Le jeune : entre mythe et stéréotype (7-9 pgs)
La question du stéréotype est inhérente à notre objet d’étude. On peut commencer par un tour d’horizon rapide des titres parus dans les médias pour remarquer que le mot millennials est souvent accompagné du mot “stéréotype” . Ruth Amossy explique dans son ouvrage Stéréotypes et Clichés (2014) comment les sciences sociales ont fait émerger le stéréotype comme une représentation collective figée jusqu’au point d’en faire un objet d’étude empirique. Par cette nature empirique et ce caractère figé, la notion est devenue une clé de lecture des relations entre les groupes sociaux et leurs membres individuels à travers le prisme du rôle du langage dans la construction identitaire et la cognition sociale de nos sociétés. C’est sous son versant négatif — le plus vulgarisé — que la notion participe d’une réflexion sur le préjugé. Traversant la question de l’opinion et du sens commun, le stéréotype est aujourd’hui un phénomène social et de langage propre à notre vie en société . De ce fait, il ne faut pas les considérer comme “corrects ou incorrects” mais plutôt comme “utiles ou nocifs ” car leur utilisation courante et dans le champ professionnel de la communication relève d’une démarche, certes réductrice, mais aussi d’une volonté, d’un besoin de compréhension d’autrui. C’est Walter Lippmann, publiciste étasunien des années vingt , le premier à introduire dans le champ professionnel de la communication et de la publicité une justification théorique de l’utilisation des stéréotypes dans la création publicitaire. En effet,Lippmann réinvestit ce terme, provenant du langage courant, pour en faire un médiateur de notre rapport au réel. La médiation opérée par le stéréotype serait possible grâce aux processus de généralisation et de catégorisation qui permettent à leur tour d’agir sur le réel. Notre objet de recherche, le terme Millennials, semble remplir avec justesse cette définition de la notion de stéréotype apportée par Amossy et par Lippmann. Si l’on se réfère au Corpus B composé de quatre études marketing mises en ensemble pour être 32 étudiées dans le cadre de cette recherche, on retrouve des éléments de contenu saillants. Au sein de ces études produites par des entités énonciatrices différentes : la régie publicitaire du groupe média NRJ associée à l’Institut d’études d’opinion Sociovision (1), l’institut d’études Nielsen (2), la régie publicitaire de la chaine télévisé TF1 en association avec l’institut d’études IPSOS (3) et enfin l’agence média Prisma Media Solutions en THE GUARDIAN. Le Mercator apporte la définition suivante : “Travail méthodique de collecte et d’analyse d’informations permettant de mieux comprendre et connaître un marché, un public ou une offre, et ayant pour finalité de prendre de meilleures décisions marketing.” Dans : LENDREVIE Jacques, LEVY Julien, Mercator : tout le marketing à l’ère du numérique, Dunod, 2014. La catégorisation s’opère dès la conception même de l’étude. Prenons par exemple le cas N°B.3. Ici l’échantillon traité est présenté par l’énoncé “7 MILLIONS DE PROFILS HÉTÉROGÈNES ”. Par la suite sont indiqués des chiffres en pourcentage à 34 propos de la situation sociale de ces “7 millions de profils” : “23% d’écoliers, 36% d’étudiants, 23% d’actifs”. L’agencement graphique du contenu est fait de telle sorte que 36 le lecteur fasse une lecture linéaire du contenu. De ce fait, par un processus d’induction, le lecteur attribue le contenu numérique à l’énoncé “7 MILLIONS DE PROFILS HÉTÉROGÈNES”, appelés par la suite les “15-24”. Ainsi, les 7 millions de profils hétérogènes sont désormais catégorisés comme des “15-24”, des “bébés de la précarité” (p. 7) et des “Millennials” (p. 9) termes utilisés au même titre pour designer cet ensemble devenu, au sein de ce document, une génération homogène.
Le tout plein de contradictions, reflet d’une stabilité du signifiant ?
