Les nordestins à são paulo : un thème de la littérature orale 

La création de l’identité par sa culture

Afin de définir ce qui caractérise l’identité nordestine ayant au passage l’effet d’attester de son existence, les « créateurs du Nordeste » vont construire un répertoire d’expressions culturelles typiquement régionales. Le Nordeste, alors délimité dans un premier temps par ses caractéristiques naturelles, va se définir par sa culture. Il faut comprendre qu’une fois la République proclamée, il faut repenser le Brésil. Du peuple naît la République et de celle-ci la Nation. Il s’opère à cette époque une définition du « peuple brésilien » et de ses caractéristiques. C’est à partir de ce moment-là que s’articule la réflexion entre culture nationale et culture populaire.
Nous voulons montrer dans ce dernier chapitre que l’identité nordestine s’est construite en parallèle à celle de la culture populaire : « La fabrication de la culture nordestine est un des chapitres de l’histoire de la fabrication du folklore et de la culture populaire ». Au début du XXe siècle, le courant régionaliste, continue l’idée du nationalisme par la valorisation des particularités nationales élaborée par le romantisme du XIXe siècle. Le régionalisme est marqué par le caractère nostalgique d’une époque révolue : celle de l’engenhos et de la culture du sucre de canne. D’autre part, il s’agit, selon eux, de comprendre ce qui se passe au niveau régional pour le transplanter au niveau national. Pour cela, il faut comprendre le peuple car celui-ci est l’essence de la nationalité brésilienne. C’est pourquoi à cette époque s’installe l’idée qu’être patriotique, c’est être proche du peuple et c’est le comprendre. C’est à cette même période que s’élabore conjointement le prérequis que ce qui vient du peuple est populaire. C’est pourquoi valoriser la culture du peuple et donc la culture populaire, c’est valoriser la culture brésilienne.
L’ingéniosité de G. Freyre va résider dans le fait qu’en démontrant que le peuple nordestinest le plus brésilien, ce sera la culture nordestine la plus brésilienne. « le Brésil c’est ça : combinaison, fusion, mélange. Et le Nordeste est peut être la principale cuve où se voit à l’oeuvre ces combinaisons, cette fusion, ce mélange de sang et de valeurs qui bouent encore »45. Par ce procédé, il utilise le nationalisme de l’époque à son profit afin de prouver que le savoir du peuple nordestin et par conséquent la culture populaire de la région est la plus brésilienne en identifiant le Nordeste comme le lieu de la brésiliennité et la culture populaire comme inspiration de la nationalité.
A travers cette extrait, nous voyons comment il mélange les notions de culture, peuple, région, Nordeste, national, culte et populaire.
En interrogeant la formation de l’identité nordestine, nous avons cherché à analyser également la formation du discours national populaire du 20e siècle. C’est-à-dire qu’en étudiant ce processus de régionalisation, nous examinons le processus dans lequel la cantoria puis la littérature de cordel se sont inscrites comme manifestation d’une culture dite populaire. Cela signifie : comprendre comment cette culture est associée à cette région et aux images/discours qui lui sont greffés. Dans ce cas, peut-on déduire qu’au même titre qu’on amalgame la culture nordestine à la culture populaire, on associe également la cantoria et la littérature de cordel à la culture populaire ?
Pour conclure cette première partie, nous ferons référence au livre de Durval Muniz de Albuquerque Júnior « A feira dos mitos. A fabricação do folclore e da cultura popular (Nordeste 1920-1950) » qui reprend le concept du mythe sous le sens de Roland Barthes pour comprendre la construction de la culture nordestine : « Le mythe est une parole. […] Le mythe indépendamment du contenu qu’il véhicule, n’est pas le message qu’il transmet qui devient mythique, mais la manière dont il est proféré, c’est la forme de son discours. […] Le mythe est une des formes de transformer la réalité en discours. »Il nous explique que qu’il émerge à partir de la fin du 19e siècle, une « mythologie culturelle », qui recouvre plusieurs formes (musique, danse, nourriture, littérature, chant…) qui ont pour fonction de décrire ce que serait l’essence de la culture nordestine.
Nous chercherons dans les deux prochaines parties à montrer comment et pourquoi la cantoria et la littérature de cordel sont des formes d’expression de la « mythologie » nordestine et comment les artistes nordestins se font les portes voix de celles-ci reprenant les images et figures symboliques du Nordeste dans leurs oeuvres. Nous observerons également les adaptations des deux expressions poétiques tant dans la forme que dans le fond au fil des décennies, démontrant ainsi que la poésie dite populaire est loin d’être une expression culturelle traditionnaliste.

