Le 7 décembre 2002, les premiers résultats de KamLAND résonnent dans les couloirs du Gran Sasso où je me trouve pour l’installation du détecteur Borexino : après 140 jours de prises de données, l’équipe KamLAND annonce avoir observé une réduction du flux de neutrinos compatible avec la région dite LMA des paramètres d’oscillations ! Il s’agit d’un résultat majeur dans la physique des neutrinos qui vient clore un chapitre. Ce résultat important affine celui annoncé six mois auparavant par l’équipe canadienne de SNO. Celle-ci a mis en évidence l’oscillation des neutrinos électron émis par le Soleil et montré qu’ils oscillaient au profit des neutrinos muon ou tau. Il faut dire que l’année 2002 fut riche en résultats, tant pour les physiciens des particules que pour le grand public, comme en témoigne le prix Nobel de physique attribué aux travaux de Raymond Davis Jr (de l’expérience Homestake) et Masatoshi Koshiba (de l’expérience Kamiokande) .
Dans la lignée de ces résultats importants, Borexino est l’expérience grâce à laquelle la « détection en temps réel » des neutrinos solaires de la raie du 7Be à 862keV se fera pour la première fois. Rappelons que toutes les expériences de neutrinos solaires menées jusqu’à présent, n’offraient pas la possibilité d’effectuer conjointement une mesure du taux de neutrinos de basse énergie et une étude de sa variation temporelle. Qui plus est, le taux journalier attendu de neutrinos du 7Be est élevé, assurant ainsi une grande statistique : on attend environ 45 événements par jour dans le cadre du Modèle Standard du Soleil, à 12 événements par jour dans le cas d’une conversion complète de neutrinos.
Les neutrinos : rappels de phénoménologie
Imaginé par W. Pauli dès 1930 pour assurer la conservation de l’énergie lors des processus de désintégration β, le neutrino n’a été découvert par F. Reines et C.L. Cowan que 25 ans plus tard. De charge électrique nulle, de masse infime et de spin 1/2, le neutrino, par sa faible interaction avec la matière, ne laisse que très peu de « trace » lors de son passage dans les détecteurs. Cependant depuis son introduction, au départ hypothétique, et malgré la difficulté de sa détection, cette particule n’a eu de cesse de stimuler la curiosité des physiciens expérimentateurs et théoriciens. La figure 1.1 illustre cet état de fait: en 1980, environ 400 articles de physique contenant le mot « neutrino » dans leur titre ont été répertoriés contre environ 1400 en 2001. C’est au travers de l’ensemble de ces parutions, que le formalisme des neutrinos a acquis une formulation qui lui est propre. C’est ainsi que des concepts tels que « longueur d’oscillation », « effet MSW », « différence de masse carrée », « neutrino solaire », « neutrino atmosphérique » ou encore « hiérarchie de masse » sont aujourd’hui communément utilisés par les physiciens des neutrinos. Nous leur consacrons une partie de ce chapitre. Nous aborderons en particulier les oscillations de neutrinos dans le vide et dans la matière, à deux et trois familles de neutrinos. Ce mécanisme est en effet le plus adapté pour expliquer les déficits en neutrinos constatés entreautre auprès des expériences de neutrinos solaires.
Les neutrinos du Modèle Standard
Le Modèle Standard de la physique des particules est un cadre théorique permettant de décrire les particules élémentaires et trois de leurs interactions fondamentales: électromagnétique, faible et forte. Les interactions électromagnétique et faible étant unifiées, on parle alors d’interaction électrofaible. Le Modèle Standard contient deux interactions distinctes: l’interaction forte décrite par QCD et l’interaction électrofaible. C’est une théorie invariante sous le groupe de jauge SU(3)C ⊗ SU(2)L ⊗ U(1)Y, produit de trois groupes de symétries, chacun associé à une interaction :
– le groupe SU(3)C est le groupe de symétrie associé à l’interaction forte; « C » est le nombre quantique de couleur (chaque quark porte une unique couleur parmi trois différentes);
– le groupe SU(2)L ⊗ U(1)Y décrit les interactions électrofaibles. Pour tenir compte de la violation de la parité dans l’interaction faible, les composantes de chiralité gauche des leptons appartiennent à des doublets d’isospin faible du groupe SU(2)L et les composantes « droites » à des singulets. Pour inclure l’interaction électromagnétique on a besoin du groupe U(1) dont le générateur est l’hypercharge Y.
Dans ce cadre, le neutrino est une particule possédant les propriétés suivantes:
– spin 1/2 ;
– masse nulle ;
– charge électrique nulle ;
– hélicité négative (ou gauche) pour les neutrinos, et positive (ou droite) pour les antineutrinos;
– nombre quantique leptonique spécifique électron, muon ou tau. On parlera ainsi de neutrinoélectron, neutrino-muon et neutrino-tau notés respectivement νe, νµ et ντ.
