Dans les zones tempérées côtières, près de 70 % des invertébrés marins benthiques possèdent un cycle de vie bentho-pélagique qui inclut une phase de vie larvaire dans la colonne d’eau suivie ensuite d’une phase de vie benthique pour les juvéniles et adultes (Thorson 1950). Le recrutement est un terme particulièrement complexe à définir. En halieutique, il désigne les mécanismes influençant l’abondance d’individus atteignant une classe d’âge déterminée (souvent en fonction des tailles de capture) alors que les généticiens considèrent plutôt qu’un individu est recruté quand il est capable de se reproduire et ainsi de transmettre son patrimoine génétique. Nous adoptons dans ce projet de recherche une vision plutôt écologique et définissons ici le recrutement comme l’ensemble des processus qui vont mener au passage de la vie pélagique à la vie benthique. Ainsi, il englobe aussi bien les différents mécanismes larvaires menant au premier contact avec le substrat que ceux de retour dans la colonne d’eau après cette première fixation et qui aboutissent à la sédentarisation, l’organisme entamant alors une vie benthique stricte. Par conséquent, le recrutement n’est pas un événement biologique précis comme le passage d’un stade de développement à un autre, mais un terme opérationnel qui comprend tous les mécanismes permettant la colonisation durable du substrat par les premiers stades de vie (larves, post-larves et juvéniles). Le recrutement peut être divisé en deux grandes phases pré et postfixation (pre- et post-settlement) autrement dit une phase prélude à la colonisation du substrat et une phase postérieure à celle-ci. Pineda et al. (2009) décrit quatre processus se succédant pour détailler le déterminisme du recrutement : les deux premiers sont la quantité de larves disponibles et le transport larvaire pour la phase préfixation qui sont à la bases du « larval supply ecology » puis la colonisation du substrat et enfin les processus post-fixation (Figure 1). Les termes « fixation » et « colonisation » sont utilisés ici comme une traduction du terme anglais « settlement ».
LA PHASE PREFIXATION
C’est en amont de la phase larvaire pélagique qu’ont lieu la fécondation et l’embryogenèse, premières étapes du cycle de développement des invertébrés à cycle de vie bentho pélagique (Figure 2). La reproduction des bivalves a, et fait, encore l’objet de très nombreuses études. Très brièvement, celle-ci est influencée par des facteurs exogènes telles la température, la nourriture, la salinité ou encore la lumière, mais également par des facteurs endogènes comme les cycles hormonaux et les paramètres génétiques (Gosling 2015). La reproduction inclut une phase de gamétogénèse, qui peut durer plusieurs mois, suivie d’une ou plusieurs pontes souvent ponctuelles (Seed et Suchanek 1992). La plupart des bivalves marins des régions tempérées ont une fécondation externe, les gamètes mâles et femelles étant relâchées directement dans le milieu marin à l’exception de certaines espèces couveuses (« brooding species ») chez qui la fécondation est interne. Après la libération des gamètes et la fécondation, les différents stades larvaires se succèdent dans l’ordre suivant : l’embryon cilié, la larve trochophore, la larve D-véligère, la larve umbovéligère et la larve pédivéligère, dernier stade avant la métamorphose, puis la postlarve métamorphosée. Après de multiples modifications morphologiques au cours de stades successifs, la larve devient compétente (Gosling 2015), c’est-à-dire, apte à se fixer et à se métamorphoser. Le vélum, organe permettant à la larve de se nourrir et de contrôler sa position verticale dans la colonne d’eau durant son développement larvaire apparait au stade véligère. La coquille prend ensuite une forme bombée caractéristique du stade umbovéligère. Enfin, au dernier stade pélagique pédivéligère, les dernières modifications morphologiques importantes permettent d’identifier le stade compétent ; c’est notamment l’apparition du pied qui jouera un rôle essentiel dans la prospection du substrat et dans la production du byssus (Lane et Nott, 2009). La compétence est acquise au stade pédivéligère a une taille moyenne comprise entre 200 et 300 µm selon les espèces (Carriker 1961, Baynel 1976, Gosling 2015). Les retards de métamorphose, qui seront détaillés plus loin dans ce document, peuvent moduler grandement cette notion de taille à la métamorphose. Tout au long de la phase larvaire, les larves sont transportées au gré des courants (Incze 2000). Les larves peuvent, dans une certaine