Les normes de l’humain déployées dans les projets et dispositifs urbains et publics

À l’ouest de Lille, sur les communes de Lomme et Capinghem se situe le nouveau quartier Humanicité. Celui-ci a été créé à l’initiative de l’Université Catholique de Lille présente sur le site depuis 1977 via le Centre Hospitalier Saint-Philibert. Elle a alors, la volonté de s’impliquer dans la vie des quartiers dans lesquels elle est insérée mais aussi dans les problématiques liées à l’évolution du système de santé et de la société notamment dans la prise en compte des questions de vieillissement, d’autonomie et de handicap.

En 2001 plusieurs réflexions en parallèle ont amené les parties prenantes du projet à se rencontrer : l’Université Catholique de Lille, les collectivités territoriales de Lomme et Capinghem et la Communauté urbaine de Lille Métropole. Au départ il n’y a pas eu de commande politique mais des acteurs qui ont choisi de créer ensemble un projet en adéquation avec leurs attentes communes. L’objectif est de réaliser un quartier où sont présents tous les représentants de la société dans leur diversité et mixité y compris les personnes ayant un handicap, afin qu’ils puissent ensemble s’enrichir de leur contact mutuel. Il s’agit de créer un quartier accessible à tous, où se retrouvent des valeurs telles que le respect, l’entraide, le partage des espaces, la mutualisation des services. En adéquation avec cette démarche et pour accompagner l’émergence de l’innovation s’appuyant sur les besoins des usagers, l’Université Catholique de Lille a fait de l’ensemble du quartier un Living Lab et l’a doté d’une structure, les « Ateliers ». Les objectifs de celle-ci sont de construire un système de développement des innovations sociales autour de la question du « vivre-ensemble » et de co élaborer des réponses aux problématiques soulevées par les usagers d’Humanicité, notamment en lien avec la santé et le handicap.

La démarche Living Lab initiée sur le quartier a donné naissance à trois instances qui se coordonnent entre elles pour mener à bien les missions évoquées. Nous avons donc fait le choix d’observer et de participer à ces instances, que nous nommons dispositifs, afin de comprendre la relation entre l’explicite de ce projet utopique et l’implicite des interactions et des négociations entre les partenaires, notamment autour des prises de décisions, des modalités de délibération et de mise en œuvre. L’utopie Humanicité se révèle à travers les discours et cherche à être traduite afin de concrétiser ce quartier où la participation se veut au centre des préoccupations, initiée ou encouragée par les dispositifs. Dans le cadre de cette recherche le dispositif est à la fois le concept et la réalité dans laquelle nous nous situons en tant que chercheur appartenant à une université à l’origine du projet. Ce travail a été proposé et financé par l’Université Catholique de Lille afin d’étudier les dynamiques qui se jouent au moment même de la matérialisation de cet espace qu’elle a imaginé. Notre posture, en lien avec les relations qui s’instaurent avec le commanditaire et les décideurs est également le sujet de questionnements.

