« Un phénomène culturel et un problème culturel » : historique des châtaigneraies d’Orezza
L’histoire des châtaigneraies corses est globalement bien connue : celles de la vallée d’Orezza trouvent leur origine aux alentours des XVIe et XVIIe siècles, dans un processus de transformation du terroir agricole de la Corse. L’île est alors sous contrôle de Gênes via l’office de St-Georges, dont une première ordonnance en 1548 impose la plantation de quatre espèces d’arbres par an : il s’agit du mûrier, de l’olivier, du figuier et du châtaignier (Pitte, 1986). Cette transformation est poursuivie dans le cadre de la Coltivatione, politique agricole qui concerne l’ensemble de l’île. Tout au long du XVIIe siècle, plusieurs ordonnances sont promulguées, obligeant à la plantation d’arbres fruitiers, dont le châtaignier (Serpentini, 2000). Le châtaignier est cependant présent dans la région qui ne s’appelle pas encore la Castagniccia bien avant ces politiques agricoles, dès le XIIe siècle alors que la Corse est sous l’administration de Pise. Cependant, il est probablement en polyculture, planté en faible concentration, et il est possible qu’il ne s’agisse pas encore de châtaigniers greffés (Pitte, 1986). La vallée d’Orezza est l’une des pievi, ces circonscriptions religieuses qui structuraient le territoire corse, où la culture du châtaignier se répand le plus rapidement ; dès la première moitié du XVIe siècle, l’évêque Giustiniani note que « Ce pays est couvert de châtaigniers. Il n’y a pas longtemps que les habitants ont commencé à le greffer pour en améliorer les fruits, ce qui ne se pratique nulle part ailleurs dans l’île. C’est même une nécessité pour eux car ils ne vivent guère que du produit de leurs châtaigniers. » (Giustiniani, in Letteron, 1888 : 39). La culture du châtaignier est essentiellement destinée à des fins alimentaires, le gouvernement génois en interdisant la coupe pour le bois (Pitte, 1986). Le mouvement de plantation des châtaigniers en Orezza et en Castagniccia prend probablement fin dès le XVIIIe siècle, et il n’y a plus de place pour planter : le Plan Terrier de la Corse réalisé entre 1770 et 1790 montre une vallée au terroir agricole largement dominé par le châtaignier en culture. Pour ne prendre que deux exemples, le territoire de la commune de Valle-d’Orezza (nom d’un village, à ne pas confondre avec la vallée d’Orezza) est composé à 99 % de châtaigniers cultivés, tandis qu’à Monacia-d’Orezza, 38 % du terroir agricole est composé de châtaigniers. Il s’agit alors de la commune présentant la plus petite surface en châtaigniers . En moyenne dans la vallée, les châtaigniers occupent entre 70 et 80 % des sols cultivés, contre à peine 10-15 % des sols cultivés en céréales. Les châtaigniers présents sur le territoire à ce moment sont très largement des châtaigniers greffés : la sélection entamée aux XV-XVIe siècles a donné lieu à une gamme variétale qui privilégie les meilleurs fruits pour la consommation alimentaire et qui sont les plus aptes à être transformés en farine (goût sucré, battage plus aisé car peau plus fine). Ce sont les « variétés » qu’on retrouve aujourd’hui en Orezza. À l’inverse des cantons de Corse où les châtaigniers ont été plantés plus tardivement et où est pratiquée une cueillette aménagée mêlant châtaigniers sauvages et châtaigniers greffés, la vallée d’Orezza présente dès le XVIIIe siècle une culture des châtaigniers basée quasi exclusivement sur des « variétés » greffées issues de la sélection et qui implique donc un ensemble de pratiques culturales (Casanova, 1998).
Par action anthropique, le châtaignier européen, Castanea sativa L., remplace progressivement les autres espèces végétales présentes : les analyses palynologiques en Castagniccia montrent une diminution voire une disparition des pollens de chêne vert, remplacés par les pollens de châtaignier à la fin de la période médiévale (Reille, 1975). En Orezza, le châtaignier se situe en effet entre les étages mésoméditerranéens et supraméditerranéens : il est en concurrence directe avec d’autres espèces végétales dont il occupe la niche, telles que le chêne vert, chêne liège, aulne cordé, charme houblon (Jeanmonod & Gamisans, 2007).
Ce détour historique peut permettre de supposer que le mode de relation au territoire des Orezzinchi était surtout médié par un système d’agriculture vivrière, induisant un rapport d’exploitation et de maîtrise des ressources naturelles de la vallée. La quasi-totalité du territoire de chaque commune est appropriée par sa mise en culture ou par le pastoralisme. Jusqu’en 1878, il y a peu ou prou de place pour les friches ou le bois : en moyenne à cette date, les « terres vaines » couvrent seulement 1,5 % du territoire de chaque commune, le « bois » 5,7 % ; tout le reste est des terres en culture ou en pâturage.