mesure, contrôler leur position verticale dans la colonne d’eau, et réaliser notamment des migrations en surface la nuit pour se nourrir (Raby et al. 1994). De multiples études ont été menées sur la dispersion et le transport des larves durant leur phase pélagique (Alexander et Roughgarden 1996, Epifanio et Garvine 2001, Thomas et al. 2012) utilisant notamment des modèles numériques de dispersion couplés à des modèles hydrodynamiques (Hare et al. 1999, North et al. 2008, Christensen et al. 2008). Les larves peuvent ainsi être transportées jusqu’à plusieurs centaines de kilomètres (Levin 2006) bien qu’en réalité pour de nombreuses espèces la dispersion se limite à moins d’un kilomètre (Shanks 2009). La dispersion larvaire a des implications très importantes sur la génétique des populations d’invertébrés marins à cycle de vie bentho pélagique (Hedgecock 1986, Ibrahim et al. 1996, Luttikhuizen et al. 2003), mais également sur les notions de connectivité entre habitats et/ou populations (Levin 2006, Thorrold et al. 2007, Le Corre 2013).
Si une quantité importante de larves dans le milieu ou larval supply est un pré requis quasi impératif pour assurer le recrutement (Roughgarden et al. 1985), le succès de celui-ci est loin de dépendre uniquement de ce paramètre. En réalité il est observé une déconnexion ou un découplage significatif entre la quantité de larves durant la phase larvaire et la quantité de juvéniles recrutés (Miron et al. 1995, Olivier et al. 2000, Pineda 2000). En effet, le succès du recrutement dépend de cette quantité de larves disponibles, elle-même dépendante du succès de la reproduction, mais également du succès de la phase de fixation.
COLONISATION, FIXATION ET METAMORPHOSE
L’étape de colonisation ou de fixation correspond au passage des larves des compartiments pélagiques à benthiques au cours duquel des mécanismes comportementaux interviennent et permettent la prospection du substrat puis la fixation primaire. Cette phase est suivie, voire confondue, avec la métamorphose qui est une transformation de la larve en post-larve accompagnée de nombreux changements morphologiques et anatomiques qui vont permettre à l’individu d’entamer plus ou moins progressivement une vie benthique sédentaire juvénile puis adulte. De nombreux facteurs vont influencer cette étape par des phénomènes d’interaction entre ceux-ci et cela à différentes échelles spatiales et temporelles (Lindsay 2012), en voici les principaux. Une fois la compétence acquise la larve gagne le compartiment suprabenthique comprenant le substrat en lui-même, l’interface eau-sédiment, mais également la couche limite benthique (Benthic Boudary Layer, BBL) caractérisée par des conditions hydrodynamiques particulières. Cette BBL influence directement tous les mécanismes hydrosédimentaires, mais également biogéochimiques et biologiques dans ce compartiment. D’un point de vue hydrodynamique, cette couche limite benthique est caractérisée par un profil de vitesse particulier (Soulsby 1997). L’intensité du courant diminue à proximité du fond en raison des forces de frottement et de friction des masses d’eau sur le fond (Figure 3). La structure de la BBL (épaisseur, profil) est influencée par la nature du fond (rugosité, texture, structures biogéniques), mais également par les caractéristiques des masses d’eau (viscosité, température, vitesse, etc…). L’existence de cette couche, dans laquelle les vitesses des courants horizontaux et verticaux sont limitées, facilite les possibilités de prospection de l’habitat par les larves et les migrations secondaires. Les travaux de Koehl (Koehl et Reidenbach 2007, Koehl et Hadfield 2010) passent en revue l’influence du régime hydrodynamique sur les processus de recrutement, notamment en termes de direction et force du courant, turbulences, forces de frottement, etc (Butman 1987). D’une manière générale, la plupart des larves compétentes de bivalves entament leur phase de sélection du substrat quand les conditions hydrodynamiques sont plus calmes (Crimaldi et al. 2002). Cependant, certaines espèces, dont les moules, ont des capacités particulières à coloniser des habitats dans lesquels les conditions hydrodynamiques sont particulièrement intenses. En effet, une certaine agitation au niveau de la BBL favoriserait la fixation des larves de moules (Eyster et Pechenik 1988, Pernet et al. 2003a) qui ont ainsi la capacité de coloniser des systèmes caractérisés par des fortes turbulences, comme ceux soumis à la houle par exemple (Fuchs et al. 2007, Fuchs et DiBacco 2011).