S’intéresser à un projet utopique d’urbanisme

L’innovation urbaine

Il existe plusieurs modèles de projection de la ville du futur et de la manière dont l’homme habitera celle-ci. Qu’elle soit « surveillée » par une multitude de capteurs qui viennent tout mesurer de la consommation d’eau aux déplacements à pied (Marzloff, 2009), « globale » en concentrant tous les pouvoirs économiques (Sassen, 2009), « durable » en maîtrisant son empreinte écologique (Souami, 2009), « collaborative » avec de nouveaux espaces de travail et de communication (Rallet, Torre, 2007), ou « résiliente » dans son appréhension des risques et vers une sortie du paradigme techniciste (Djament-Tran, Reghezza-Zitt, 2012). La ville de demain n’est pas uniquement un sujet d’intérêt pour la littérature ou encore un défi à relever pour les urbanistes, elle est également une anticipation des nouveaux échanges qu’elle permettra entre les hommes ou des nouvelles expériences de l’habiter qu’elle va impliquer. Sont projetées dans ces espaces urbains une vision, et parfois une idéalisation, des rapports sociaux qu’ils vont engendrer. La ville, comme construit humain, est un cadre imaginé pour protéger, humaniser un environnement hostile, organiser et permettre un développement des activités politiques, culturelles et économiques. Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé, dans leur introduction au dossier de la revue Questions de communication consacré à la ville (2014) insistent sur la dimension communicationnelle de celle-ci. Les villes rendent possible des échanges, des interactions, mais aussi des rapprochements et des séparations. On y trouve des règles de vie, des valeurs culturelles et des normes sociales qui sont toujours en mouvement grâce aux individus qui les habitent et pour reprendre leur formule : « si la communication peut se passer des villes, ces dernières ne peuvent se passer de la communication » (ibid.). Cette communication n’est pas uniquement locale, les villes sont maintenant reliées entre elles par une multitude de canaux : on peut circuler entre Paris, Londres et Berlin dans la même journée tout autant qu’en vivant à Lille, on peut s’informer en temps réel de ce qu’il se passe à New-York ou Ballina.

De nouveaux enjeux pour les SIC

La ville, c’est à la fois ce cadre matériel avec les objets physiques qui le composent, mais aussi la vie collective qui s’y trouve avec les différentes relations entre les sujets sociaux (Grafmeyer, 1994). Il y a donc deux niveaux : l’un palpable, figé, dessiné, cartographié et un autre en mouvement, habité par des citoyens qui entrent en interaction. C’est ce dernier qui nous intéresse plus particulièrement, même si dans le cadre de notre recherche il sera question de l’articulation entre ces deux ordres de réalité : quand l’urbaniste intègre dans ses plans la manière dont devront être habités les lieux et les espaces de rencontre des acteurs. C’est Henri Lefebvre (1970, cité par Marchal, Stébé, 2014) qui est l’un des premiers à interroger les transformations de la ville industrielle vers la ville urbanisée et ses frontières incertaines. Aujourd’hui on ne parle plus uniquement d’ « urbanisation » mais d’ « interconnexion », d’ « hypermobilité », dans une ère où les villes et les manières de vivre en ville influencent les rapports au travail en permettant plus de déplacement ou de « télétravailler », la manière de rencontrer l’âme sœur par géolocalisation grâce à des applications dédiées, de manger chinois, brésilien ou libanais sans quitter son quartier ou même son canapé, de penser ou de communiquer. Ces transformations sont appelées des « mutations », des « transitions » ou même des « révolutions », autant de phénomènes urbains qui amènent une complexification des problématiques liées à la ville. Ils imposent de prendre en compte les notions de temps, d’espace, de penser une méthodologie particulière, interdisciplinaire, interprofessionnelle, afin de participer à la construction d’une « théorie de l’urbain » qui intègrerait les habitants, les citoyens autant que les chercheurs, les professionnels, les décideurs, les élus et les collectivités territoriales. Cette interdisciplinarité est fondamentale pour permettre un croisement et un enrichissement des savoirs, entre les disciplines mais aussi entre théorie et pratique, sur cet objet complexe et mouvant qu’est la ville.