La Cantoria et la Littérature de Cordel

Les premières études réalisées sur la cantoria ont été réalisées par des personnalités du courant régionaliste du Nordeste et folkloriste à la fin du XIXe siècle et début du XXe siècle, tels que : Silvio Romero, Jose Rodrigues de Carvalho, Leonardo Mota et Gustavo Barroso pour ne nommer que les auteurs principaux. Ces études sont motivées entre autre par le projet de Nation qui s’opère à l’époque et la recherche des particularités culturelles du pays. Derrière la recherche de l’authentique pour caractériser la culture brésilienne, il y a également la volonté plus ou moins consciente de la préservation des traditions. Ce qui va avoir comme conséquence ce que Marco Haurelio, poète cordelista et écrivain, nomme la « tentative de fossilisation de l’activité éditoriale et d’une croisade entreprise contre la décaractérisation du cordel ». Les études folkloristes vont se poursuivre avec Luís da Camara Cascudo. Dans les années 1960 à 1980, la réflexion sur la culture populaire a évolué et n’est plus aussi romantique ; néanmoins l’idée de préserver-ce-qui-est-en-train-dedisparaître motive clairement les études de la Fundação da Casa Rui Barbosa menées par
Ivan Cavalcanti Proença et Manuel Diégues Júnior, et du côté de la recherche française par Raymond Cantel.
Un autre point intéressant à mettre en exergue est que ces études folkloristes du tournant du 19e au 20e siècle se sont déroulées principalement dans la région du Nordeste et ont pris comme objet d’étude le cancioneiro ou cantador afin de présenter la vie caractéristique du peuple brésilien : « le folklore fait le portrait des peuples dans toutes ses manifestations. Surtout dans la poésie ».
Une des hypothèses de notre étude concerne le rôle joué par le cantador et l’évolution de son discours à mesure que les recherches littéraires s’effectuent sur la cantoria puis sur la littérature de cordel. Un exemple parlant et pionnier est l’anthologie de cordéis «Cantadorese poetas populares » (1929) écrit et publié par Francisco das Chagas Batista, lui-même poète et propriétaire de la maison d’édition au titre explicite « Popular Editora ». Dans l’introduction de son livre, F. das Chagas Batista pour présenter son oeuvre, utilise à son tour les termes « Anthologie régionale », « poètes populaires du Nordeste ». Il informe le lecteur que « De la lecture vaillante des études sur notre folklore, il m’est venu l’idée de publier ce livre ». Pour argumenter notre propos, nous reprenons l’idée de D. Muniz de Albuquerque Júnior développée dans « A feira dos mitos ». Selon lui, F. das Chagas Batista va favoriser et consolider l’émergence d’une identité nordestine et les caractéristiques qui lui sont associées et qui sont représentées dans la poésie dite populaire. Le poète devient, en plus d’un médiateur entre le peuple et les chercheurs, un articulateur culturel qui favorise l’émergence d’un marché culturel conceptualisé par le folklorisme.Toutefois, comme nous le fait remarquer M. Haurelio, il permet également à la littérature de cordel de gagner en visibilité, de s’inscrire comme un genre littéraire ayant une activité éditoriale qui se distingue de la cantoria.
Cet exemple nous permet de nous interroger sur l’influence du mouvement régionaliste et du folklorisme sur les moyens rhétoriques et commerciaux des poètes et/ou éditeurs de la littérature de cordel. Nous imaginons que les images traditionnelles associées au concept du Nordeste ont trouvé un relais et un support dans la littérature orale afin de continuer à décrire la culture de la région comme populaire et folklorique. En adhérant au discours traditionnaliste, les poètes viennent confirmer le travail de recherche de la fin XIXe et début XXe siècle. Pourtant, l’univers et ses personnages décrits dans le repente et la littérature de cordel reflètent bien une réalité présente dans le quotidien de la population ; c’est une des raisons pour laquelle ces deux formes d’expressions poétiques remportent l’adhésion et l’admiration du public. Ce que nous cherchons à démontrer, est que nous supposons que la poésie constitue un terreau fertile sur lequel il était facile d’élaborer un discours traditionnaliste dont ses deux principaux arguments étaient que, d’une part, la véritable culture nationale émane du peuple, c’est pourquoi il la nomme populaire, et que, d’autre part, une préservation de celle-ci était essentielle car elle était amenée à disparaître avec le développement de l’industrie et l’expansion de l’urbanisation.
Notre étude interroge la construction de l’identité nordestine présente dans la poésie des poètes nordestins vivant à São Paulo. Aussi, il ne s’agit pas à proprement parler d’une étude sur le repente et la littérature de cordel mais sur une thématique précise abordée dans la poésie. Partant de ce postulat, nous reviendrons brièvement sur l’élaboration de la littérature orale brésilienne et sur son installation à São Paulo à travers l’arrivée des nordestins à partir du début du 20e siècle. Nous poursuivrons en abordant les lieux et le public amateur de la poésie nordestine dans la ville paulistaine. Avant de présenter les oeuvres choisies pour l’étude, nous ferons la distinction puis la description des deux formes poétiques. Nous terminerons enfin par la question du rôle du poète vis-à-vis de la communauté nordestine et la fonction jouée par la poésie sur celle-ci.

Les origines, influences et territoires de la poésie

Les origines

De nombreuses études réalisées sur la littérature de cordel sont d’accord pour affirmer que celle-ci trouve son origine dans la culture populaire portugaise de l’époque de la colonisation. Elle fut notamment étudiée par Teófilo Braga dans son oeuvre « Poética histórica Portuguesa » (1895).
Même s’il est important de rappeler l’origine de la littérature de cordel, ce qui nous intéresse dans notre recherche et qui nous semble pertinent est de comprendre comment le territoire brésilien et plus exactement celui du Nordeste va se l’approprier et créer à partir de la pratique littéraire ibérique sa propre expression poétique et lyrique. Elle va gagner en diversité dans les règles, dans son imaginaire. Son format s’est adapté à la fois aux contraintes et aux opportunités des époques, jusqu’à définir les actuels critères officiels pour les définitions de la littérature de cordel et du repente.
C’est en effet pendant le Moyen-Âge que la tradition des contes, histoires et légendes racontés en vers ou en prose et accompagnés d’un instrument trouve son ampleur. Les troubadours ont pour rôle, en plus de divertir la cour, d’informer également le peuple dans les lieux publics. Il mélange à la fois faits réels et mystérieux contant les aventures des croisades peuplées de chevaliers et de barbares. C’est une époque également superstitieuse, puritaine et fataliste, où se mélange monstres, sorcières, princesses, austérité religieuse et destinée. Et c’est pourquo

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