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Table des matières
INTRODUCTION GÉNÉRALE
LA PHASE PREFIXATION
COLONISATION, FIXATION ET METAMORPHOSE
PROCESSUS INTERVENANT DANS LA PHASE POST-FIXATION
MIGRATIONS SECONDAIRES
Migrations passives
Migrations actives
Mécanismes comportementaux associés aux migrations secondaires actives
Scénarios de migrations secondaires actives
RECRUTEMENT ET PHYSIOLOGIE
OBJECTIFS, HYPOTHESES ET METHODE
SITE D’ETUDE
CHAPITRE 1 L’environnement trophique contrôle les migrations secondaires des recrues de bivalves dans un écosystème côtier en régime méga tidal
1.1 RESUME
1.2 TROPHIC CUES PROMOTE SECONDARY MIGRATIONS OF BIVALVE RECRUITS IN A HIGHLY DYNAMIC TEMPERATE INTERTIDAL SYSTEM
1.3 ABSTRACT
1.4 INTRODUCTION
1.5 MATERIALS AND METHODS
1.5.1 Study site
1.5.2 Recruit traps
1.5.3 Bivalve recruitment dynamics
1.5.4 Monitoring of environmental parameters
1.5.5 Hydrodynamic parameters
1.5.6 Trophic environment
1.5.7 Laboratory procedures
1.5.8 Statistical analyses
1.6 RESULTS
1.6.1 Bivalve recruit migrations
1.6.2 Environmental Data
1.6.3 Environmental trigger of post settlement migrations
1.7 DISCUSSION
1.7.1 Massive migration event
1.7.2 Active post-settlement migrations
1.7.3 Ecological roles of active secondary migrations
1.8 CONCLUSION
1.9 ACKNOWLEDGEMENTS
CHAPITRE 2 Variation temporelle du potentiel de migrations secondaires : concept de fenêtre temporelle chez quatre espèces de bivalves exploitées
2.1 RESUME
2.2 TEMPORAL VARIATION OF SECONDARY MIGRATIONS POTENTIAL: CONCEPT OF TEMPORAL WINDOWS IN FOUR COMMERCIAL BIVALVE SPECIES
2.3 ABSTRACT
2.4 INTRODUCTION
2.5 MATERIEL AND METHODS
2.5.1 Sinking velocity
2.5.2 Natural hydrodynamic conditions
2.5.3 Data analysis
2.6 RESULTS
2.6.1 Sinking velocity
2.6.2 Resuspension threshold potential dynamics
2.7 DISCUSSION
2.8 ACKNOWLEDGEMENTS
CHAPITRE 3 Influence de la condition physiologique des recrues de bivalves sur leur potentiel de dispersion post-fixation
3.1 RESUME
3.2 INFLUENCE OF THE PHYSIOLOGICAL CONDITION OF BIVALVE RECRUITS ON THEIR POST-SETTLEMENT DISPERSAL POTENTIAL
3.3 ABSTRACT
3.4 INTRODUCTION
3.5 MATERIEL AND METHOD
3.5.1 Larval and post-larval rearing
3.5.2 Experimental design
3.5.3 Biochemical analysis
3.5.4 Fall velocity tube
3.5.5 Benthic flume
3.5.6 Statistical analyses
3.6 RESULT
3.6.1 Biochemical composition
3.6.2 Fall velocity tube
3.6.3 Benthic flume
3.7 DISCUSSION
3.8 ACKNOWLEDGMENTS
CONCLUSION
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