Les technologies de l’information et de la communication accompagnent les nouveaux modèles de ville, à la fois comme outils de mesure, à l’image de la ville « surveillée » citée précédemment, mais aussi par exemple comme dispositif sécuritaire avec le nombre croissant de villes équipées de vidéo surveillance. On peut également citer l’usage du smartphone, qui se trouve dans la poche d’une majorité de citoyens et qui les guide à travers les rues, mais qui recueille aussi des données sur leurs déplacements et leurs habitudes pour qu’ensuite des chercheurs puissent les analyser : c’est le big data. Les SIC sont également en bonne place pour s’intéresser au mouvement des digital humanities et des enjeux liés à la place des nouvelles technologies dans les mutations des lieux de transmission et de savoir (Cormerais et al., 2016). Elles ont historiquement investigué la question des usages (Jauréguiberry, Proulx, 2011) à laquelle s’ajoute maintenant une compréhension des choses, des hommes et des réseaux à l’aide de l’analyse des données. Parfois il y a également une logique projet dans ces recherches, dans laquelle on retrouve différentes méthodologies qui, fonctionnant ensemble donnent naissance à des outils, comme le précisent Cormerais et al. (2016) dans un article sur les SIC et les humanités digitales. Cette interdisciplinarité que l’on retrouve dans ces projets permet également de donner forme à un « appareillage critique qui réalise par des concepts de nouvelles modélisations, de nouvelles façons d’écrire la science et de décrire le monde ». Ils terminent en nous rappelant ce que disait déjà Bernard Miège: les SIC ont émergé dans un contexte lié à un besoin de formation. C’est aujourd’hui ce contexte que l’on retrouve également dans le mouvement des médialabs qui offrent des nouveaux espaces d’expérimentation et de formation. Il y a une évolution de la société poussée par cette « digitalisation » qui vient également modifier des pratiques. Celles-ci nous dévoilent une nouvelle manière de faire, mettant en jeu « la nouvelle praticabilité du savoir » (ibid.). Les chercheurs s’associent dorénavant aux acteurs de terrains et aux institutionnels ou privés dans ces espaces de co-élaboration des connaissances. Au-delà d’apporter un simple éclairage théorique ou une compréhension et une analyse de ce qui s’y joue, ils vont jusqu’à codévelopper eux-mêmes des outils avec et pour des populations.

Dans le même temps la communication apparait comme l’outil de la gouvernance urbaine au service du développement des territoires et du marketing urbain. On la retrouve autant dans les plans de mise en place d’une participation citoyenne que dans la gestion des grands ensembles urbains. Pierre Hamel (2014) a interrogé les enjeux de la communication entre les acteurs qui font la ville : des habitants aux décideurs politiques et institutionnels. Il montre l’urgence d’une prise en compte des transformations urbaines telles que la place des technologies de l’information et de la communication, la « connectivité sociale » ou l’évolution des relations entre les institutions publiques et le secteur privé.

Les chercheurs des différentes disciplines qui s’intéressent à la ville, ont créé des lieux d’échange interdisciplinaires comme la série de colloques « HyperUrbain » qui propose de réfléchir collectivement à la ville en devenir en termes communicationnels, artistiques, culturels ou des séminaires de recherche, comme les séminaires INSITU, proposés par le Centre Interdisciplinaire d’Etudes urbaines du LISST et le Laboratoire de Recherche en Architecture de Toulouse. L’approche des Sciences de l’Information et de la Communication se fait à travers des questionnements autour de la ville et des sens (Mons, 2013), autour l’usage des nouvelles technologies de l’information comme nous venons de le voir, autour des NTIC, de l’art et de la ville, en interrogeant par exemple le rôle des smartphones dans l’expérience de l’environnement urbain à travers la pratique de la photo (Bursztyn, Bartholo, Zreik, 2016). Les chercheurs en information-communication analysent le traitement médiatique des minorités habitant les banlieues (Dalibert, 2014), notamment au regard des questions de « race » et de « genre » ; l’urbanisation de la pauvreté et les phénomènes d’exclusion (Damon, 2014), et plus proche de nos interrogations, la participation des citoyens aux affaires urbaines (Hamel, 2014) notamment en s’intéressant aux conflits et au cadre de l’action dans lequel se joue la participation. La thèse de Sylvie Bourdin (1996) quant à elle, traite de la naissance du projet urbain de Sophia Antipolis et de sa « construction imaginaire » en analysant le discours médiatique ainsi que les multiples récits de « l’innovation en train de se faire ». Tout comme Humanicité, cette technopole résulte des interactions des acteurs humains qui ont, à travers des stratégies discursives, pu passer du dire au faire, de l’utopie à sa traduction. Le succès de cette innovation urbaine y est envisagé comme résultant de la rencontre d’un grand nombre d’acteurs humains et non-humains aux stratégies propres. D’autres projets urbains ont également fait l’objet de travaux de doctorat, tel que le quartier de l’Amphithéâtre à Metz par Smail Khainnar qui questionne le rôle joué par la communication dans l’élaboration de ce projet notamment à travers les logiques d’acteurs.

