Le cinéma afro-américain : une lutte à la fois pour l’authenticité de la représentation et pour l’empreinte d’une communauté
Avant que le célèbre Naissance d’une nation (1915) de D. W. Griffith n’engendre une quelconque réaction de la communauté noire et de ses partisans, il faut savoir que des éléments auguraient de la création du cinéma noir en Amérique. Le Black Minstrel Show ou le Black Vaudeville (de la fin du 19e siècle aux années 1930) – théâtre d’acteurs noirs basé sur le modèle blanc et reprenant parfois le Blackface – a mis en avant des artistes noirs, ce qui a peut-être favorisé l’arrivée de vrais Noirs à Hollywood. Sorti dès 1912, The Railroad Porter (William D. Foster), avec son réalisateur noir et son casting entièrement noir, apparaît véritablement comme le premier film afro-américain de l’histoire. Ces exemples de divertissements montrent que des artistes noirs se sont très tôt intéressés et investis avec un certain succès dans le domaine des arts du spectacle. Ce sont pourtant les images peu flatteuses qui apparaissent de façon récurrente dans nombre de classiques hollywoodiens. Quand il ne s’agit pas des stéréotypes de base du Minstrel Show déjà mentionnés, l’image de l’Homme noir est des plus avilissantes. Dans le film de Griffith, la vilenie, la soif de pouvoir et un appétit sexuel démesuré sont les traits marquants des personnages de couleur. Dans cette production, le personnage n’est plus déclencheur du rire ou objet de moquerie mais participe d’un portrait monstrueux de l’Homme noir ou métis (le personnage est dépeint presque littéralement comme un monstre : un être sauvage et brutale, sans foi ni loi, cherchant à abuser, notamment sexuellement, la population blanche). La controverse qu’engendre le film de Griffith accélère manifestement l’émergence d’un cinéma noir encore frêle. A cette époque, des Afro-Américains créent leurs propres studios pour, d’une part, porter à l’écran une image de l’Homme noir plus proche de la réalité et, d’autre part, toucher et satisfaire le public noir à la recherche de modèles cinématographiques. Les frères Johnson fondent ainsi la Lincoln Motion Picture Company en 1915. Parmi leurs productions, des films tels que The Realization of a Negro’s Ambition (1916), The Trooper of Troop K (1917) ou Naissance d’une race (1918) « montrent des entités absentes de l’écran jusqu’alors » : des soldats, des familles, des héros afroaméricains . Mais c’est le très productif Afro-Américain Oscar Micheaux que l’histoire retient essentiellement comme « père des cinéastes noirs ». Son travail marque une ère de réflexions sur l’image du Noir présentée au public et de dénonciation des préjudices causés aux Noirs par les Blancs. Within Our Gates (1920), notamment, à travers l’histoire de Lydia Landry – une jeune institutrice métisse à la recherche de soutien financier pour sauver l’école pour enfants noirs dans laquelle elle travaille – dénonce les injustices subies par les Noirs dans les états du sud telles le faible accès à l’éducation, le lynchage, l’exploitation économique, le viol de femmes noires par des hommes blancs. Mais il encourage également l’entre-aide inter-communautaire (ici, par la tolérance de la philanthropique Mrs. Warwick).
L’avancée majeure qui découle de ces productions est la visibilité et la représentativité du corps noir. C’est une révolution qui s’opère grâce à ce type d’œuvre puisque les cinéastes noirs donnent à voir une autre image du Noir et un autre point de vue que ceux habituellement proposés. Les réalisateurs passent principalement par la production indépendante pour bénéficier de plus de liberté. Les inégalités sociales et économiques constituent de vrais handicaps bien que le cinéma afro-américain résiste, et ce, notamment, grâce à la lutte pour les droits civiques aux États-Unis. Sans l’appui technique et financier des grands studios déjà installés et expérimentés, les productions noires souffrent de plusieurs maux qui impactent la qualité du film : nombre de prises de vue limité, mauvaises conditions de tournage, matériel d’enregistrement de mauvaise facture (d’où le nombre restreint d’œuvres parvenues jusqu’à nous).
