Les modalités d’expression de la mémoire de l’exil : des figures incontournables et des procédés renouvelés

Préambule

Être ici et là, la nostalgie et le ressassement de l’histoire

À titre indicatif et liminaire concernant le choix du champ lexical utilisé pour désigner les exilés, Patrice Joly observe dans un numéro récent du magazine Zérodeux que « Pour certains, le terme de migrant est désormais chargé de connotations dépréciatives alors que l’emploi du terme réfugié est beaucoup plus valorisant . » J’observe pour ma part que le terme de migrant est généralement associé à la notion de fux. De nature quantitative, cette notion me paraît occulter les individus qui entreprennent ces dangereux trajets. Dès lors, je préfèrerai employer les termes d’exilés ou de réfugiés dans le présent mémoire.
La mondialisation est porteuse d’une vitesse qui contracte le temps et l’espace.
Dans ce contexte, mes travaux s’efforcent de questionner la redéfnition du paysage qu’elle implique et la perception toute différente qu’elle signife pour ceux qui s’exilent.
Plusieurs paramètres révèlent en effet d’une une paradoxale et croissante diffculté à circuler dans le monde : la complexité du système d’obtention des visas , concernant l’Europe, le renforcement du contrôle aux frontières extérieures de l’espace Schengen notamment au motif de circonstances exceptionnelles ou encore l’érection d’environ 40 000 km de clôtures et de murs-frontières . De fait, le ciel et la terre dans lesquels nous viv ons sont pour une grande part de l’humanité de plus en plus diffcile à franchir. Comme le pointaient Sandro Mezzadra et Brett Neilson en 2008 : « Au centre de toute réfexion sur les processus mondiaux actuels est le fait que le monde est devenu plus ouvert àla circulation des capitaux et des marchandises, mais plus fermé à la circulation des corps humains. » Si ces cloisons peuvent être considérées comme le refet de constructions mentales nourries de peurs voire d’intolérance , c’est qu’à l’évidence espaces intérieur et extérieur se répondent pour nourrir nos conceptions du territoire.
En analogie avec mon passé familial et les travaux personnels qui en découlent, j’observe que les personnes exilées ne peuvent fréquemment plus retourner dans le territoire qui a défni leur première relation au monde. La terre natale devient une conception désincarnée, altérée par le passage du temps. Dans Transmission, une pièce réalisée en collaboration avec la plasticienne sudcoréenne Ji-Yun, nous mêlons et superposons papier de riz et images argentiques numérisées. Représentant une série de paysages, ces images évoquent, à la manière de la peinture de la période romantique, une similitude entre nos états intérieurs et la terre qui reçoit nos pas. À l’espace méditatif et traditionnellement allongé des paysages que je propose, Ji-Yun répond par un volume vertical qui fait sien les images en les accueillant et en les déformant au gré de ses courbes et de ses recoins.
Devenu abstrait, ce paysage est remodelé au gré d’une surface de projection inhabituelle. La présence du papier de riz, support traditionnellement associé à la culture asiatique évoque le métissage dont sont porteuses les personnes exilées.
La typologie de flms « accentués » développée par Hamid Nafcy recouvre les flms constituant une réponse esthétique à la question de l’exil. Le qualifcatif « accentué » permet de désigner des flms qui seraient différents d’un standard, en raison de leurs modes de production et du mélange de linguistique dont ils sont baignés. Ces flms refètent la conscience double de leur créateurs. Les « flms accentués » mêlent en effet autobiographie et fction en plaçant l’expérience propre de leurs auteurs au cœur du récit. Nourris de paysages déterritorialisés, les « flms accentués » sont préoccupés par la terre : « Because they are deterritorialized, these flms are deeply concerned with territory and territoriality. Their preoccupation with place is expressed in their open and closed space-time (chronotopical) representations. That of the homeland tends to emphasize boundlessness and timelessness, and it is ca- thected by means of fetishization and nostalgic longing to the homeland’s natural landscape, mountains, monuments, and souvenirs » Ces paysages primordiaux sont précieux parce qu’ils éclairent nos choix de vie et façonnent nos personnalités.