Les châtaigneraies sont un écosystème ancien dans la vallée d’Orezza, presque qualifiable d’artificiel : il résulte d’une transformation humaine massive de la végétation du territoire, c’est un écosystème fortement anthropisé. En compétition avec d’autres formations végétales, les châtaigneraies sont dans un équilibre instable et ne se maintiennent dans un état productif que par l’action humaine. Comme l’indiquent Geneviève Michon et Jean Sorba à propos des châtaigneraies corses, « sans ce lien quotidien à l’homme, livrée à elle-même, la châtaigneraie périclite » (2008 : 29). De là à conclure, comme le géographe Peter Perry, que les châtaigneraies sont un « phénomène culturel et un problème culturel » (1984 : 71), il n’y a qu’un pas pour ranger les châtaigneraies d’Orezza du côté de la seule « culture », au sens qu’elles relèveraient uniquement de la sphère humaine. Cependant, la « nature » même des châtaigneraies est plus ambivalente et le contexte de déprise agricole vient bousculer les représentations et catégories locales associées aux châtaigneraies d’Orezza.
Définir les châtaigneraies
Ni verger, ni forêt : la difficile description des châtaigneraies par les catégories étiques et émiques
Les catégories de la littérature scientifique que sont celles de verger et de forêt décrivent difficilement les châtaigneraies corses (Michon, 2011, Michon, Simenel et al., 2012). De plus en Orezza, d’un point de vue agronomique, la réalité de la très grande majorité des châtaigneraies est celle d’une situation de déprise agricole. Elle pourrait tendre à les rapprocher d’une forêt, mais les habitants de la vallée refusent pourtant qu’on qualifie les châtaigniers comme tels.
Les catégories agronomiques sont aussi celles reprises en français par l’administration du territoire. En ouvrant le Trésor de la Langue Française, la définition d’une forêt est la suivante : « vaste étendue de terrain couverte d’arbres ; ensemble des arbres qui couvrent cette étendue ». Chercher à la page « verger » donnera : « terrain de plus ou moins grande importance planté d’arbres fruitiers d’une ou de plusieurs variétés ». Les deux définitions pourraient très bien s’appliquer aux châtaigneraies de la vallée. Le cadastre reproduit cette opposition binaire. Entre 1878 et 1963, de nouvelles catégories d’usage des sols apparaissent: la catégorie « bois », qui n’existait pas avant 1913, vient prendre le pas sur la catégorie « verger », où sont incluses les châtaigneraies : les châtaigneraies en déprise deviennent donc, pour le cadastre, du « bois ». Cependant, au sein même de la catégorie bois apparaît, entre 1913 et 1963, la sous-catégorie des « châtaigniers sauvages ».
La difficulté à définir les châtaigneraies selon des catégories administratives est l’occasion d’un conflit de représentations. D’un côté les habitants de la vallée, et de l’autre les institutions de gestion du territoire : la DRAAF soumet la quasi-totalité du territoire d’Orezza à de potentielles autorisations de défrichements, comme le serait un territoire forestier. Cette confrontation s’illustre lors d’une réunion d’habitants concernant la « rénovation », selon les termes de l’ODARC, d’une châtaigneraie en friche dans le but d’en récolter à nouveau les châtaignes. Cela implique le défrichement préalable des parcelles. Les habitants refusent catégoriquement que leur territoire soit qualifié de « forestier » par la DRAAF : au terme d’un long débat, un habitant finit par décréter qu’« on n’est pas une forêt » (Carpineto, 17/07/20). Les habitants tentent alors de formaliser leurs propres catégories dans les mots des catégories administratives : c’est là que quelques Orezzinchi avancent le terme de « verger » pour décrire les châtaigneraies de la vallée. Les rares informateurs qui mobilisent ce terme sont surtout ceux en dialogue avec les institutions administratives. Le terme de « verger » n’est donc que peu utilisé localement et la « forêt » n’est pas non plus une catégorie mobilisée pour décrire la vallée. Les Orezzinchi diront volontiers qu’ils vont « en montagne », « aux champignons », « sous les châtaigniers » ou en indiquant un toponyme précis, mais ne vont que très rarement voire pas « en forêt ». Si la « forêt » est évoquée par les Orezzinchi, c’est surtout par quelques rares professionnels du bois ou comme figure repoussoir de ce que deviennent les châtaigneraies et le territoire. La forêt semble être une anomalie, ce qui sera analysé plus loin dans ce mémoire. La châtaigneraie d’Orezza, même dans la situation de déprise agricole où elle se trouve, ne saurait donc être considérée par ses habitants comme une forêt, bien que les catégories administratives la considèrent comme telle.
Une « forêt domestique » ?
Si on mobilise des catégories étiques, les châtaigneraies oscillent entre la forêt «sauvage » et le verger « domestique », compris à la fois dans son sens le plus littéral (ce qui se rattache à la maison, et donc à l’humain) et plus large (ce qui porte la marque de la présence humaine) (Descola, 2005). Les tentatives de définition dans la littérature montrent l’ambivalence des châtaigneraies : le géographe Jean-Robert Pitte (1986) parle de « forêt fruitière », comme Pierre Simi (1991) qui oscille entre le terme de « forêt » et de « forêt fruitière ».
