prisons turques étaient composées de dortoirs regroupant cinquante à cent détenus, qui étaient peu surveillés par les gardiens et qui constituaient un haut-lieu du militantisme antigouvernemental. Le projet des prisons de type F intervient dans un projet plus global de réforme du système carcéral turc pour s‟aligner aux normes dites occidentales, avec des cellules de deux ou trois détenus seulement. Mais pour les détenus transférés dans les prisons de type F, qui sont tous des condamnés politiques, ce projet avait pour objectif de les isoler les uns des autres et de briser leur activité militante.
Dans son article « La réforme carcérale en Turquie, du bon usage de la norme européenne », Elise Massicard explique que la réforme carcérale engagée dans le pays, officiellement pour répondre aux exigences de l‟adhésion à l‟Union Européenne, répond aussi à des logiques propres de politique intérieure. Elle rappelle d‟ailleurs que le projet de réforme a émergé en 1997, soit bien avant l‟ouverture des négociations d‟adhésion. En 2000, la Commission Européenne a même conclu que les prisons de type F ne répondaient pas aux normes européennes, ni aux normes de l‟ONU, mais la Turquie n‟y a rien changé. Pour E. Massicard, la Turquie a « inversé l’ordre des priorités en faisant de la réforme carcérale son cheval de bataille » alors que les institutions européennes avait bien dit que cela n‟était pas une priorité. Pourquoi la Turquie s‟est-elle autant accrochée à cette réforme ?
Les conditions de détention
Il s‟agit ici de s‟intéresser aux autres types de violations de la Convention commises par l‟Etat turc dans ces prisons. Une des violations les plus fréquentes est la violation de l‟art.8 en référence au contrôle et à la censure du courrier des détenus dans les prisons de type F. Cela nous permet d‟entrevoir l‟ampleur de non-respect des droits de l‟Homme dans ces prisons, qui va au-delà des mauvais traitements infligés aux détenus mais qui, on le verra, suit la même logique politique.
Il y a aussi cependant un certains nombre d‟arrêts qui ne concerne pas les conditions de détentions dans des prisons de type F, comme l‟incarcération de condamnés mineurs dans des prisons pour adultes, la non-prise en compte des maladies dont sont atteints les détenus ou encore les discriminations liées au statut de la détention ou à l‟orientation sexuelle, le plus souvent dans des prisons à la sécurité moyenne et qui ne concernent pas de détenus politiques.
Autant de thèmes différents et de violations différentes qui témoignent d‟une certaine banalisation du non-respect des droits de l‟Homme dans l‟univers carcéral. Ainsi, des détenus « ordinaires » qui ne sont pas des prisonniers politiques subissent eux-aussi des violations de leurs droits garantis par la Convention, tels que le respect du droit à la vie, à l a vie privée ou encore à la non-discrimination. Ces autres types de violations nous donnent un aperçu du statut du prisonnier en général en Turquie, qui ne semble pas, aux yeux des autorités, mériter des mêmes droits que les citoyens libres.
Les violations de l’art.8 : la censure du courrier dans les prisons de type F
Le contrôle du courrier des détenus dans les prisons turques est réglementé par le règlement n°647 relatif à la direction des établissements pénitentiaires et à l‟exécution des peines. Selon l‟art.144, les courriers entrant et sortant des prisons sont soumis au contrôle de la direction de la prison, à l‟exception des courriers adressés aux organes officiels qui sont exemptés de ce contrôle obligatoire. Selon l‟art.147, si le courrier est considéré comme « gênant » , la direction de la prison transmet dans les vingt-quatre heures le courrier à une commission disciplinaire qui peut décider de ne pas envoyer le courrier à son destinataire ou de ne pas le transmettre au détenu, ou de le faire en biffant les passages jugés gênants.
L‟art.165 dispose que les détenus sont informés des décisions de la commission disciplinaire et peuvent former opposition à ces décisions auprès du procureur de la République dont la décision est, elle, définitive.
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Table des matières
INTRODUCTION
PARTIE 1 : LES PRISONS
I- Les opérations de sécurité dans les prisons
II- Les conditions de détention
PARTIE 2 : L’ARMEE
I- L‟objection de conscience
II- Les suicides de soldats
CONCLUSION
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