Il est à noter que le Modèle Standard ne fait aucune prédiction sur la valeur des masses des fermions. Dans la première version de ce modèle, l’invariance de jauge imposait aux bosons médiateurs des interactions d’être de masse nulle, et il était alors impossible d’attribuer une masse aux fermions. Pour pallier à ce problème une nouvelle particule (non encore observée) de spin 0 a été introduite : le boson de Higgs. Les interactions entre les fermions de masse nulle et le boson de Higgs donneraient alors une masse à ces fermions. Seul les neutrinos « gauche » interagissent, de masses extrêmement faibles par rapport aux autres particules (est ce là la signature de phénomènes dépassant le Modèle Standard?), le neutrino est la seule particule neutre de la famille des fermions. L’apparente similitude des neutrinos avec le secteur des quarks (même nombre de familles et même nombre de particules), fait des neutrinos un domaine très actif de la physique des particules.
Contraintes sur le nombre de familles de neutrinos
C’est au LEP, Large Electron Positron Collider, du CERN avec les expériences ALEPH, DELPHI, L3 et OPAL, que la largeur totale de désintégration du Z0 , ΓZ, a été mesurée. Cette largeur dépend directement du nombre de canaux de désintégrations possibles. En observant les produits du Z0 à différentes énergies, et en connaissant la contribution de l’ensemble des canaux de désintégrations, il est possible de déterminer le nombre de familles de neutrinos. Trois canaux de désintégrations sont prévus: un canal de désintégration de type leptonique (e +e− → µ +µ−, par exemple), un canal de désintégration hadronique (e +e− → hadrons) et une contribution dite « invisible » (de largeur de désintégration Γν), obtenue après soustraction de tous les canaux identifiables et interprétée comme la contribution en neutrinos.
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Table des matières
INTRODUCTION
Partie I
1 Les neutrinos : rappels de phénoménologie
1.1 Les neutrinos du Modèle Standard
1.2 Contraintes sur le nombre de familles de neutrinos
1.3 Contraintes sur les masses des neutrinos
1.3.1 Mesures directes
1.3.2 Limites astrophysiques et cosmologiques
1.4 Physique des oscillations
1.4.1 Oscillation dans le vide
1.4.2 Oscillation à trois neutrinos
1.5 Oscillations dans la matière à densité constante
2 Les sources de neutrinos et les résultats des expériences associées
2.1 Les neutrinos solaires et les expériences associées
2.1.1 Mécanismes de production des neutrinos dans le Soleil
2.1.2 Énoncé du problème des neutrinos solaires
2.1.3 Les expériences Kamiokande et SuperKamiokande
2.1.4 Une solution aux problèmes: l’expérience SNO
2.2 Neutrinos de réacteurs nucléaires: l’expérience KamLAND
2.3 Situation des neutrinos à la fin de l’année 2002
3 Principe de détection de l’expérience Borexino
3.1 Pourquoi Borexino?
3.1.1 Détection des neutrinos solaires dans Borexino
3.1.2 Les différentes solutions aux paramètres d’oscillation
3.1.3 Au-delà de la physique des neutrinos solaires
3.2 Le Laboratoire du Gran Sasso
3.3 Aspects mécaniques de Borexino
3.3.1 Le détecteur interne
3.3.2 Le détecteur externe
3.4 Le scintillateur
3.4.1 Interaction de la lumière avec le scintillateur
3.4.2 Le quenching
3.5 Les photomultiplicateurs
3.5.1 Les concentrateurs de lumière
3.6 Bruits de fond
4 Principe de l’électronique et acquisition de données
4.1 L’électronique associée au détecteur interne
4.1.1 Le châssis analogique
4.1.2 Le châssis de numérisation
4.1.3 Le système de déclenchement de l’électronique Laben
4.2 Électronique haute énergie, les cartes FADC
4.3 Les sommateurs
4.4 Le système d’acquisition des cartes FADC
4.5 Envois et réceptions des données
Partie II
5 Les neutrinos de réacteurs nucléaires dans l’expérience Borexino
5.1 Détection des neutrinos réacteurs dans Borexino
5.1.1 Seuil en énergie de la réaction
5.1.2 Section efficace de capture νe sur proton
5.1.3 Le spectre visible
5.2 De la fission au flux de νe
5.2.1 Les réacteurs nucléaires sources de νe
5.2.2 Détermination des produits de fission
5.3 Spectre des ¯νe issus des réacteurs nucléaires
5.3.1 Les paramètres d’ajustements
5.3.2 Variation de la composition isotopique du coeur d’un réacteur nucléaire : le burn-up
5.3.3 Spectre en énergie des νe
5.4 Nombre de νe dans Borexino
5.4.1 Les réacteurs nucléaires considérés
5.4.2 Nombre de νe
6 Simulation et efficacité de détection positron-neutron
6.1 Spectre en énergie des neutrons et des positrons
6.1.1 Détermination de l’angle d’émission du neutron
6.1.2 Spectre en énergie du neutron
6.1.3 Spectre en énergie du positron
6.2 Calcul des efficacités de détection par simulation Monte-Carlo
6.2.1 Le Monte-Carlo utilisé
6.2.2 Le volume sensible
6.2.3 Efficacité de détection des neutrons
6.2.4 Efficacité de détection du positron
6.2.5 Efficacité positron-neutron combinée
6.2.6 Efficacité sur la coupure en temps
7 Étude de la norme et de la forme du spectre des positrons
7.1 Rapport du nombre d’événements
7.2 Test du χ2 de Pearson
7.3 Bruit de fond dû aux neutrinos géologiques
7.4 Contour d’inclusion de KamLAND
7.5 Contours d’exclusions, analyse en norme
7.6 Contours d’inclusions
CONCLUSION