Points de comparaison entre les ontologies stoïcienne et spinozienne
Un des éléments nous permettant d’affirmer une certaine parenté entre les systèmes stoïcien et spinozien est certainement qu’ils soutiennent tous les deux l’existence d’un seul et unique substrat. Tous les deux monistes, les deux systèmes sont aussi tous les deux, immanentistes et panthéistes. Dans les deux cas, l’être humain sera défini comme une petite partie du grand tout qu’est Dieu; dans les deux cas, Dieu et la nature seront identifiés l’un à l’autre. Bien entendu, le monisme de ces deux systèmes ne peut pas être si rapidement confondu ; il existe des différences indéniables.
Les deux philosophies sont monistes, mais chez les stoïciens le substrat est entièrement matériel. Rien de tel chez Spinoza. En effet, dans le Traité de la réforme de l’entendement, Spinoza s’attaque à cette idée en désignant explicitement les stoïciens (c’est une des deux références directes au portique dans l’ensemble de l’œuvre spinozienne). Selon Spinoza, les stoïciens «imaginaient aussi et en même temps percevaient par l’entendement que les corps les plus subtils pénètrent tous les autres et ne sont pénétrés par aucuns. Imaginant toutes ces choses ensemble et y joignant la certitude de cet axiome, ils étaient certains tout aussitôt que ces plus subtils d’entre les corps sont l’esprit, qu’ils ne peuvent être divisés, etc. » (Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement). Croire cela c’est se tromper sur la véritable nature de la substance. La substance ne s’exprime pas seulement à travers la matière ; elle possède une infinité d’attributs parmi lesquels nous trouvons l’étendue et la pensée.
La théorie des affects
Au cœur de la théorie spinozienne des affects, nous retrouvons un concept dont nous avons largement discuté lorsque nous nous sommes attardés à l’étude du De deo : le concept de puissance. Nous avions par ailleurs qualifié la philosophie spinozienne de philosophie de l’expression: la Nature s’exprime d’une infinité de façons en une infinité de modes finis à travers une infinité d’attributs tous infinis en leur genre. L’être humain, qui est un de ces modes finis, s’exprime quant à lui à travers deux attributs, la pensée et l’étendue, et possède une partie infinie de la puissance infinie de la Nature. Deux choses importantes doivent ici être immédiatement rappelées : premièrement, l’être humain est infiniment surpassé en puissance par la Nature; deuxièmement, l’ être humain exprime une certaine quantité de puissance.
Cette petite quantité de puissance est ce que Spinoza appelle le conatus. Soulignons que toutes choses possèdent un conatus, mais, tout comme Spinoza, nous centrerons notre étude sur le conatus humain. Même si le mot conatus est malheureusement absent de la traduction française, le concept de conatus est néanmoins défini à la sixième proposition de la troisième partie de l’Éthique en ces termes: «Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être». En français, le mot latin conatus peut se traduire par le mot effort. Malgré cela, les commentateurs continuent d’utiliser le mot latin conatus.
La liberté d’un point de vue métaphysique
D’emblée, les métaphysiques spinozienne et stoïcienne semblent laisser très peu de place à la liberté humaine. Les deux systèmes sont en effet profondément déterministes. Notons au passage que le déterminisme spinozien est aveugle contrairement au déterminisme stoïcien qui est irrémédiablement lié à leur conception du destin. Spinoza répète tout au long de l’Éthique que l’être humain n’est qu’une toute petite partie de la nature, que l’être humain possède une puissance infinie et, plus grave encore, que l’être humain n’est pas et ne peut pas être cause de soi absolument. Or, nous avons clairement vu que seule la suicausalité permet la liberté et que toutes les autres choses ne peuvent être libres. Ainsi, seule la substance est totalement libre et jamais l’homme ne pourra l’être, du moins pas de la même façon. Nous avons vu que les modes – dont nous sommes – ne possèdent rien de plus qu’une autonomie bien mince, c’est-à-dire aucun libre arbitre véritable. C’est pourquoi Spinoza affirme ici: «Dans la Nature, il n’existe rien de contingent; mais tout est déterminé par la nécessité de la nature à exister et à agir selon une modalité particulière» .