Si la construction d’une identité a notamment pour fondement la terre natale, la cristallisation de cette vision semble avoir pour contrepoint la dilution des particularismes dans la globalisation. Dans son flm Bird People , Pascale Ferran montre ainsi les trajectoires de deux individus de cultures au sein de la zone de transit que constitue l’aéroport international de Roissy. Quelques années avant la sortie de ce flm, à l’occasion de son étude fouillée sur le « cinéma accentué », Hamid Nafcy observait la récurrence des espaces de transits au sein des flms « accentués » : « Then there are the important transitional and transnational places and spaces, such as borders, tunnels, seaports, airports, and hotels and vehicles of mobility, such as trains, buses, and suitcases, that are frequently inscribed in the accented flms ». Dans le contexte de l’espace ouvert et indéterminé de l’aéroport, les personnages de Pascale Ferran, f ont presque littéralement un pas de côté, comme pour dire « non » au rythme effréné auquel conduit le rétrécissement du monde. Ainsi Gary, un homme d’a ffaire américain, se libère du carcan de sa détermination sociale à l’occasion d’une longue conversation informatique par Skype. Pour le personnage d’Audrey, femme de chambre dans un hôtel, la réalisatrice recourt au truchement du registre fantastique pour l’extraire du battement du monde et lui permettre d’adopter le rythme de la nature et de l’animal.
Pour autant, ce mouvement ne serait pas univoque mais alimenté par un double mouvement irrésistible d’imprégnation et de résistance au monde. Pascale Ferran matérialise cette tension avec son flm Bird People dont le postulat serait l’absence de séparation entre le monde et nos individualités : « Le monde entre en nous, il nous modèle, nous modife, nous contamine. En réaction à cela, le flm veut se souvenir de notre humanité commune. » En nous ramenant à notre commune condition par l’entremise d’un procédé de mise en scène , la réalisatrice rappelle que nos corps renferment les empreintes des contextes collectifs dans lesquels ils évoluent. Ce corps-support est ainsi pour Gilles Deleuze « aussi bien biologique que collectif et politique ; c’est sur lui que les agencements se font et se défont, c’est lui qui porte les pointes de déterritorialisation des agencements ou les lignes de fuite ». La ligne tracée est maintenant une ligne de fuite. La direction poursuivie importe moins que le péril à éviter. Tous ceux qui partent sont des fuyards mais ne manquent pas moins de courage. Ils partent car ils ont la force de croire que l’ailleurs leur apportera plus d’horizons que le passé. Si le paysage naît avec la perspective , le chemin qu’ils suivent dans leurs périples construit une ligne de fuite vers de possibles nouvelles représentations de l’avenir.
Dès lors, ces départs semblent pour l’essentiel devoir être compris de manière réactive, comme autant de façons de contrecarrer des destins qui autrement seraient condamnés. Il ne s’agirait pas de partir pourmais de partir contre. Pour Hamid Nacify, le double mouvement est encore induit par la mondialisation.
Dans un même élan, il est animé par une volonté d’assimilation et de résistance au monde : « Indeed, globalization is the norm against which people are now determining their individual and national identities».
Les protagonistes de Bird People sont aux prises avec la mondialisation. Ils s’efforcent d’interrompre des trajets dont la vitesse et la répétition sont propres à faire perdre la raison. En conversation téléphonique à l’aéroport, Gary se moque ses semblables car « ils courent dans tous les sens comme des lapins sans têtes ». La vitesse dénature les paysages comme les hommes et conduit à faire perdre le(s) sens.
Dans ce contexte, mon travail s’efforce de faire s’entrechoquer des temporalités (On va remettre les pendules à l’heure, Ce qu’ils ont rapporté) ou encore de ralentir le temps du regard. L’installation Je suis là, composée d’un bassin d’eau pour enfants positionné sur le sol, incite le spectateur à se pencher vers l’avant et à plonger ses yeux dans les miens car l’image est une photographie de moi lorsque j’étais nourrisson.
Alors que nous sommes habitués aux fots d’images cinématographiques et télévisuelles montées de manière très scandée, dans la crainte supposée d’un hypothétique ennui, le regard des jeunes enfants est souvent beaucoup plus fxe que celui d’un adulte : ils peuvent regarder frontalement et fxement pendant une longue période. Avec toutes les réserves inhérentes aux dispositifs ayant pour velléité de diriger l’action par nature non maîtrisable du spectateur, j e tente avec cette installation d’infuer sur le positionnement du spectateur pour allonger la durée de son regard et je l’espère, mettre en branle son imaginaire.