Les conditions économiques défavorables ont finalement raison de l’indépendance financière de cinéastes emblématiques tels que Micheaux qui sont contraints de collaborer avec des producteurs blancs. Et une conséquence de cette collaboration est sans doute une perte (au moins) partielle de contrôle de l’image du Noir. Les Noirs sont à nouveau cantonnés dans des rôles stéréotypés mais réussissent à apposer une marque et à se faire un nom dans la profession. De grandes stars du cinéma américain comme Lincoln Perry (Stepin Fetchit), Hattie McDaniel, Dorothy Dandridge ou Sidney Poitier ont gagné en notoriété en incarnant à différentes périodes des personnages plus ou moins porteurs de caractères stéréotypés (le sot, la nounou, la mulâtresse, le Tom). Certains des réalisateurs blancs qui dirigent ces acteurs, semblent vraiment s’intéresser aux problèmes liés au racisme. Cependant, beaucoup d’autres reprennent les lieux communs ou n’accordent que des rôles mineurs aux acteurs et actrices de couleur. Cette attitude ne reste pas sans conséquence. Dans les années 1970, la Blaxploitation se démarque par une surexposition cinématographique des Noirs alors que l’hégémonie blanche reste bien réelle.
Le terme « Blaxploitation », formé à partir des mots « black » (noir) et « exploitation», désigne littéralement l’exploitation (de l’image) du Noir et résume autant les difficultés que les victoires des artisans de l’émergence d’une production cinématographique noire. La Blaxploitation est, semble-t-il, à ce jour l’action la plus remarquable des Afro-Américains pour contrôler et promouvoir leur image sur grand écran. Cette ère cinématographique se construit, dans un premier temps, grâce à des réalisateurs de couleur (Gordon Parks, Melvin Van Peebles, etc.) qui se mettent à porter à l’écran un nouveau type de personnage : un Noir – défait des traditionnels stéréotypes qui collent à sa (couleur de) peau – endossant le rôle du héros victorieux et conquérant, parfois justicier. L’homme noir est décrit comme fort, viril, courageux et avide de revanche raciale et sociale. Un nouveau stéréotype ? La question se pose. Quoiqu’il en soit, la formule fait recette : des films tels que Sweet Sweetback’s Baadasssss Song (1971), Shaft (1972), Black Caesar (1972) ou Claudine (1974), réalisés par des cinéastes noirs et portés par des castings majoritairement noirs, drainent les foules de cinéphiles noirs. Cette popularité un temps immense auprès des membres de la communauté noire témoigne du besoin criant de modèles cinématographiques à leur image et de revanche face aux inégalités subies par les AfroAméricains. Récupéré par les réalisateurs blancs peu enclins à traiter en profondeur les sujets touchant les Noirs américains, le phénomène s’essouffle à la fin de la décennie. Il permet cependant au cinéma noir de gagner en légitimité.
L’identité noire dans le cinéma américain de nos jours : un équilibre trouvé ?
Le Noir n’a eu de cesse de continuer à se faire une place dans l’industrie cinématographique américaine depuis le début du 20e siècle. Cette lutte se concrétise, notamment sur la période des années 80 à nos jours, par la présence croissante d’AfroAméricains parmi les têtes d’affiche de films à gros budget et, conséquemment pour la plupart, des films à succès. Dans les années 80-90, les carrières d’actrices et d’acteurs noirs sont lancées grâce à des genres cinématographiques tels le buddy movie biracial, le film policier, la comédie, le drame, le film historique ou encore le biopic.
Le buddy movie ou « film de copains » (traduction littérale) est un genre cinématographique mettant généralement en scène deux hommes que certaines caractéristiques (caractère, milieu social, profession, etc.) opposent mais qui finissent par s’accorder dans un but commun. Dans les années 80, ces films – généralement des films policiers – présentent la coopération, voire l’amitié, s’établissant entre un Afro-Américain et un Blanc, d’où la mention « biracial ». Leur alliance sert tout d’abord à défendre la justice et les valeurs américaines (le but commun). La cassure avec le passé est flagrante puisque ces productions mettent en scène des acteurs noirs et des acteurs blancs qui se partagent l’affiche de façon apparemment équitable. Cette initiative d’Hollywood semble avoir pour but d’attirer et réunir des spectateurs issus des deux communautés et se solde par une meilleure rentabilité. 48 heures (Walter Hills, 1982) avec Nick Nolte et Eddie Murphy ou encore les quatre épisodes de L’arme fatale (Richard Donner, 1987-1989-1992-1998) avec Mel Gibson et Danny Glover en sont des exemples.