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Table des matières

Introduction
Chapitre I – S’intéresser à un projet utopique d’urbanisme
1. L’innovation urbaine
1.1 De nouveaux enjeux pour les SIC
1.2 Handicap et ville
1.3 Lorsque le chercheur accompagne l’innovation urbaine
2. Les normes de l’humain déployées dans les projets et dispositifs urbains et publics
2.1 La grande variété des dispositifs urbains
2.2 Un projet normatif
3. L’utopie, ce « lieu où j’aurais un corps sans corps »
3.1 Le projet d’une autre société
3.2 L’espace autre ou l’hétérotopie de Michel Foucault
Chapitre II – La participation comme fondement d’un projet de ville utopique
1. Communication et participation
1.1 Ce réseau que compose l’espace public
1.2 S’inscrire dans des réseaux qui créent la ville
1.3 De la participation citoyenne à la participation sociale
2. Modélisations de la participation citoyenne
2.1 L’organisation de la participation dans les quartiers d’habitat social
2.2 Le modèle de Maryse Bresson
2.3 L’échelle de Sherri Arnstein
2.4 Notre modèle
3. Participation institutionnalisée et gouvernementalité
3.1 Une gouvernance sans gouvernement
3.2 Gouvernementalité
4. Organiser la participation dans un contexte « utopique »
4.1 Un projet utopique
4.2 Donner vie à l’utopie grâce à l’aide d’un Living Lab
4.3 Les dispositifs
4.4 Ce que nous nommons l’hétérotopie
5. Théorie de l’acteur-réseau et controverses
5.1 Où se situe le pouvoir ?
5.2 La place des objets
5.3 Partir des controverses.
Chapitre III – Terrain et méthodes
1. Humanicité, un « nouveau quartier de ville et de vie »
1.1 Un espace particulier
1.2 L’Accueil Marthe et Marie
1.3 Les Ateliers
1.4 Les différents groupes
2. Croisement des méthodes
2.1 Le choix d’une démarche compréhensive
2.2 Les entretiens exploratoires
2.3 L’observation-participante
2.4 Le focus group
2.5 Le questionnaire
2.6 La séance de restitution
3. La place du chercheur
Chapitre IV – Raconter, habiter et vivre-ensemble
1. Les commerces et l’alimentation
1.1 Des lieux de rencontre
1.2 Une préoccupation principale de santé
1.3 Le food truck
2. Organiser la ville
2.1 Revoir les plans
2.2 Faire respecter les consignes
2.3 Donner du sens à la ville
3. Organiser le Living Lab, s’arranger, faire équipe
3.1 Tenter de se définir
3.2 Travailler ensemble
3.3 La personne fragile
Chapitre V – De l’utopie à l’hétérotopie
1. Des plans au chantier : la matérialisation d’un espace utopique
1.1 Faire parler l’inexistant
1.2 S’appuyer sur le temps présent
1.3 Les traces laissées par les objets
2. Gouverner par l’utopie
2.1 Gouvernance et gouvernementalité à Humanicité
2.2 Les conditions de la participation
2.3 La place des usagers dans le Living Lab Humanicité
3. « L’insertion dans notre société des personnes les plus fragiles »
3.1 Réduire les absents
3.2 La fabrique de l’autonomie
3.1 Les normes de l’humain dans l’utopie Humanicité
Conclusion

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