Nature de la mémoire de l’exil : leurre et contribution des images documentaires

Inséparable de l’actualité politique présente ou passé, la question de l’exil se nourrit d’images documentaires dont la nature conduit à enchevêtrer histoires familles et nationales. Tour à tour et àces deux niveaux, les images de l’exil se font dispositif et support poïétique, se nourrissent de non-dits (1.1) et constituent une ressource plastique pour les artistes (1.2).

Non-dits, propagande et omission, le document comme dispositif

L’arrivée consommée, l’image du pays d’alors, c’est-à-dire tel qu’il était avant le départ, se matérialise par des documents. En dépit de la valeur de preuve généralement attribuée aux images documentaires lorsqu’elles existent, ces dernières peuvent être instrumentalisées au sens de dispositifs (I) ou être le matériau d’un processus poïétique et s’imposer comme choix plastique (II).
Dès lors qu’ils sont conservés et stockés en vue de témoigner d’un passé, les documents sont qualifés d’archives. Représenter le pays quitté implique donc assez naturellement de recourir à des archives. C’est ce que j’ai entrepris en m’attelant à la numérisation de l’ensemble des bobines Double 8 tournées par mon grand-père entre la fn des années 1950 et le début des années 1975.
Ces flms constituent pour moi une chance unique de visualiser à l’aide d’images animées ma famille maternelle en Algérie. Leurs images peuvent être vues comme autant de courts flms muets au travers desquels chacun pourrait mentalement transférer son propre passé. Elles constituent les restes d’un monde disparu et sont peut-être, comme les photographies de famille, mon bien le plus inestimable. J ‘ai décidé d’en faire un matériau plastique. L’action même d’exhumer et de numériser ces images – dont la projection dans le respect des conditions originelles est aujourd’hui complexe -, contribue à faire acte d’archéologie au titre de mon histoire personnelle. Pour le réalisateur portugais Miguel Gomes, par ce biais les flms de famille s’apparenteraient à un cinéma archaïque. Dans un entretien avec Cyril Neyrat retranscrit au sei n du DVD de son flm Tabou, il évoque le visionnage de flms de famille qui a précédé le tournage : « J’ai vu des pique-niques, des promenades, des anniversaires… Ça ressemblait vraiment au cinéma muet. Ces home movies des années 1960 sont une sorte de cinéma primitif. En les regardant, j’avais la sensation de voir un monde englouti, de regarder des fantômes. »
Ces fantômes appartiennent cependant à une communauté dans laquelle il est possible de se reconnaître. L’image de famille obéit en effet à un ensemble de règles implicites et codifées – la pose frontale, le sourire, les sujets – qui permettent l’identifcation. La plasticienne Céline Duval collecte en ce sens des photographies de familles d’inconnus dans lesquelles elle retrouve des traces de son propre passé. Ce corpus est composé de cartes postales, de photographies d’anonymes et de ses propres clichés. Lorsqu’elle procède à un tri au sein de son immense « documentation », l’artiste a pour préoccupation de retenir parmi les images qu’elle trouve celles qui contiendraient quelque chose d’universel. Cela revient pour elle à se rechercher soi-même à travers les images des autres. La banque d’images qu’elle constitue compose peu à peu un édifce éphémère, métaphore de notre passage sur terre , de la mémoire universelle d’une seule et même famille.

Une poïétique des images : le document comme choix plastique

Si le document est une ressource de prédilection pour aborder la question de l’exil, le recours à ce matériau peut aussi être motivé par des raisons d’ordre formel.
Interrogé par Benoît Peteers, Raul Ruiz défnit alternativement le cinéma comme un discours surle monde, ou, se référant au critique Roger Munier et au cinéaste Pier Paolo Pasolini comme un discours d u monde. Synthétisant ces deux hypothèses, le cinéaste portugais décrit le cinéma comme une tentative d’ordonnancer deux niveaux de langage. Le premier saisirait le monde en le caractérisant par une série d’événements uniques et singuliers. Le second déterminerait le monde à l’aide d’idées proches des abstractions platoniciennes.
Les images que je conçois pour mon flm dont le titre provisoire est Poursuivre sa croissance jusqu’à ce pointrecourent à ces deux niveaux de langage. Certaines images auront pour fonction de donner à voir une narration dans toute sa singularité, d’autres mettront en perspective le récit de façon à ce qu’il évoque d’autres situations. Dans la partie 1, titrée « La valise ou le cercueil » : les images sont de nature numérique, ont un format 4/3, et sont souvent composée par accumulation de plans. La lumière sera peu saturée, matte, les dialogues seront bavards, les personnage plus nombreux.
Pour la partie 2, titrée « Je me souviens », dans laquelle l’image est en format e , de nature argentique, presque silencieuse, proche du vide et le personnage est en errance ; j’aurai recours au rêve par l’intermédiaire d’images fxes à des interventions sur pellicule et des incrustations. Les images de famille, seront par ailleurs présentes à plusieurs moments du flm.
Le cinéaste Miguel Gomes trouva une part de son inspiration pour son flm T a b o u en visionnant des flms tournés par des familles portugaises au Mozambique. La mort de Aurora, son personnage central, avait pour lui le but de déclencher la seconde partie du flm dans lequel il fait advenir une société éteinte, la société coloniale disparue : « la société coloniale, que je voulais flmer dans un style qui avait lui aussi disparu, le cinéma muet, avec des moyens qui sont en train de disparaître : la pellicule, le noir et blanc, le format carré qui était le format du cinéma depuis l’origine jusqu’aux années 1950, quand la télévision est venue et l’a obligé à s’élargir».
Aline Caillet, qui travaille notamment sur les nouvelles formes documentaires en arts visuels propose de dépasser l’habituel clivage qui délimite les genres pour aborder les images en termes de « régime » fctionnel ou documentaire. Un réalisateur comme Ari Folman a ainsi réalisé un flm qualifé de documentaire à partir d’images issues du cinéma d’animation ; et dans une dialectique inverse, Henri-François Imbert s’appuie fréquemment sur des archives documentaires pour donner à ses récits une portée fctionnelle.
À l’occasion de la rédaction de ce mémoire, j’ai donc choisi de réaliser un entretien avec le cinéaste Henri-François Humbert dont l’intégralité est retranscrite en annexe. Les flms de ce réalisateur ont pour point de départ toutes sortes d’images : images de cinéma, images trouvées, retrouvées ou
images mentales liées au souvenir. Il en émane un cinéma dans lequel dialoguent des supports comme la vidéo numérique, la pellicule 16 mn, 35 mn ou la photographie noir et blanc. En fligrane, le déplacement semble être le fl directeur de ses flms qui traitent souvent de départs et qui sont prétextes au voyage.
Je retire de cet entretien la fnesse de la réfexion d’Henri-François Imbert sur la place du document comme déterminant formel et comme horizon du flm dont il délimite les frontières. Ce dernier point, presque méthodologique, m’inspire pour la délimitation du sujet de mon propre flm voire du sujet de mon mémoire : avoir pour préoccupation une image, aller au plus loin de son analyse et voir jusqu’où elle mène sans présupposé. Ce principe là est celui de l’enquête. Une enquête dont le point de départ serait notre rapport aux images et dont le point d’arrivée serait la façon dont elles nous relient au réel.

