Les modalités de la surveillance épidémiologique en France
Un dispositif de référence : les registres de cancers
Les registres constituent le dispositif de référence en matière de surveillance épidémiologique et jouent, de fait, un rôle majeur dans la lutte contre les cancers. Définis comme des « organisations – dotées de locaux, de ressources et de personnel – chargées du recueil systématique, de l’archivage, de l’analyse, de l’interprétation et de la communication des données relatives aux cas de cancers » (CIRC, 2016, p. 109), leur mission est de procéder « à une recherche active et systématique des personnes avec un nouveau diagnostic de cancer, domiciliées dans le territoire, quel que soit le lieu de la prise en charge [à partir] de l’ensemble des sources de données disponibles (compte-rendu d’anatomopathologie, affections longue durée (ALD) ainsi que le Programme de Médicalisation des Systèmes d’Information – PMSI) » (Grémy, 2012). Ils doivent ainsi permettre d’« estimer de façon régulière l’incidence des cancers, son évolution au cours du temps et selon les caractéristiques géographiques et démographiques […] et de produire des indicateurs nationaux et régionaux de surveillance des cancers (incidence, prévalence) utilisés pour des comparaisons temporelles ou spatiales, nationales et internationales » (Ibid.). Ils ont donc « indiscutablement une vocation de surveillance […], mais sont aussi des organismes de recherche épidémiologique à part entière, dont la contribution à la lutte contre la maladie est essentielle » (Chérié et al., Maj. Estève, 1999, p. 4).
C’est « aussitôt après la Seconde Guerre mondiale, [qu’] un groupe d’experts européens en statistiques du cancer, réunis à Copenhague, avait recommandé la mise en place de systèmes d’enregistrement des cancers et la création d’une instance internationale pour standardiser leur terminologie et leur classification et favoriser ainsi la corrélation entre les données obtenues dans les différents pays » (op. cit., CIRC, p. 107). Si la création du premier registre date de 1927 à Hambourg (Allemagne), en France, il faut attendre 1975 pour voir apparaître le premier registre de cancer, dans le département du Bas-Rhin. Ces registres font le recueil systématique d’informations (sexe, âge au diagnostic, type de cancers, etc.) relatives à tous les nouveaux cas de cancers, survenus chez des individus résidant à l’intérieur des limites d’un périmètre donné, le département dans le contexte français.
Encore convient-il de distinguer les registres généraux des registres spécialisés. Les premiers, actuellement au nombre de 18, recueillent des données pour l’ensemble des pathologies cancéreuses, prenant ainsi en compte un nombre réduit de variables à la différence des registres spécialisés dans la mesure où ils couvrent un nombre important de pathologies. Ces registres généraux sont davantage mobilisés dans le cadre de l’épidémiologie descriptive, qui consiste « à observer les phénomènes sanitaires dans une population donnée, à les décrire, à les mesurer dans leur fréquence et dans leur variation dans le temps, à examiner leur répartition dans l’espace, à étudier leur distribution dans les différents groupes humains considérés [et peut également] prévoir les traits futurs de ces phénomènes […] » (Morel et Tabuteau, 2015, p. 30). Les 11 registres « spécialisés » se concentrent quant à eux sur une localisation cancéreuse spécifique, comme par exemple les hémopathies malignes et recueillent les données de manière plus spécifique. Ils permettent de conduire des études qui s’inscrivent davantage dans le champ de l’épidémiologie analytique visant « à établir les origines et les facteurs explicatifs du phénomène observé – son étiologie [même si] la plupart des phénomènes sanitaires n’accepte pas de cause univoque et relève d’une approche plurifactorielle, c’est moins à la causalité qu’à la recherche de facteurs associés significativement d’un point de vue statistique qu’à l’apparition du fait considéré que l’épidémiologie s’attache » (Ibid., p. 30). Cependant, « au-delà des aspects d’épidémiologie descriptive, les registres restent assez limités pour investiguer des questions relatives à l’épidémiologie étiologique (identification des facteurs de risques notamment) » (Inserm, 2016, p. 1). Les 29 registres existants ne couvrent que 25 départements et la Zone de proximité de Lille .
