L’un des principes fondateurs de la Monarchie Hispanique, comme de toute autre monarchie chrétienne à l’époque moderne, était l’obligation pour le souverain d’assurer non seulement le salut de ses sujets mais aussi leur protection, de défendre ses possessions et de garantir la pérennité de son héritage. Bien sûr, la conservation de l’État ‒ reconnue comme finalité du gouvernement surtout avec l’éclosion de la « Raison d’État » définie par Giovanni Botero à la fin du XVIe siècle et aussitôt diffusée dans la pensée européenne, parfois au prix de quelques aménagements ‒, impliquait de s’assurer de l’obéissance des sujets, une préoccupation qui a toujours été essentielle dans la pensée politique et qui était d’autant plus vive dans le contexte d’expansion que connaissait la Monarchie Hispanique.
Or, dans l’ensemble des États qui formaient cette monarchie « composite » , confédération de territoires péninsulaires, méditerranéens et atlantiques réunis autour de la personne du roi, qui, pour reprendre les termes de William S. Maltby, « ne partageaient ni langue, ni frontière, ni culture » et qui étaient gérés par des Conseils aux compétences territoriales ou techniques, l’application d’une politique royale unique s’avérait une tâche ardue. Comme Geoffrey Parker l’affirme, « c’était justement son caractère composé qui imposait des obligations multiples qui étaient souvent contradictoires entre elles et avec les intérêts de l’État » . Aussi, pour faire triompher sa volonté dans les territoires annexés, la Monarchie avait elle appris à conserver l’ordre juridique des territoires qu’elle incorporait, à pactiser avec les groupes dirigeants de ces territoires et à tenir compte de leurs intérêts politiques , moyennant la reconnaissance d’un certain pouvoir des élites locales.
Dans cette mosaïque qu’était la Monarchie Hispanique, l’État devait donc faire preuve tout à la fois de flexibilité et de fermeté : de flexibilité, en montrant une capacité d’adaptation aux réalités locales (l’une de ses réussites fut d’avoir respecté dans la quasi-totalité de ses territoires un réseau d’élites locales proches de l’autorité royale pour mieux imposer son pouvoir sans créer de frictions) et de fermeté, en faisant appliquer dans ses possessions le monopole légal de certains principes politiques. Par ailleurs, les craintes des autorités et les ambitions des autres nations pouvaient à tout moment, comme le souligne William S. Maltby, raviver l’obsession de la Monarchie de « protéger sa réputation » et la pousser à agir pour éviter ce que l’on a appelé la « théorie domino » , qui aurait entraîné une suite de conflits inévitables.
De communautés à minorités : la formation d’un espace de domination chrétien
L’historiographie de l’époque moderne reconnaît unanimement que la péninsule ibérique connut un moment unique à la fin du XVe siècle, avec la conquête du royaume nasride de Grenade en 1491, et la découverte du Nouveau Monde en octobre 1492. La conquête de Grenade avait été animée par l’ambition de mener à bien l’unification religieuse , elle fut donc envisagée par Ferdinand et Isabelle comme l’aboutissement de la restauration du christianisme tant attendue dans la Péninsule, les Rois Catholiques se considérant eux-mêmes comme les restaurateurs de l’unité perdue des rois Wisigoths.
