Les oiseaux marins, oiseaux et marins
Les oiseaux marins sont par essence des passeurs de frontières (Lescroël et al., 2016). Comme leurs congénères terrestres, ils établissent leur nid sur la terre ferme ; souvent sur des falaises ou des îles isolées, mais sur terre. Par contre, et c’est ce qui fait leur identité, ils se nourrissent en mer ; à proximité des côtes comme pour les goélands ou les sternes, plus au large pour les Fous, les macareux et les guillemots, en haute mer pour les albatros et les puffins. De récentes avancées technologiques ont permis de diminuer suffisamment la taille des GPS pour qu’ils puissent être portés par un oiseau. On a ainsi montré qu’un Albatros hurleur (Diomedea exulans), le plus grand des oiseaux, parcourait 256 km en moyenne depuis son nid pour aller chercher la nourriture nécessaire à son poussin (Weimerskirch et al., 1993). Mais c’est durant l’hiver que ces oiseaux gagnent leurs galons de marins au long cours. La Sterne arctique (Sterna paradisea, 100g) par exemple niche dans l’atlantique nord et hiverne dans l’océan austral. Elle traverse ainsi deux fois l’océan atlantique dans l’axe nord-sud durant la saison inter nuptiale (Egevang et al., 2010). Le puffin fuligineux (Puffinus griseus) quant à lui, vole en moyenne 910 km par jour pour effectuer les 64 000 km de son périple hivernal (Shaffer et al., 2006).
Les contraintes du milieu marin ont fait émerger chez ces oiseaux des évolutions morphologiques, physiologiques et comportementales remarquables. Particulièrement, leur adaptation à détecter et chasser leurs proies dans un milieu désert en surface en font des prédateurs efficaces (ref : le livre de Tony Gaston ‘seabirds a natural history’). En effet, trouver des proies sous la vaste étendue de la surface pour des prédateurs aériens, représente un premier défi. Les procellariiformes (Albatros, fulmar, océanites, puffins et pétrels) ont un système olfactif développé qui leur permet de détecter à distance les zones de forte productivité, et donc indirectement de concentration de proies (Nevitt, 2000; Nevitt et al., 2008). D’autres sont capables de suivre des formations océanographiques à fine échelle (tourbillons) auxquelles sont associées leurs proies (Hunt, 1999) ou les zones de fronts associés aux changements de bathymétrie (comme les mergules nains (Alle alle), Amélineau et al., 2016). Ensuite les oiseaux marins développent diverses stratégies de captures de leurs proies. Les Fous à pieds rouges (Sula sula) parviennent à attraper des poissons volants en plein vol (Weimerskirch et al., 2005), quand le guillemot de troïl poursuit ses proies à plus de 50 m de fond (et jusqu’à 150 m, Hedd et al., 2009). Parmi ses techniques, certaines peuvent être impressionnantes comme la méthode de chasse du Fou de Bassan. Celui-ci plonge en piqué depuis environ 30 m de haut, atteignant des vitesses pouvant approcher les 200 km.h-1 , pour attraper ses proies présentes jusqu’à 10m sous la surface (Garthe et al., 2014).
C’est pour profiter de leur capacité à trouver leurs proies, même en pleine mer, que de tout temps les pêcheurs ont suivi les oiseaux marins (Crawford and Shelton, 1978). A l’image de Santiago, le vieil homme de Hemingway (1952) qui lorsqu’il ‘vit une frégate avec ses longues ailes noires tournant en rond dans le ciel […] commença de ramer lentement, mais fermement vers où se tournait l’oiseau’, les pêcheurs utilisent comme indicateur de zones productives ces oiseaux visibles à longue distance. Ainsi, lorsqu’ils repèrent un banc de poissons pélagiques, les oiseaux marins s’agrègent au-dessus de celui-ci pour profiter de la concentration de proies. Ils forment alors un nuage facilement repérable et indiquent de manière très fiable la présence d’espèces cibles pour les pêcheurs. Aujourd’hui encore cette technique est utilisée par certaines unités de pêches modernes qui se servent de leurs radars pour repérer les zones de concentrations d’oiseaux marins (Assali, 2017). Comme les pêcheries (Amoroso et al., 2018; Kroodsma et al., 2018a, 2018b) les oiseaux marins sont présents sur l’ensemble des côtes et océans du globe. Les rencontres entre ces animaux et les navires de pêche sont donc nombreuses et ne se résument pas à la seule utilisation par les pêcheurs des oiseaux marins comme indicateurs. Malheureusement, cette relation ancestrale prend souvent des formes moins bénignes pour les populations d’oiseaux autour du monde (Annexe I).