Si l’on a commencé par étudier le mot millennials à travers le prisme du stéréotype et celui du système barthésien du mythe c’est pour offrir à cette recherche les outils théoriques nécessaires pour répondre à la problématique posée. Il s’agit donc d’explorer à continuation, comment, en dehors du système de communication du mythe, le mot millennial —porteur d’une dimension stéréotypée dans le contenu de sa pensée— peut être considéré comme une formule selon la définition établie par Alice Krieg-Planque dans son ouvrage de 2009 . Pour ce faire, on doit s’intéresser en premier lieu à la matérialité linguistique de notre objet — millennials —. La matérialité du terme est intrinsèque au rôle qu’il peut avoir dans la création et la circulation des savoirs au sein du champ professionnel de la communication en tant que discours. Le mot millennials aurait, au même titre que le mythe, une limite formelle ? Aurait-il la “matérialité linguistique” pour porter la fonction formule ? La réponse à ces questionnements est nécessaire pour déterminer si notre objet d’études comporte les propriétés propres à une formule. À savoir : le caractère figé, le caractère discursif, le caractère de référent social et le caractère polémique que l’on peut attribuer, ou pas, aux unités lexicales du discours susceptibles de se doter du statut de formule. En ce qui concerne le caractère figé de la formule, Krieg-Planque indique que toute unité lexicale, qu’elle soit simple (par exemple “mondialisation”) ou complexe (“choque de civilisations”) doit être portée par une matérialité linguistique relativement stable pour être ainsi identifiée comme formule. Cette matérialité confère à l’unité lexicale les conditions de “reprise et de circulation” propres à une formule. Ces deux qualités (la reprise et la circulation) représentent un intérêt tout particulier pour cette recherche et justifient la raison même de son intérêt scientifique. L’importance que l’on accorde à la matérialité linguistique du mot, nous permettra également d’appréhender la dimension symbolique de son usage— en ce qui nous concerne : son usage dans le discours des professionnels de la communication. Car “par son caractère figé, la formule devient identifiable, reconnaissable, et par conséquent peut fonctionner comme indice de reconnaissance permettant de “stigmatiser” — positivement ou négativement — ses utilisateurs” . Au sein de cette recherche il s’agira moins de “stigmatiser” les utilisateurs de la formule que de les étudier, mais en somme, on voit qu’en adoptant cette méthodologie d’analyse du discours on peut prétendre à identifier et analyser des pratiques socioprofessionnelles cristallisées par le discours. Avant de procéder à l’étude des phénomènes de figement pouvant s’opérer sur le mot millennials, on doit faire un point sur la notion de stéréotype, par l’importance qu’elle porte au sein de cette recherche et plus globalement dans les considérations liées à notre objet de recherche. La notion de “stéréotypie” sous-tend celle du figement mais les stéréotypes tels que les entend la psychologique sociale, par exemple “les femmes sont plus douces que les hommes” ou « les millennials sont prêts à tout donner professionnellement » ne sont pas des formules. Cela nous est utile car cette distinction entre les différents contenus et formes du stéréotype justifient notre choix d’exclure le contenu socio-psychologique qu’implique le mot millennial. Il en va de même pour deux types d’énoncés que l’on retrouve souvent associés au mot : les “aphorismes” tels que “Pour les Millennials, l’âge adulte n’est plus vécu comme une vraie rupture”, caractérisés par une stéréotypie davantage présente dans le contenu de pensée (des idées reçues) et non pas dans la forme, qui peut changer à tout moment. Par contre, une formule peut contenir ou condenser dans sa signification des stéréotypes, des énoncés légiférants et/ou des aphorismes. “En conclusion, les stéréotypes et les idées reçues, pour circulants et dominants qu’ils puissent l’être, et pour agissants qu’ils soient souvent, ne sont pas des formules s’ils ne sont pas co-construits par une séquence verbale stable et répétée.” Or, on s’intéresse à la stéréotypie de la forme matérielle, stable et repérable, et on laisse de côté les considérations théoriques de son contenu de pensée, idées reçues et préjugés. Dans cette ordre d’idées, on doit tout d’abord déterminer l’unité lexicale qui sera l’objet de notre analyse. Pour ce faire on s’est appuyé sur les éléments du corpus B, déjà traité dans la partie précédente, composé de quatre documents appelés des “études marketing” dans le lexique professionnel du champ du marketing. Ces documents sont des supports matériels du discours qui sont à la fois produits par des professionnels de la communication et leur font office de matière première, de source théoriques. Ils ont été intégrés à notre corpus car leur nature pédagogique en font des éléments clés dans la circulation des discours au sein du champ professionnel. Ces supports, que l’on qualifiera d’”outils marketing de diffusion” matérialisent les savoir-faire et les discours produits au sein des entités actrices du marché et permettent à ces auteurs de présenter et monétiser leur savoir-faire professionnel. Ces outils marketing de diffusion font office de vitrine ou de carte de présentation des services professionnels et de l’expertise qu’ils peuvent apporter à des prospects. Leur contenu, graphique et discursif, constituent leur propriété intellectuelle et sont souvent des outils propriétaires qu’ils emploient, eux aussi, dans leurs pratiques professionnelles. Étant destinées, en principe, aux autres acteurs professionnels du marché économique (marques, agence de publicité, etc), ils modélisent et médiatisent des discours à partir des sondages et enquêtes menées auprès des différents groupes d’individus. Données qui sont par la suite traitées, triées et mises en forme au sein d’un rapport ou étude présentés selon les codes graphiques propres à chaque entité. Les quatre études faisant partie de notre corpus ont été procurées auprès des sites internet de ces entités, ce qui signifie qu’elles on été mise à disposition par les auteurs de manière volontaire, pour la consultation de tous publics, général et spécialisé. On se doit de signaler qu’il s’agit de ce fait des versions résumées, plus courtes que les versions intégrales mises à disposition uniquement sous condition d’achat.