Il s’agissait là d’une guerre légitime à plus d’un titre. Elle était tout d’abord en pleine conformité avec les théories sur la « guerre juste » élaborées depuis le temps de saint Augustin ce dernier estimait que la « guerre juste » avait pour fonction la réparation d’une injustice , et qu’il était licite de repousser la force par la force puis appliquées par le pape Innocent IV à la guerre contre les Sarrasins : « les chrétiens ne doivent pas être incités à leur faire la guerre, mais si les Sarrasins envahissent les terres des Chrétiens ou les occupent ou bien s’ils traitent les Chrétiens en ennemis, alors il est possible de leur faire juste guerre […] » . Ces conceptions servirent de référence jusqu’au XVIe siècle et furent largement employées pour justifier la Reconquête, présentée comme une forme de croisade contre l’infidèle depuis la concession d’indulgences par le Pape au XIIIe siècle et comme une guerre défensive. Ainsi, vers 1475 Diego de Valera, conseiller de Ferdinand le Catholique, écrivait :
On doit faire la guerre aux musulmans, parce que selon leur multitude et leur grand pouvoir, si on ne leur faisait pas la guerre ils pourraient s’accroître encore et soumettre la chrétienté […] Ainsi nous devons faire la guerre aux musulmans pour qu’ils ne puissent pas faire tort aux chrétiens […] [Nous devons] supprimer tous leurs revenus et leurs biens, qui doivent nous revenir .
Les Rois Catholiques comme leurs prédécesseurs se présentaient de surcroît comme les descendants des monarques Wisigoths, et donc comme les souverains légitimes des royaumes envahis par « l’infidèle musulman ». Cette conscience idéologique de la restauration wisigothique s’était forgée chez les rois chrétiens astures à partir du IXe siècle. À l’origine, le processus de récupération des territoires occupés par les Musulmans entrepris par les rois asturléonais ne répondait pas à des idéaux politiques et religieux, et encore moins à un principe de restauration de l’ancienne monarchie des Goths. Bien au contraire, cette résistance déclarée par les royaumes du nord aux Musulmans était révélatrice de la continuité du vieux processus d’insoumission que ces royaumes avaient maintenu traditionnellement contre les Romains et les Goths.
Enfin, tout en étant l’aboutissement de la Reconquête et en s’inscrivant « dans la mission de la défense de la foi chrétienne qui était celle des rois » et qui conduirait les infidèles de la Péninsule à rentrer dans l’Église , la guerre de Grenade apparaissait aussi comme une nécessité pour faire face à la menace des Ottomans et protéger les côtes les plus occidentales de la Méditerranée.
Si le but de la Reconquête était l’unification religieuse, l’idée de conquête et d’expansion territoriale n’était guère étrangère aux royaumes ibériques médiévaux. Ceux-ci possédaient une large expérience des luttes militaires, ainsi que de déplacements de contingents humains mobilisés pour repeupler les territoires repris aux Musulmans. Des Ibères aux invasions musulmanes à partir de 711, en passant par les Celtes, les Celtibères, les Phéniciens, les Grecs, les Wisigoths et les Romains, des vagues successives de peuples se sont juxtaposées les unes aux autres, sans jamais détruire complètement les fondations bâties par les cultures précédentes . L’invasion Musulmane, en 711, marque la rupture avec cette tendance car en dépit du fait que l’Islam contribua à l’essor économique, social et culturel de la Péninsule la plus méridionale, l’Espagne chrétienne ne succomba pas pleinement à son influence.
Le triomphe sur l’infidèle confirmait toutefois une altérité bientôt irréconciliable avec le « je » chrétien, ce qui, par la suite, aura de lourdes conséquences politiques, religieuses et sociales.
Ce processus d’altérité irréconciliable commence en 1501, lorsque les Rois Catholiques imposent le baptême à tous les Musulmans du royaume nasride sous la menace d’être expulsés de la Péninsule.
Nombre de ces Musulmans l’acceptèrent, mais une bonne partie d’entre eux, dont des membres de l’élite, choisirent de gagner la Berbérie . Comme Henry C. Lea le souligne, « … se proveyó lo necesario para trasladar a Berbería a cuantos moros quisieran marchar, y así lo hicieron muchos, incluyendo a la mayor parte de los notables » . Parmi les familles musulmanes riches qui restèrent au moment des conversions, certaines étaient étroitement liées à la monarchie chrétienne. C’était le cas, par exemple, des Granada Venegas, une famille liée au prince nasride Cidi Yahya Alnayar, qui pendant la guerre de Grenade avait collaboré avec la monarchie castillane en livrant la forteresse de Baza dont il était le gouverneur. Après les capitulations, comme d’autres familles de notables musulmans, les Alnayar décidèrent de rester dans le royaume et s’adaptèrent parfaitement aux structures des vainqueurs, en s’assimilant à l’oligarchie chrétienne qui allait gouverner les villes de Grenade .