Les oiseaux marins et la pêche minotière
Le terme de pêche minotière qualifie les pêcheries industrielles ciblant des poissons pélagiques destinés à la transformation en farine et en huile. D’abord utilisées par l’agriculture, ces farines ont servi l’expansion de l’aquaculture après les années 2000 (Froehlich et al., 2018). Cette augmentation de la demande a augmenté la valeur de cette industrie si bien qu’elle pourrait aujourd’hui perdurer sans tenir compte d’éventuelles conséquences écologiques (Froehlich et al., 2018). Depuis les années 1990, les débarquements combinés des espèces fourrages et dans une moindre mesure du krill ont été de ~20 millions de tonnes annuelles (Smith et al., 2011). Ces espèces fourrages sont des petites espèces pélagiques, principalement harengs (Clupea spp.), sardines (Sardinops spp.), anchois (Engraulidae), capelan (Mallotus vilotus), lançons (Ammodytidae) et sauris (Scomberesocidae ; Sydeman et al., 2017). Celles-ci se nourissant du plancton sont aussi les proies d’une importante guilde de prédateurs apicaux. Elles occupent donc une place clé de voûte dans les écosystèmes marins, permettant le transfert d’énergie des bas niveaux trophiques vers les niveaux trophiques supérieurs. De nombreuses espèces, dont les oiseaux marins, sont donc dépendantes des populations de poissons fourrages (Cury et al., 2011; Smith et al., 2011) .
Bien que les populations de poissons pélagiques fluctuent fortement en réponse aux forçages environnementaux, l’impact de la pêche et particulièrement celle de la pêche minotière (75 à 80 % des débarquements) sur elles ne peut être négligé (Pikitch, 2015). Ces pêcheries entrent donc en compétition avec de nombreuses espèces de prédateurs apicaux et induisent une diminution de leurs ressources (Smith et al., 2011; Pikitch, 2015). Dans une méta-analyse publiée en 2011, Cury et al. se sont intéressés aux nombreux cas d’échec de reproduction chez des oiseaux marins induit par l’effondrement de leur stock de proies (comme par exemple les cas du Macareux Moine (Fratercula arctica) et du hareng en Norvège pendant les années 1970, du Guillemot de Troïl et du capelan en mer de Barents dans les années 1980, de la Mouette Tridactyle (Rissa tridactyla) et du lançon en mer du nord à la fin des années 1980). Ils ont mis en évidence qu’en dessous d’un tiers de la biomasse maximale observée par les études à long-terme, les populations d’oiseaux subissaient une baisse constante de leur productivité. Cette relation indirecte, la compétition, entre oiseaux marins et pêcheries appelle donc à la vigilance des menaces qu’elle fait peser sur leurs populations.
Les oiseaux marins et les rejets
Les oiseaux marins ne se nourrissent pas exclusivement de poissons pélagiques, ils ont par exemple la capacité de profiter d’un type de proies dit ‘anthropogénique’, car mis à disposition par les activités humaine, les déchets de pêche. Les déchets organiques produits par les pêcheries sont constitués d’une part des abats, résidus (tripes, arrêtes, têtes par exemple) de la transformation des prises stockées et transformées à bord, et d’autre part des rejets. Les rejets sont définis comme l’ensemble des organismes marins capturés mais non gardés et donc rejetés à la mer, morts ou vivants (Kelleher, 2005). Ce sont pour la plus grande part des prises accessoires non commercialisables (faible valeur économique, en dessous de la taille de captures autorisées ou non comprises dans le quota de l’unité de pêche) victimes d’une insuffisante sélectivité des engins de pêche. Il arrive toutefois que pour libérer de la place à des prises de plus grande valeur commerciale, une partie des captures qui auraient pu être vendues soit rejetée, c’est le high-grading (Batsleer et al., 2015).