La valise, le bateau et la ruine

La palette des émotions générées par le départ conduit à la fabrication d’images et de discours dans lesquels l’usage de la métaphore est fréquent voire incontournable. La défnition qu’en donne Etienne Souriau est celle-ci : « La métaphore consiste à transporter directement un mot de l’objet qu’il désigne proprement à un autre objet ayant quelque ressemblance ou analogie avec le premier ». Partant, je retire du visionnage de l’ensemble des flms recensés en bibliographie et de l’observation des photographies réalisées par des artistes eux-mêmes exilés, le constat que l’expression de l’exil s’accompagne de figures archétypales récurrentes. Si, agrégées, les images de famille composent une mémoire partagée que Alain Rouillé désigne sous le terme d’ »inconscient photographique » , «un inconscient des images de l’exil » me semble également pouvoir être dégagé. Aussi, pour décrire et analyser la palette qui exprime l’imaginaire collectif de l’exil je choisis de retenir les figures de la valise, du bateau et de la ruine.
La valise constituerait tout d’abord l’objet transitionnel par excellence, car elle permet le transport des vêtements et des biens qui auront été considérés comme les plus essentiels.
Loin de symboliser la fatuité du déplacement pour l’agrément et les vacances, en matière d’exil la valise peut au contraire traduire l’âpreté du départ. Par ailleurs, lorsque que les conditions deviennent trop diffciles, la valise n’apparaît même plus parmi les objets emportés. À titre personnel, je possède aujourd’hui certaines des valises avec lesquelles mes grands-parents sont arrivés dans l’Hexagone. Elles font partie de la performance qui sera réalisée le jour de la soutenance. Pourtant d’autres membres de ma famille n’ont pas pu arriver en France munis de valises. Lors d’une série d’entretiens menés en 2014 auprès de différents membres de ma famille, j’ai ainsi appris qu’une pénurie de valises touchait l’Algérie au moment du départ. Mon grand-oncle et ma grand-tante ont ainsi eu recours à des draps ou à des malles de fortune constitués de petites armoires aux pieds sciés.

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Table des matières

Introduction 
Préambule
Être ici et là, la nostalgie et le nécessaire ressassement de l’histoire
I. Nature de la mémoire de l’exil : leurre et contribution des images documentaires
1. 1 Omerta, propagande et omission, le document comme dispositif
1. 2 Une poïétique des images : le document comme choix plastique
II. Les modalités d’expression de la mémoire de l’exil : des figures incontournables et des procédés renouvelés
2.1 La valise, le bateau et la ruine
2.2 La collection, l’autofction et l’action performative
III. Hybridité des images pour hybridité identitaire, la dialectique du réel et de la fction
3.1 L’invention des images pour pallier la mémoire défaillante
3.2 Une tentative d’articuler deux représentations du monde
Conclusion 
Annexe
Entretien avec un artiste, Henri-François Imbert
Bibliographie
Table des illustrations, travaux d’artistes
Table des illustrations, travaux personnels 
Index des mots-clés
Index des noms propres

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