Les obstacles à la concrétisation des intentions et le rôle de la planification
Prenez quelques instants pour penser à des choses que vous avez toujours voulu faire. Vous avez pu vouloir arrêter de fumer, vous avez pu vouloir faire du sport plusieurs fois par semaine, vous avez pu décider de lire un article de psychologie sociale chaque matin. Sans doute que d’envisager ces actions a été une décision réfléchie, devant vous permettre d’atteindre des buts précis auxquels vous étiez fortement attachés (rester en bonne santé, perdre du poids, être un chercheur “in”…). Avez-vous concrétisé toutes ces décisions ? Si oui, quel est votre secret ? Auriez-vous utilisé une stratégie particulière ? Si vous n’en avez pas utilisé : bravo ! Si l’on se réfère à la littérature, vous faites partie des 46% des personnes qui ont fait ce qu’elles avaient l’intention de faire afin de satisfaire un but désiré. Nous nous intéresserons dans ce chapitre aux travaux de la psychologie sociale portant sur les comportements qualifiés de volontaires, c’est-à-dire ceux sous-tendus par une intention délibérée et consciente d’agir. Dans une première partie, il s’agira de rendre compte de manière générale des modèles dits “classiques”, spécifiant les déterminants de tels comportements volontaires.
Approche classique des déterminants des comportements volontaires : le rôle clef de la formation de l’intention
Prédire et changer les comportements des personnes est un objet de recherche important de la psychologie sociale. Les travaux initiaux se situent dans les années 40, développés en particulier par les chercheurs de l’école de Yale (e.g., Hovland, Janis, & Kelley ; 1951 ; Lasswell, 1948) dont le but était d’identifier les éléments de communication permettant de changer les attitudes des récepteurs afin de les amener à réaliser les actes souhaités par l’émetteur de la communication. Ce courant de recherche est connu sous le nom de communication persuasive. Une autre impulsion est donnée dans cette période par Lewin.
Sa célèbre recherche sur la consommation des abats réalisée auprès des ménagères (Lewin, 1947) a montré l’intérêt de donner des informations sur les bénéfices associés à ce comportement pour modifier leur attitude et les amener à prendre une décision consistante avec cette nouvelle attitude. Son étude montre aussi que le contexte dans lequel est prise la décision (en public) est décisif pour voir cette décision se traduire en action : agir sur les cognitions n’est pas suffisant pour agir sur les comportements
On peut dire que l’étude du changement comportemental s’est développée dans au moins deux voies assez cohérentes avec ces deux approches. Une voie de recherche, dans la lignée de Lewin, dans laquelle les comportements peuvent être obtenus indépendamment des attitudes des personnes. Ce sont les travaux qui posent comme levier du changement l’engagement par les actes (théories de la dissonance cognitive et de l’engagement ; Festinger, 1957 ; Kiesler, 1971, cité par Joule & Beauvois, 2014) et dans lesquels la décision prise par l’acteur, obtenue dans le cadre du cours d’action dans lequel il a été plongé par l’expérimentateur, ne constitue pas une décision “délibérée”. L’autre voie de recherche s’inscrit davantage dans la ligne des travaux sur la communication persuasive . On y étudie les comportements qualifiés de “volontaires” c’est à dire découlant d’une décision consciente et délibérée. Nous allons donner une vue générale des modèles de cette voie de recherche. Il ne s’agira pas d’entraîner le lecteur dans une description détaillée des modèles, mais de lui livrer le principe général sur lequel repose ces modèles.
Vue générale des modèles classiques
Les modèles classiques ont été établis afin de prédire la réalisation d’une large variété de comportements, tels que les comportements de consommation, d’altruisme, d’éducation, de port du préservatif, ou encore d’autopalpations mammaires…. Les modèles les plus documentés et usités sont la théorie du comportement planifié (Ajzen, 1985, 1991), la théorie de l’action raisonnée (Azjen & Fishbein, 1980 ; Fishbein & Azjen, 1975), le modèle des croyances de santé (Hochbaum, 1958 ; Rosenstock, 1974), la théorie de la motivation à la protection (Rogers, 1975, 1983), et la théorie attitude-comportement (Triandis, 1980). Le point commun de ces modèles est de poser que la probabilité de réaliser un comportement est prédite par la force de l’intention à réaliser ce comportement. Cette intention est elle-même dépendante de différents construits que ces modèles tentent d’identifier. Il s’agit de construits tels que les attitudes (i.e., degré d’évaluation favorable ou défavorable qu’une personne a du comportement concerné), le sentiment d’auto-efficacité (i.e., sentiment de capacité à réaliser le comportement), les coûts et bénéfices liés à la réalisation du comportement (i.e., conséquences positives et négatives liées à la réalisation du comportement), la vulnérabilité perçue (i.e., probabilité perçue d’être atteint par une maladie), ou le contrôle perçu du comportement (i.e., perception des ressources dont dispose l’individu pour agir, de ses propres capacités, des opportunités disponibles). On notera que certains construits sont communs à plusieurs modèles. Les coûts et bénéfices liés à réalisation du comportement se retrouvent par exemple dans le modèle des croyances de santé (Rosenstock, 1974) et la théorie de la motivation à la protection (Rogers, 1975). Pour d’autres construits, les noms diffèrent entre les modèles mais leurs significations se recoupent, comme le contrôle perçu du comportement qui se rapproche du concept d’auto-efficacité de Bandura (1982) .