Mais alors, si l’être humain ne peut jamais être réellement libre, comment se fait-il que l’Éthique de Spinoza propose précisément de libérer l’être humain? Comment l’Éthique peut-elle promettre une voie vers la libération si la liberté n’est qu’une illusion? La même opposition semble bien se manifester dans la philosophie stoïcienne. Après tout, le stoïcisme va même jusqu’à défendre l’existence du destin tout en soutenant l’existence d’au moins une autonomie du sujet.
Le convenable, l’utile, l’oikeiosis et le conatus
Dans les mots de Pascal Séverac, « stoïcisme et spinozisme proposer des morales de la convenance ». Nous abondons dans le même sens; toutefois, cette affirmation mérite toutefois d’être examinée en détail. Il est vrai qu’au cœur de la philosophie stoïcienne, la recherche du convenable est sans aucun doute un des thèmes principaux. C’ est ainsi que plusieurs stoïciens se pencheront précisément sur ce thème et celui-ci revient constamment dans les traités des philosophes du portique. La lecture des Entretiens, du Manuel, des Pensées, des divers traités de Sénèque et même de certains extraits des philosophes stoïciens moins connus nous frappe immédiatement par l’insistance que leurs auteurs accordent à ce thème. Dans l’Éthique toutefois, le thème de la convenance semble d’emblée beaucoup moins important. Il est vrai que Spinoza utilise peu le terme de convenance. Mais ce n’est pas parce que Spinoza ne parle pratiquement jamais directement du concept de convenance que ce concept n’a chez lui aucune importance. En réalité, nous le verrons, autant chez Spinoza que chez les stoïciens, le concept est central et c’est peut-être d’ailleurs sur ce point précisément que les deux philosophies, à première vue, se rapprochent le plus. Mais avant de nous attarder sur cette ressemblance, il serait préférable de nous questionner sur l’idée même de convenance et sur ce qu’elle représente pour les philosophes stoïciens.
Le rôle du jugement
Nous ne connaissons que très peu de choses des traités moraux de Chrysippe, hormis peut-être la très fameuse métaphore du cône et du cylindre. Néanmoins, même si cette métaphore ne représente qu’une infime partie d’une œuvre par ailleurs gigantesque, elle est tout de même essentielle et nous sera grandement utile en ce qui concerne notre compréhension du rôle du jugement dans le processus de libération stoïcien. Rappelons-nous ce que nous avions déjà exposé à son sujet à la fin du premier chapitre. L’idée est la suivante: partant d’une même impulsion de départ, un cône parfaitement lisse suivra une trajectoire circulaire avec son sommet comme centre de rotation, alors qu’un cylindre parfaitement lisse adoptera une trajectoire parfaitement linéaire. Si l’impulsion de départ est exactement la même, toutes choses étant égales par ailleurs, nous devrons logiquement conclure que c’est la différence de forme des deux solides qui provoque une différence dans la trajectoire qu’ils adoptent. Nous avions alors affirmé que les deux solides représentent deux hommes qui diffèrent par la nature de leurs assentiments, ici représentés par la forme particulière de chaque solide et que l’impulsion de départ représente quant à elle la représentation qui est identique en chacun des hommes.
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Table des matières
INTRODUCTION
1. CHAPITRE 1- Aspects ontologiques du concept de liberté chez les stoïciens et chez Spinoza
1.1. Ontologie stoïcienne
1.1.1. Monisme, dualisme ou pluralisme ?
1.1.2. Le destin, la providence et la possibilité de la liberté
1.2. Ontologie spinozienne
1.2.1. D ‘un dualisme des substances vers un dualisme des attributs
1.2.2. Dieu et la suicausalité, les modes et la causalité efficiente
1.3. Points de comparaison entre les ontologies stoïcienne et spinozienne
2. CHAPITRE 2 – La méthode de libération chez Spinoza
2.1. Le vrai et l’adéquat
2.2. La théorie des affects
2.3 . De la servitude humaine vers la béatitude
2.3 .1. Le point de vue du temps et l’amour envers Dieu
2.3.2. Le point de vue de l ‘éternité
2.3.3. L ‘amour intellectuel de Dieu
3. CHAPITRE 3 – Analyse comparative des méthodes de libération stoïcienne et spinozienne
3.1. La liberté d’un point de vue métaphysique
3.2. Le convenable, l’utile, l’oikeiosis et le conatus
3.3. Le rôle du jugement
3.4. Les passions et leur éradication
4. CONCLUSION
5. BIBLIOGRAPHIE
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