La parole médiatique, consécration du référent
Alors qu’on a pu identifier les processus de stéréotypie et de figement qui rendent possible la circulation du système de langage du mythe de la jeunesse, et qui permettent ainsi un certain usage discursif du terme millennials, on s’intéressera par la suite à la valeur discursive de son usage au sein de deux supports discursifs différents et qui relèvent de deux pratique professionnelles différentes. Il existe, au sein de l’espace public que nous partageons, de nombreux signes qui nous évoquent une quelconque signification lorsqu’on rentre en contacte avec eux. Qu’ont en commun le dernier tube de l’été relayé par les médias, partagé par nos relations sur les réseaux sociaux ou chantonné par un passant dans la rue, et le phénomène de “c’est la rentrée” que l’on partage avec tout notre entourage vers la fin du mois d’août, qui envahit les affiches publicitaires dans les rues et fait les unes du JT de 13h ? Ce sont tous les deux des signes qui évoquent quelque chose, un sentiment, connu par tous et à un moment donné, ce sont des référents sociaux. Le caractère de référent social est également un élément constituant de la formule. Il traduit, au même titre qu’un phénomène de mode (“le tube de l’été), “l’aspect dominant, à un moment donné et dans un espace socio-culturel donné” de la formule. Cela veut dire que, pour que l’on puisse qualifier notre objet d’étude de formule, on doit pouvoir démontrer que sa signification, bien qu’elle ne se doit d’être homogène , est un signe qui évoque quelque chose pour tous, au moment ou elle est mise en discours dans l’espace public. Elle doit être connue de tous. Pour se faire, on doit dans un premier temps faire un point sur ce que l’on considère, dans le cadre de cette recherche, comme étant l’espace public. En effet, étant lui-même un terme polysémique à usages variées, on prendra en compte la (re)définition mise en place par Jürgen Habermas en 1990 à l’occasion d’une réédition de sa publication originale datée de 1962. Au sein de cet ouvrage le philosophe allemand envisage désormais “l’espace public comme pluriel et fragmenté.” Il le conçoit désormais comme “un réseau d’espaces publics multiples et partiellement autonomes” plutôt qu’un seul et unique. Cette nouvelle conception de la notion permet l’inclusion et une porosité plus importante entre les différentes sphères discursives, publiques et privées, et fait de lui le terrain propice dans lequel “les [ différents ] acteurs [ sociaux et de l’économie ] mettent en commun leurs points de vue, portent leurs opinions [ … ] et les rendent visibles pour autrui”. On peut ainsi envisager de manière plus claire comment les discours produits par les professionnels de la communication s’appuient sur des référents sociaux pour pénétrer les sphères privées et s’y propager. On peut également comprendre comment ces discours avec leurs notions, concepts et néologismes aux airs barbares deviennent, à leur tour, des référents sociaux pouvant être mobilisés par tous les acteurs à leur guise. Maintenant, si l’on veut prouver le caractère de référent social du mot millennials on se doit de commencer par démontrer sa notoriété. Celle-ci est “une condition nécessaire à l’existence “formulaire” du signe” . Pour cela, on a retenu trois critères d’évaluation de la notoriété d’un mot : la fréquence, le consensus et la reformulation. Empruntés à des études lexicographes des discours de spécialité, ils ne sont ni conclusifs, ni indépendants mais ont le mérite d’acheminer nos analyses. On doit commencer notre démonstration en soulignant le caractère hétérogène de notre corpus. Richement décrit auparavant il est composé de trois types de documents : des études marketing, des créations publicitaires et des résultats des entretiens qualitatives menées auprès de quatre professionnels de la communication. Malgré cette hétérogénéité inhérente à la fois à leur nature discursive, à leur matérialité et à leur provenance, ils partagent tous un élément qui les fait fonctionner en tant que corpus : la présence volontaire du mot millennials. Bien que leur interaction et leur mise en ensemble réponde à une démarche intentionnelle, ce fil rouge qui les traverse fait partie intégrante de leur contenu dès leur conception. Le fait que le terme millennials fasse partie de chacun de ces supports, contenant à la fois des discours oraux, écrits, savants et ordinaires nous permet déjà postuler l’idée que notre objet de recherche est un signe qui a le potentiel d’être “connu de tous” et de manière plus restreinte, connu de tous les acteurs de la communication.