Du point de vue des catégories agronomiques de verger qui serait domestique et de forêt qui serait sauvage, les châtaigneraies présentent de nombreuses ambigüités: en émettant des rejets vigoureux sous le point de greffe, les châtaigniers peuvent aisément présenter des caractéristiques du domestique et du sauvage sur un même arbre, et les châtaigneraies peuvent facilement être des lieux où coexistent châtaignier greffé et castagnu bastardu, le châtaignier bâtard issu d’un semis spontané de châtaigne. Pour Geneviève Michon, cette fluidité de statut des châtaigniers et des châtaigneraies et cette imbrication entre « sauvage » et « domestique » est inhérente à leur « nature » : les châtaigneraies disposent constamment de la capacité à effectuer une réversion vers le « sauvage », sans jamais vraiment devenir une forêt (Michon, 2011). Selon Geneviève Michon, les châtaigneraies évoluent donc avec fluidité le long d’un continuum sauvage – domestique. Sans jamais parler de « domestique » ou de continuum, les Orezzinchi reconnaissent également que la domestication des châtaigneraies par la greffe n’est jamais vraiment acquise : en Orezza, les châtaigniers coupés pendant la période d’activité des usines d’extraits tannants au xxe siècle sont « redevenus bâtards », comme le précisent plusieurs habitants, car coupés sous le point de greffe. La réversion vers le bâtard est toujours possible.
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Table des matières
Introduction
Cadre théorique
Plan du mémoire
Cadre de l’étude
Méthodologie
Chapitre 1 : les natures des châtaigneraies
I- « Un phénomène culturel et un problème culturel » : historique des châtaigneraies d’Orezza
II- Définir les châtaigneraies
a) Ni verger, ni forêt : la difficile description des châtaigneraies par les catégories étiques et émiques
b) Une « forêt domestique » ?
III- « Ça… c’est vraiment sauvage ». Des catégories locales
a) La dichotomie castagnu bastardu – castagnu leghjittimù
b) Domestiquer les châtaigniers
Chapitre 2 : frontières en friches
I- Des châtaigniers qui se « bâtardisent »
a) Sur le châtaignier : une coprésence du « bâtard » et du « greffé »
b) Autour du châtaignier : une végétation envahissante
II- Perceptions et représentations des châtaigniers en friche
a) « c’est l’Afrique, le Cameroun même ! » : le maquis comme antithèse d’Orezza
b) La friche, dévoreuse de limites et « dévoreuse de passé »
III- « Vaches fantômes », « porcs qui divaguent » et « bandes de sangliers ». Quand les animaux ne sont plus tenus par les humains
a) Élevage(s) passé(s) et présent(s). Quand les règles se délitent
b) Ensauvagement des animaux, ensauvagement de l’espace ?
Chapitre 3 : passé présent, futur absent. Temps et temporalités en Orezza
I- Le temps long des châtaigneraies
a) Une inscription des châtaigniers dans l’Histoire
b) Une temporalité patrimoniale : le châtaignier, un lien avec « les anciens »
II- Le temps agricole
a) Entre saints, saisons et astres : le calendrier agricole des châtaigneraies
b) Des temporalités en changement
III- Une désarticulation apparente des temporalités
a) Un « âge d’or » de la vallée ?
b) L’impensable futur des châtaigneraies
Chapitre 4 : savoirs et pratiques « dénaturés » ?
I- Des arbres dans le paysage. Savoirs désincarnés, pratiques fragmentaires
a) Nettoyer, ramasser
a) …Et le reste ?
1. Planter, greffer, élaguer. Ce dont on se souvient, ce qu’on ne fait plus
2. Les savoirs locaux face aux maladies du châtaignier
II- La farine, un produit qui concentre toutes les attentions
a) Le fruit qui cache la forêt. Du déséquilibre châtaignes/châtaigniers
b) Une farine « traditionnelle ». Tensions entre usu anticu et modernité
III- Du savoir castanéicole
a) « Des cueilleurs, pas des arboriculteurs ». Qui sont les exploitants d’Orezza ?
b) « Nous, on ne transmet plus rien ». Élaboration et transmission des savoirs castanéicoles
Chapitre 5 : transformations et inertie du parcellaire castanéicole
I- Une petite propriété morcelée : les caractéristiques du parcellaire castanéicole
II- Transmission et propriété des châtaigniers
a) Une difficile transmission du patrimoine foncier
b) À qui appartiennent les châtaigniers ?
III- Un parcellaire immobile ?
a) « Les châtaigniers, c’est sacré » : l’apparente inertie des châtaigneraies
b) Une négociation constante de l’accès aux châtaigniers
c) « Pourquoi on ne fait rien des châtaigniers ? » : d’une question qui ne se pose pas
Conclusion
Bibliographie