La totalité des rejets produits par les pêcheries mondiales est estimée à 10,3 millions de tonnes annuelles (Pauly and Zeller, 2016). Ils sont en majorité issus des chalutiers de fonds (Catchpole et al., 2006; Enever et al., 2007), qui rejettent jusqu’à 70% de leurs prises en fonction des espèces cibles (Kelleher, 2005). L’essentiel des organismes est rejeté mort ou mourant et représente une double perte pour leurs populations (Bellido et al., 2011). Ces individus, en dessous de la taille à maturité, ne pourront pas se reproduire, leur population est donc amputée de ces individus et des recrues qu’ils auraient produits. De plus, les données concernant les individus rejetés sont parcellaires, augmentant l’incertitude de l’évaluation des stocks et compliquant la détermination de taux d’exploitation appropriés (Condie et al., 2014). Cette pratique représente donc une perte écologique et économique sur le long terme, et par définition non durable (Bellido et al., 2011) et des efforts importants doivent amener à sa diminution jusqu’à son arrêt total (FAO, 2010). Pourtant, comme évoqué précédemment, les rejets forment une ressource subsidiaire pour de nombreuses espèces comme les oiseaux marins (Hudson and Furness, 1988; Depestele et al., 2016). La disparition de cette ressource, la troisième source de nourriture anthropogénique mondiale (Oro et al., 2013), soulève donc des inquiétudes pour les oiseaux marins (Bicknell et al., 2013) et les écosystèmes auxquels ils sont associés (Fondo et al., 2015; Veiga et al., 2016). Toutefois, l’essentiel des espèces rejetées sont moins riches en lipides que les espèces pélagiques et donc moins énergétiques pour les oiseaux marins. Chez le fou du cap (Morus capensis) par exemple, il a été montré que la consommation de rejets diminuait le taux de succès à l’envol des poussins (Grémillet et al., 2008) et affectait leur croissance, ainsi que la valeur sélective des adultes (Cohen et al., 2014). Selon l’hypothèse de la ‘malbouffe’, la consommation de ces proies anthropiques pourrait conduire à un piège écologique néfaste aux populations d’oiseaux marins sur le long terme (Grémillet et al., 2008). Cette interaction oiseaux marins-pêcheries dispose donc à ce jour d’un statut ambigu. Des études doivent être réalisées et particulièrement sur le long terme pour éclaircir les tenants et aboutissants de cette relation pour les oiseaux marins.
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Table des matières
Introduction
Les oiseaux marins, oiseaux et marins
Les oiseaux marins et la pêche minotière
Les oiseaux marins et les rejets
Les oiseaux marins et les captures accidentelles
Les oiseaux marins et l’approche écosystémique des pêches
Objectif de l’étude
Synthèse des matériels et méthodes
Le fou de Bassan
L’archipel des Sept-Îles et la population de fous de Bassan de Rouzic
Les habitats en mer des fous de Bassan de Rouzic
Détails du suivi bio-télémétrique des fous de Bassan de Rouzic
Objectifs et hypothèses
Synthèse des résultats
Suivi de la population de fous de Bassan de Rouzic
Evaluation de la dépendance aux rejets de pêche
Le comportement d’interaction avec les navires de pêche pour la consommation de rejets
Exposition des fous à la compétition et aux captures accidentelles pendant la période inter-nuptiale
Discussion générale
Implications des résultats pour la conservation des fous de Bassan des Sept-Iles
Signaux de l’environnement des fous de Rouzic et limites de notre étude
Approche écosystémique des pêches et conservation des oiseaux marins
La leçon des fous de Bassan : conclusion personnelle
Conclusion
Bibliographie
Annexe I : A toolkit to study seabird-fisheries interactions
Annexe II : No excuse to delay the discard reform – signals from seabirds
Annexe III : Approche méthodologique de l’étude du comportement d’interaction des fous de Bassan avec les pêcheries
Annexe IV : Wintering site fidelity and Northern gannet population decline