Le néologisme comme preuve d’usage social
Ainsi on a pu voir précédemment dans quelle mesure millennials est un mot dont l’usage se trouve à la croisée de plusieurs champs dont les frontières sont poreuses : la sociologie, le marketing, la publicité et le journalisme. Il n’est donc pas étonnant qu’au delà des codes ou règles linguistiques, ce qui le constitue et l’institue en formule relève davantage du registre du discours. La formule est avant tout une “notion discursive”. Du fait de cette force discursive elle “suscite de nombreux commentaires et réflexions sur les évolutions qui traversent les sociétés” et peut contribuer à la création de valeur et l’instauration de figures sociales. La pratique professionnelle du planneur stratégique dans une agence média , telle que la décrit Alexandre Chavagnac, témoigne du rôle des effets discursifs dans le champ professionnel de la communication : “D’un point de vue purement média, les cibles générationnelles sont assez peu utilisées. Les modes d’achat poussent les équipes internes de l’agence et les équipes clients à travailler avec des cibles socio-démographiques ou attitudinales. Lorsqu’on achète de l’espace publicitaire sur Facebook par exemple, on est obligé de se plier aux possibilités de ciblage de la plateforme. Les critères « millennials » ; « gen X » ; « baby boomer » ; etc n’en faisant pas partie, il est logique que agence et clients utilisent peu ces dénominations au profit de critères d’âge, de sexe, géographiques, ou centres d’intérêts par exemple.” Dès lors, afin de continuer notre démarche d’étude du mot millennials pour sa valeur de formule, on doit explorer son caractère discursif, car “moins que “linguistique”, la formule est une “notion discursive” qui se constitue à travers son usage social. Pour ce faire, il est nécessaire de saisir en amont la notion de discours. Dominique Maingueneau la définit dans son Dictionnaire d’analyse du discours (2002) comme étant une notion “orientée, liée à la visée du locuteur et se développant dans le temps. Par ailleurs, [ le discours ] est une forme d’action. Il est interactif et contextualisé, tout en contribuant à définir son contexte qui peut se modifier en cours d’énonciation [ … ] ”. Pour le formuler autrement, le discours constitue l’usage à la fois individuel et social d’un terme linguistique, d’un mot, d’une expression. Il postule une mise en tension entre le mot ou l’expression et le contexte socio-historique. Quel est donc ce contexte socio-historique dans lequel émerge et circule notre formule millennials ? On commencera par faire, dans un premier temps, un point sur la nature de ce contexte. Bien que l’on se soit attardé précédemment sur l’espace discursif et l’espace public au sein duquel on a souhaité placer cette recherche , il nous semble nécessaire de délimiter à ce stade la “zone locale de l’espace public” au sein de laquelle l’on tentera de déterminer l’usage social de notre formule. Pour ce faire, on empruntera la notion des champs théorisée par Pierre Bourdieu dans son ouvrage Les règles de l’art publié en 1992 . À travers cette notion, on peut délimiter un espace discursif en fonction de l’existence d’un lexique contingent à une activité professionnelle et dont l’usage est une des conditions d’appartenance des individus à cet “univers social”. Régie par des règles de langage et d’action qui lui sont propres , l’espace discursif est ainsi circonscrit et constitue la zone locale de l’espace public propre au champ de l’exercice professionnel du marketing.
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Table des matières
Remerciements
Sommaire détaillé
Introduction
PARTIE I : La Formule de jeunesse
A. Le jeune : entre mythe et stéréotype (7-9 pgs)
B. Le tout plein de contradictions, reflet d’une stabilité du signifiant ?
C. La parole médiatique, consécration du référent
PARTIE II : Pour un usage social du terme millennials
A. Le néologisme comme preuve d’usage social
B. La création publicitaire comme preuve d’usage social du terme millennials
C. La formule du bad buzz
Conclusion et recommendation
RECOMMENDATION
BIBLIOGRAPHIE
Références mobilisées (par ordre alphabétique)
Bibliographie thématique complémentaire
ANNEXES
RÉSUMÉ DU MÉMOIRE
MOTS-CLEFS
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