Ces modèles servent de base pour mener des interventions sur le terrain. Ces dernières consistent à “agir” sur les différents construits à l’origine de l’intention, en vue de modifier cette intention et de produire le changement comportemental correspondant (e.g., Ashida, Heaney, Kmet, & Wilkins III, 2011 ; Chatzisarantis, Kamarova, Kawabata, Wang, & Hagger, 2015 ; Mehta, Sharma, & Lee, 2014 ; Moroz, 1998 ; Simon & Das, 1984). Il s’agit par exemple de donner des informations, des statistiques, des images, des anecdotes ou d’organiser des groupes de discussion en vue de rendre plus favorables les attitudes des individus à l’égard d’un comportement, d’augmenter leur sentiment d’auto-efficacité ou de contrôle perçu du comportement .
Un cas d’école : la théorie du comportement planifié, Ajzen (1985, 2011)
À titre d’illustration, nous allons exposer plus avant la théorie du comportement planifié (Ajzen, 1985, 2011) représentée dans la Figure 1. Cette théorie pose que la probabilité d’agir est prédite par la force de l’intention à réaliser les comportements. L’intention est elle-même déterminée par des variables motivationnelles que sont les attitudes, les normes subjectives (i.e., pressions sociales perçues des proches, de la famille, de la société, pour réaliser ou ne pas réaliser un comportement), et le contrôle perçu du comportement. Le contrôle perçu du comportement – s’il représente une bonne estimation du contrôle que les individus exercent réellement sur leur comportement – peut directement influencer la probabilité de réaliser le comportement. Les attitudes sont déterminées par les croyances comportementales (i.e., croyances quant au fait que le comportement aura des conséquences, combiné à la valence perçue – positive ou négative – de ces conséquences).
Les normes subjectives sont fonction des croyances normatives (i.e., croyances quant aux opinions d’autrui sur le comportement à réaliser ou à ne pas réaliser, combiné à la motivation à se conformer à ces opinions). Le contrôle perçu du comportement est fonction des croyances de contrôle (i.e., qui renvoient à la perception des facteurs qui peuvent faciliter ou entraver la réalisation du comportement, et ce à quel point ces facteurs sont perçus comme pouvant faciliter ou entraver la réalisation du comportement). Ces croyances comportementales, normatives et de contrôle varient en fonction de facteurs tels que la personnalité, l’éducation ou les connaissances.
Cette théorie est l’une des plus utilisées afin de créer des interventions ayant pour objectif de modifier les comportements (e.g., Chatzisarantis & Hagger, 2005 ; Gharlipour, Ghaffari, Hoseini, Heidarabadi, Tavassoli et al., 2015 ; Hosseini, Aghamolaei, Gharghani, & Ghanbarnejad, 2014 ; Sniehotta, 2009). Gharlipour et al. (2015) ont par exemple créé une intervention afin d’augmenter le comportement de consommation de petits déjeuners chez des adolescents. L’intervention consistait en la présentation d’informations, de posters, de séances de questions-réponses et de groupes de discussion qui donnaient entre autres des informations sur l’importance, les avantages et les désavantages de la consommation d’un petit déjeuner. Cette intervention visait à augmenter les connaissances et le contrôle perçu du comportement des adolescents, et à rendre plus favorables les attitudes et les normes subjectives afin de rendre plus favorables les intentions à consommer un petit déjeuner. Il était attendu que modifier cette intention engendrerait une modification du comportement correspondant. Les auteurs ont observé que si cette intervention a effectivement permis de rendre plus favorables les intentions des adolescents, modifier cette intention n’a pas permis de modifier les comportements (e.g., 36.7% des adolescents consommaient un petit déjeuner au moins une fois par semaine avant l’intervention, et 32.7% après l’intervention).
Les intentions prédisent-elles les comportements volontaires ?