En 2001, dans le cadre de la rédaction de son rapport, Lucien Neuwirth avait demandé l’avis de personnes interrogées dans le cadre de cette mission d’information. Les avis étaient déjà partagés. D’un côté, les médecins « qui ont estimé, pour la plupart, indispensable la constitution d’un tel registre national, et d’autre part, les épidémiologistes, selon lesquels les moyens financiers nécessaires à la création et au fonctionnement d’un registre national seraient mieux employés pour améliorer le financement et les moyens humains mis à disposition des registres existants » (op. cit., Neuwirth, p. 35). Ainsi, la mission d’information recommandait « sans attendre, de renforcer les moyens financiers consacrés au fonctionnement des registres locaux ou spécialisés existants […] ; de faire un bilan coût/avantage de la création éventuelle d’un registre national du cancer […] et d’optimiser la collecte et l’analyse, au niveau local (services déconcentrés du ministère de la santé) et national (Direction Générale de la Santé – DGS) des données épidémiologiques disponibles » (op. cit., Neuwirth, p. 36).
La question de la mise en place d’un registre national du cancer est toujours d’actualité. Madame De la Provôte, Sénatrice du Calvados, dans sa question écrite n°08906 publiée au Journal Officiel du Sénat en février 2019 et adressée à Madame la ministre des Solidarités et de la Santé, Mme Agnès Buzin, s’interroge sur le fait « qu’un nombre croissant de pays européens ouvrent des registres des cancers ayant une couverture nationale, le France ne compte ses cancers que dans 22 départements [et que] pour le reste du territoire, il n’y a aucune donnée ». Elle rappelle également que « la connaissance exhaustive des cancers permet à la fois d’en analyser les éventuels éléments de causalité, mais aussi de pouvoir préciser leur évolution dans le temps ou dans l’espace. Seul un registre peut mettre en évidence de façon fiable, une relation de cause à effet en cas d’exposition, un cluster inhabituel ou anormal » et demande ainsi « si le ministère compte prendre des mesures pour pallier le déficit de données et assurer la mise en place d’un registre national des cancers ». La réponse de Madame la ministre des Solidarités et de la Santé est publiée le 16 janvier 2020 et rappelle à son tour que ces registres « sont indispensables pour le suivi épidémiologique et la programmation des besoins en structures de soins ». Elle précise toutefois que « le fait de ne pas avoir de registre national n’empêche pas d’avoir des estimations scientifiques valides à un niveau infranational si une couverture de 20% est obtenue ». Si elle rappelle les différentes finalités des deux types de registre (général/spécialisé), elle souligne enfin que la mise en place et le fonctionnement d’un tel dispositif représente un coût considérable: « à titre d’exemple, pour les registres des cancers qui couvrent 20% de la population, 8 millions d’euros sont dépensés chaque année pour le seul recueil des cas. À ceci, viennent s’ajouter les coûts d’exploitation des données et des études portant sur celles-ci ». À titre de comparaison, 8 millions d’euros correspond environ au montant du traitement annuel pour 160 patients avec un diagnostic de cancer. Chaque année, ce sont près de 400 000 nouveaux cas qui sont diagnostiqués.
De l’enjeu d’inscrire les registres dans une véritable politique de santé publique
Si ces registres émanent en premier lieu d’une initiative individuelle, la création de deux comités – le Comité d’Évaluation des Registres (CER) et le Comité Stratégique des Registres (CSR) – a contribué à davantage les inscrire dans le cadre de la politique de lutte contre le cancer.
Pour qu’un recueil de données, relatif à un ou plusieurs types de cancers, soit qualifié de registre, ce dernier doit faire l’objet d’une évaluation de la part du CER (créé en 1986 d’abord sous l’étiquette de Comité National des Registres – CNR – devenu CER en 2013). Ce comité – indépendant – s’attache à « évaluer les registres en prenant en considération à la fois leurs missions de recherche et de santé publique, [à] émettre des recommandations sur le fonctionnement et les activités de recherche et de surveillance du registre évalué, et [à] évaluer la mise en œuvre des recommandations » (Santé Publique France, Maj. 2020). Plus précisément il est attentif à la pertinence du registre, à la qualité et l’exhaustivité des données renseignées ainsi qu’aux projets de recherche pouvant être développés. Cette procédure d’évaluation est conjointement mise en œuvre par l’INCa, Santé publique France et l’Inserm, historiquement impliqué dans la surveillance épidémiologique des maladies, notamment du fait de sa mission de centralisation des données recueillies par les CLCC mis en place dans l’entre-deux-guerres. La procédure d’évaluation est une démarche chronophage mais indispensable pour l’obtention du statut officiel de « registre ». De plus, cette procédure implique également d’avoir obtenu, en amont, les accords de la part de l’Institut National des Données de Santé (INDS), du Comité d’Expertise pour les Recherches, les Études et les Évaluations dans le domaine de la Santé (CEREES) et de la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL). Dans le cadre d’une première demande de qualification, il est indiqué que « les personnes intéressées devront préalablement à la demande d’évaluation, soumettre une lettre d’intention » (Ibid.) et Santé Publique France précise que « les registres souhaitant être évalués pour la première fois doivent pouvoir justifier d’un enregistrement effectif de données sur au moins trois années » (Ibid.).