Le triomphe des Rois Catholiques sur le royaume de Grenade ne se pense pas uniquement en tant que nouvelle victoire militaire sur les Musulmans, mais aussi comme la récupération pour la chrétienté du dernier bastion infidèle qui existait encore dans la Péninsule. Cette victoire lance les monarques catholiques dans un processus irréversible de conquête spirituelle universelle. En effet, pour les Rois Catholiques la restauration religieuse engendrée par la conquête de Grenade devait se mettre au service d’une unité supérieure et universelle réalisable au moyen d’une série de conquêtes pour anéantir l’Islam : celles de l’Égypte, de la Grèce, de Constantinople et finalement de Jérusalem. Dans ce sens, les Rois Catholiques apparaissaient comme des annonciateurs de la « reunión del mundo en un solo rebaño y bajo la autoridad de un solo pastor » .
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Table des matières
Introduction
Première partie. De communautés à minorités : la formation d’un espace de domination chrétien
Chapitre I- Précédents à la formation d’un espace social chrétien
1. Les prémices juridiques à la formation de la minorité Morisque en Espagne : le statut mudéjar
— Des « Sarrasins » aux Mudéjares
— Le statut des Mudéjares
— Un espace de vie commun
— « Cohabitation » ou « coexistence » ? : l’appropriation de l’espace social chrétien par la minorité mudéjar
— Les Mudéjares dans l’espace de vie du Royaume de Valence : portrait
2. La civilisation inca et son espace de vie
— Les précédents à la formation de la minorité indienne péruvienne : les Incas, « les maîtres des quatre quartiers du monde »
— De quelques convergences entre les Incas et les Mudéjares
3. De Mudéjares à Morisques : l’acte de naissance des minorités morisques
— Les premiers morisques péninsulaires
— La conversion des Musulmans de Valence : la Germanía et la fin du statut mudéjar
— L’idéologie agermanada contre les Mudéjares : « tots los que no son crestians son anticrist »
— Une décision sans retour : « Que los baptizados eran y devian ser reputados cristianos »
4. Des Incas aux Indiens
— « Premier contact »
— La conquête militaire de l’Empire : le chemin vers le Cuzco
— Le contexte idéologique de la conquête
— « Corderos de Dios »
Chapitre II- Morisques et Indiens. Deux « identités frontières » forgées au sein de la Monarchie Hispanique
1. L’indomptable Morisque
— « El hábito no hace al monge »
— Un contre tous
— « Perros descreídos »
— « Que no vivan con la soltura y desverguença que biven en su secta »
2. La jeune minorité indienne et son espace de vie chrétien
— Le choc : « los indios andavan perdidos de sus Dioses »
— « Los mayores tiranos del mundo »
— L’Indien exclu
— L’Indien : « sustento de la sociedad colonial »
— L’Indien vu par lui- même
3. L’occupation de l’espace : le substrat démographique morisque
— Les Morisques, « entregadísimos sobremanera al vicio de la carne »
— « Crecer y multiplicarse en número como las malas hierbas »
— « La reserva morisca » : répartition de la population morisque dans le royaume de Valence
4. La démographie indienne et sa distribution dans la vice-royauté du Pérou
— « Tierra de diversidad y definidos contrastes »
— La démographie, une affaire d’État pour les Incas
— Oscillations démographiques : « donde había más de 20 mil indios, se pueden hoy contar a dedo »
Deuxième partie. Gérer l’occupation de l’espace dans deux territoires de frontière
Chapitre III- L’espace de la minorité morisque de Valence et le contrôle politique de la mobilité