Le flic de Beverly Hills (Martin Brest, 1984), qui allie comédie policière et comédie, est un exemple marquant du succès de l’acteur Eddie Murphy. Cette production met en scène un policier noir (Axel Foley) travaillant dans des quartiers malfamés de Détroit qui, pour les besoins d’une enquête, se retrouve dans les beaux quartiers de Los Angeles, à Beverly Hills. La différence socio-économique est criante et crée un malaise qui se dissipe à mesure que l’intrigue se déroule pour se finaliser par une coopération fructueuse entre le policier noir des « bas-fonds » et les fonctionnaires blancs des quartiers aisés. Révélée en 1985 dans le drame de Steven Spielberg La couleur pourpre, l’actrice Whoopi Goldberg tient la tête d’affiche de la comédie Sister Act (Emile Ardolino, 1992). Elle y interprète Deloris Van Cartier, une chanteuse de cabaret noire, témoin-clé d’un crime, que la police cache dans un couvent de nonnes blanches à San Francisco. Dans les trois films cités ici, l’intrigue et les personnages présentent des similitudes :
– le Blanc a une position plus avantageuse : dans Le flic de Beverly Hills, les policiers blancs veillent sur les beaux quartiers, les noirs sur une zone moins favorisée ; dans Sister Act, la différence d’éducation et de respectabilité est palpable entre les nonnes et la chanteuse de cabaret ; le policier blanc de L’arme fatale est plus séduisant, plus jeune, plus vif, plus réactif et plus perspicace que son coéquipier noir
– le Noir est plongé dans la communauté blanche : il est presque coupé de sa propre communauté (quartiers huppés blancs de Beverly Hills ; couvent de nones blanches)
– sous la forme d’allusion ou de remarques innocentes, l’Afro-Américain évoque les inégalités et injustices dont les Noirs sont encore victimes
– le personnage noir déclenche souvent le rire (soit à dessein, soit à ses dépens) par son attitude, ses réparties ou les mésaventures qui lui arrivent mais aussi du fait du décalage existant entre communautés.
Ces productions donnent des Afro-Américains une image de boute-en-train ou de tête de Turc, mais dans les films historiques et les biopics, la représentation est plus sérieuse. Dans ces deux dernières catégories, les Noir évoluent dans une réalité plus plausible. Ces films sont inspirés de faits réels comme dans Glory (Edward Zwick, 1989) et Amistad (Steven Spielberg, 1997) ou traitent de la vie de personnalités ayant véritablement existé comme dans Malcolm X (Spike Lee, 1992). Peut-être dû au fait d’avoir trait à l’histoire et à l’existence de personnes ayant réellement vécu, l’image du Noir semble là moins caricaturale et plus authentique. Les comportements et les émotions sont empreints de normalité, d’exemplarité et d’une certaine fierté d’être noir.
Les années 1990 et les années 2000 sont, elles, marquées par l’émergence d’une nouvelle vague de jeunes réalisateurs noirs – Spike Lee, John Singleton, Antoine de Fuqua, Tyler Perry, Lee Daniels – dont le travail est salué par la critique et le public. La plupart de leurs œuvres traitent des réalités et du ressenti d’Afro-Américains. Parallèlement, au niveau des acteurs à Hollywood, cette période confirme ou révèle des talents comme Morgan Freeman, Denzel Washington, Wesley Snipes, Samuel L. Jackson, Will Smith, Jamie Foxx, Halle Berry, Forrest Whitaker, etc.
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Table des matières
Introduction
I – Rencontre avec le sujet
1. Exposé des motifs
2. Thématique
3. État des lieux
II – Problématique, hypothèses et objectifs
Problématique
Hypothèses
Objectifs
III – Méthodologie et outillage conceptuel
1. Méthodologie
2. Outillage conceptuel
IV – Résultats et perspectives
Conclusion
V – Bibliographie
VI – Annexes