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Table des matières
Introduction générale
1. Les Lymphomes Non-Hodgkiniens, des cancers complexes à appréhender
1.1. Deux caractéristiques communes aux pathologies cancéreuses
1.2. Les LNH, quelles spécificités ?
2. Lutte contre les cancers : quels enjeux ?
2.1. Le cancer jusqu’à la veille de la Grande guerre
2.2. Les avancées de la lutte contre les cancers au lendemain des Guerres mondiales
2.3. Les Plans Cancer des années 2000 : un tournant dans la structuration de la lutte
3. Une contribution à la lutte contre l’invisibilité des cancers d’origine professionnelle et environnementale
Chapitre 1 Surveillance épidémiologique des cancers : état des connaissances. Le cas des Lymphomes Non-Hodgkiniens de l’adulte en basse vallée du Rhône
Introduction
1. Les modalités de la surveillance épidémiologique en France
1.1. Un dispositif de référence : les registres de cancers
1.2. De l’enjeu d’inscrire les registres dans une véritable politique de santé publique
2. Incidence des LNH en France et en basse vallée du Rhône, un état des lieux
2.1. Incidence des LNH aux niveaux national, régional et départemental
2.2. Une surveillance épidémiologique « en routine » partielle, les limites du dispositif
3. Quid d’une surveillance épidémiologique au niveau local ?
3.1. Statut des investigations spatio-temporelles de cas de cancer et apports dans le cadre de la surveillance épidémiologique
3.2. Un état des lieux des investigations spatio-temporelles de cas de cancers aux États-Unis
3.3. Les investigations d’agrégats en basse vallée du Rhône : illustration à partir des études en lien avec l’UIOM de Vedène et le site nucléaire du Tricastin
Conclusion
Chapitre 2 Approches géographiques des risques d’exposition cancérogène en basse vallée du Rhône. Positionnement d’une recherche « à l’interface »
Introduction
1. De l’importance des approches géographiques en santé
1.1. Des approches géographiques pertinentes malgré un positionnement difficile aux côtés de l’épidémiologie
1.2. Réalités des risques d’exposition cancérogène : hypothèses, objectifs et méthodes
2. Une inscription dans un dispositif de santé publique inédit : le Groupement d’Intérêt Scientifique sur les Cancers d’Origine Professionnelle en Vaucluse (GISCOP84)
2.1. Des intuitions et les prémices d’une géographie de la maladie
2.2. L’ancrage du GISCOP84 au sein de l’hôpital
3. Le GISCOP, un dispositif de santé publique pas comme les autres
3.1. Rendre visibles les impacts du travail sur la santé
3.2. De la Seine-Saint-Denis « industrielle » au Vaucluse « rural » : adapter les dispositifs aux contextes dans lesquels ils sont implantés
Conclusion
Chapitre 3 Une géographie des Lymphomes Non-Hodgkiniens de l’adulte. Disparités géographiques locales en basse vallée du Rhône
Introduction
1. Une source de données inédites
1.1. De la nécessité de se conformer à la réglementation en vigueur
1.2. Constituer une base de données « sur mesure » : sources des données et choix des variables
2. Incidence des LNH en Vaucluse : calcul des RSI à un niveau fin
2.1. Les paramètres retenus pour le calcul des SIR
2.2. Calculs des RSI au niveau infra-départemental : enseignements et limites
Conclusion
Chapitre 4 La basse vallée du Rhône, un territoire à risque cancérogène ? Une géographie des facteurs de risque associés au développement des LNH
Introduction
1. La basse vallée du Rhône, attractivité d’un territoire à risque
1.1. Urbanisation et industrialisation dans le couloir Rhodanien et activités agricoles dans les arrièrepays
1.2. La basse vallée du Rhône, des identités multiples, une destination touristique reconnue
2. Reconstituer la géographie des facteurs de risques en basse vallée du Rhône
2.1. Reconstituer la géographie des facteurs de risque : paramètres et limites
2.2. Sur-incidences communales et facteurs de risque d’exposition cancérogène en lien avec les LNH
Conclusion générale