L’origine de l’analyse du lien entre intention et comportement provient d’une revue de littérature réalisée par Wicker (1969). Ce dernier a révélé l’inconsistance du lien entre attitude et comportement. De ce constat, les chercheurs ont analysé le lien entre attitude et intention d’une part, et le lien entre intention et comportement d’autre part. Nous rapportons ici des résultats de méta-analyses produites à partir des années 1990 portant sur le lien entre intention et comportement. De nombreuses méta-analyses d’études corrélationnelles (i.e., études où la force de l’intention est mesurée à temps donné, et le comportement plus après) ont été réalisées afin de tester la force du lien entre intention et comportement (e.g., Armitage & Conner, 2001 ; Godin & Kok, 1996 ; Hagger, Chatzisarantis, & Biddle, 2002 ; Kim & Hunter, 1993 ; Milne, Sheeran, & Orbell, 2000 ; Randall & Wolff, 1994 ; Sutton, 1998 ; Tyson, Covey, & Rosenthal, 2014). Ces méta-analyses ont observé que la force du lien entre intention et comportement était de moyenne à large (.40 < r < .82) et que l’intention expliquait de 16% à 38% de la variance des comportements. Ce résultat a été confirmé par une méta-analyse de 10 méta-analyses incluant 422 études soit 82017 participants réalisée par Sheeran (2002). Ce dernier a constaté que la force du lien entre intention et comportement était large (r = .53) et que les intentions expliquent 28% de la variance des comportements. Si l’on s’intéresse à la force de la corrélation, le r observé doit être interprété comme indicateur d’une “forte” relation et laisse à penser que l’intention est un bon prédicteur des comportements. Si l’on s’intéresse maintenant au pourcentage de variance expliquée, ce pourcentage signifie que 72% de la variance des comportements est inexpliquée par l’intention, ce qui a conduit de nombreux auteurs à conclure que la relation entre intention et comportement est faible.
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Table des matières
INTRODUCTION
PARTIE THEORIQUE
Chapitre 1. Les obstacles à la concrétisation des intentions et le rôle de la planification
1. Approche classique des déterminants des comportements volontaires : le rôle clef de la formation de l’intention
1.1. Vue générale des modèles classiques
1.2. Un cas d’école : la théorie du comportement planifié, Ajzen (1985, 2011)
2. Les intentions prédisent-elles les comportements volontaires ?
3. Pourquoi les individus ne font-ils pas ce qu’ils ont décidé ?
3.1. Première étape : initier la réalisation du comportement
3.2. Deuxième étape : maintenir la réalisation du comportement
3.2.1. Le coût du comportement
3.2.2. Les changements dans la situation
3.3. Troisième étape : stopper la réalisation du comportement
3.4. Quatrième étape : Reprendre la réalisation du comportement
4. Modèles en étape : Le rôle de la planification
4.1. Phase pré-décisionnelle
4.2. Phase pré-actionnelle
4.3. Phase actionnelle
4.4. Phase post-actionnelle
Apports principaux du chapitre
Chapitre 2. Implémentation d’intention
1. Vue générale de la stratégie d’implémentation d’intention
1.1. De la planification à l’implémentation d’intention
1.2. Opérationnalisations de l’implémentation d’intention
1.3. La planification prédit-elle les comportements ?
1.3.1. Exemples d’applications
1.3.2. Résultats des méta-analyses des effets de l’implémentation d’intention
1.3.3. Pré-requis et modérateurs aux effets de l’implémentation d’intention
2. Planifier pour franchir les obstacles
2.1. Initier la réalisation du comportement
2.2. Maintenir la réalisation du comportement
2.2.1. Obstacles pour lesquels l’implémentation d’intention a montré son efficacité
2.2.2. Obstacles pour lesquels l’efficacité de l’implémentation d’intention reste à démontrer
2.2.2.1. Le coût du comportement
2.2.2.2. Les changements dans la situation
2.3. Stopper la réalisation du comportement
2.4. Reprendre la réalisation du comportement
3. Processus sous-jacents à l’efficacité de l’implémentation d’intention
3.1. Accessibilité de la situation
3.2. Automatisation de la réalisation du comportement
3.2.1. Les quatre caractéristiques de l’automaticité
3.2.2. Démonstrations complémentaires de l’automaticité
Apports principaux du chapitre
Chapitre 3. Les habitudes sont résistantes à la punition et se généralisent à différentes situations
1. Définition et construction des habitudes
1.1. Répétition
1.2. Stabilité du contexte
1.3. Renforcement
2. Les caractéristiques des habitudes et des comportements spécifiés dans des implémentations d’intention se recouvrent-elles ?
2.1. Automaticité
2.2. Accessibilité de la situation
2.3. Faible recherche d’informations
2.4. Stabilité dans le temps
2.5. Adéquation avec le but que les individus souhaitent atteindre
3. Les habitudes sont résistantes à la punition et se généralisent
3.1. Résistance à la punition
3.1.1. Résistance sur le long-terme
3.1.2. Résistance sur le court-terme
3.2. Généralisation
3.2.1. Généralisation à des situations physiquement similaires à la situation critique
3.2.1.1. Première observation
3.2.1.2. Consensus
3.2.2. Généralisation à des situations physiquement non similaires à la situation critique
Apports principaux du chapitre
CONCLUSION
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