1. L’aljama : instrument de pouvoir politique au service de la communauté morisque ?
— L’héritage mudéjar de l’aljama
— La ruche et ses abeilles
— Une bombe à retardement
2. De la mobilité à l’immobilisme
— « Les darán sus altezas pasaje libre y seguro »
— « De tierra impía escapar »
— « Ningun moro fuese atrevido a irse de su lugar » : la législation concernant le contrôle de la mobilité
— « La total y perpetua seguridad del reino »
3. L’organisation du contrôle de la mobilité spatiale
— La défense du territoire
— « Que los señores no tengan excusa »
Chapitre IV- Le contrôle de la mobilité spatiale sur la minorité indienne du Pérou
1. Contrôle politique et déplacement de la population indienne au service de l’État inca
— L’ayllu ou la ley de hermandad inca
— Los indios mandoncillos
— « Que sean traspuestos de un lugar a otro »
— Les archipels verticaux
— Déplacer pour garantir la sécurité de l’État
2. La mobilisation humaine au printemps de la Conquête
— Les premiers groupements : « Se dividió los señoríos originales hasta en cuatro encomiendas »
— Mobilisations d’Indiens à des fins stratégiques et militaires : des alliances volontaires
— La mobilisation forcée d’Indiens pour les nouvelles conquêtes
3. « Ley divina y policía humana ». L’empreinte juridique de Francisco de Toledo
— La « suprême organisation » du Pérou : de Lope García de Castro à Francisco de Toledo
— Regrouper pour mieux contrôler : les « reducciones de indios » et le rôle majeur du curaca colonial
— De quelques convergences entre l’organisation des « reducciones toledanas » et l’aljama morisque
— Mobiliser pour mieux exploiter : les mitas
4. Le phénomène d’abandon des reducciones
— « Los Indios han vuelto a sus tierras »
— « Huyen adonde estén libres »
Troisième partie. Ruptures d’espaces : résistances immédiates à la pression culturelle, révoltes, dissimulations, trahisons, conspirations
Chapitre V- Résistances morisques à la pression culturelle et politique
1. Les résistances armées face au nouvel espace de contrôle chrétien
— « No donarien les armes ni tancarien la mesquita fins tant aguesen vist la cara del Emperador »
— « Para dar principio a la guerra que movían por aborrecimiento de la religión Christiana »
— Les dernières révoltes morisques
2. La résistance passive
— La taqiyya ou l’art de dissimuler l’islamisme « en milieu hostile »
— Refus du christianisme par l’affirmation ouverte de l’identité culturelle morisque
3. L’espoir de la dernière chance : conspirations, soupçons de révoltes à grande échelle et millénarismes
— Les tentatives de soulèvements durant les années 1565-1570
— Tous les ennemis unis contre la Monarchie espagnole. La menace d’un soulèvement de grande ampleur (1574-1585)
— Les mouvements millénaristesmorisques comme arme de résistance
Chapitre VI – Rébellion dans les Andes
1. Manco Inca ou la première résistance armée contre la domination espagnole
— Le siège du Cuzco (1536-1537) : Manco Inca et la résistance armée contre l’imposition d’un nouvel espace politique
— L’affrontement
2. Vilcabamba : foyer de la résistance idéologique
— Les manœuvres d’un complot général
— Titu Cusi et le rêve de la restauration de l’ancien empire
— Vilcabamba ou le maintien de la flamme religieuse
— La fin du bastion de résistance
3. Le Taki Onqoy et la colère des dieux : un espoir messianique et un refuge culturel contre la domination
— Le Taki Onqoy : la forge de « la seta y apostasia llamada Taquiongo »
— La « maladie » se répand
— « Le choc des titans »
— Taki et taqiyya, drôle de coïncidence
4. Et si la menace de rupture venait de la mer ?
— « El capitan inglés […] venia para castigo por nuestros pecados »
— La revanche des dépossédés de l’ordre colonial
Conclusions