Les méthodes de détection quantitative des dommages à l’ADN
Il existe plusieurs techniques de quantification des dommages à l’ADN qui présentent chacune des avantages et des inconvénients. On peut en distinguer deux types, les méthodes biochimiques et les méthodes chromatographiques. Nous allons dans un premier temps décrire le principe de chacune de ces méthodes ainsi que leur utilisation, quand c’est le cas, pour la détection quantitative ou non des adduits de l’ypérite. Dans un second temps nous présenterons la démarche opérée pour la mise au point de la première méthode de quantification des trois adduits de l’ypérite par HPLC-MS/MS.
Les méthodes biochimiques
Les méthodes biochimiques regroupent les méthodes immunologiques et les méthodes enzymatiques.
Les méthodes immunologiques
Les méthodes immunologiques sont basées sur l’utilisation d’anticorps qui sont produits après plusieurs injections de solutions d’ADN traité avec le composé d’intérêt ou les dommages eux-mêmes dans des animaux comme des lapins ou des souris (Poirier, 1993). Elles sont relativement sensibles et sont peu onéreuses à mettre en œuvre (Phillips et al., 2000). De plus, elles ne nécessitent pas d’hydrolyser l’ADN. Il est recommandé de ne pas faire plus de 3 à 4 injections de sorte que les anticorps produits soient spécifiques de la lésion d’intérêt (Poirier, 1993). Toutefois, des réactions croisées peuvent se produire comme par exemple pour les anticorps dirigés contre la 8-oxoguanine qui reconnaissent également la désoxyguanosine (Degan et al., 1991). Le principal inconvénient des méthodes immunologiques concerne leur manque de spécificité.
Van der Schans et al. ont mis au point une méthode de détection de l’adduit majoritaire de l’ypérite, HETE-N7Gua, par immuno-marquage (van der Schans et al., 1994). Ils ont développé à la fois des anticorps polyclonaux en immunisant des lapins avec de l’ADN traité à l’ypérite et des anticorps monoclonaux en immunisant des souris avec la HETE-N7 guanosine monophosphate (HETE-N7GMP). La sensibilité des deux types d’anticorps a été trouvée identique sur de l’ADN isolé avec la détection d’un adduit HETE-N7Gua pour 5 millions de nucléotides non modifiés. Des tests de réactivité croisée ont montré que les anticorps monoclonaux reconnaissaient également la N7-méthyl guanine entre autres. Cette méthode a été appliquée à la quantification de HETE-N7Gua dans des biopsies de peau humaine exposée à de l’ypérite vapeur (830 mg/m3 ) pendant 10, 30 et 60 s. Les fréquences des adduits mesurées étaient de l’ordre de quelques adduits (<10) pour 10 millions de nucléotides (van der Schans et al., 2004).
Les méthodes enzymatiques
Parmi les méthodes enzymatiques, on trouve l’élution alcaline et l’électrophorèse sur gel d’agarose de cellules isolées. L’élution alcaline a été mise au point par Kohn et al. (Kohn et al., 1976; Kohn and GrimekEwig, 1973). Cette technique permet de mesurer les cassures et les sites alcali-labiles comme les sites abasiques. Le principe de cette méthode repose sur la lyse de cellules sur des membranes filtrantes, le contenu cellulaire étant élué dans le tampon de lyse sauf l’ADN qui lui est élué en conditions alcalines. L’élution de l’ADN s’accompagne de la séparation de ses brins et de la formation de cassures simple brin au niveau des sites alcali-labiles qui s’ajoutent aux cassures directes. La vitesse d’élution à travers un filtre est dépendante de la taille de la molécule simple brin d’ADN et est directement reliée au taux de cassures simple brin. Pour mesurer la quantité d’ADN éluée, des sondes radioactives ont tout d’abord été utilisées, puis des améliorations ont permis l’emploi de fluorophores (Goumenou and Machera, 2004).
Cette méthode a été largement remplacée par l’électrophorèse sur gel d’agarose de cellules isolées ou test des comètes qui comme son nom l’indique permet la quantification des dommages non plus dans une population de cellules mais dans une seule cellule (Himmelstein et al., 2009). Cette technique a été développée par Ostling et Johanson (Ostling and Johanson, 1984) et permet de mesurer les cassures au sein de la double hélice. Les cellules sont englobées dans un gel d’agarose, déposées sur une lame de microscope et lysées à l’aide d’un détergent en présence de fortes concentrations salines. L’ADN se trouve dans le noyau à l’état super enroulé ce qui limite sa migration sous électrophorèse. S’il contient des cassures, cellesci engendrent un relâchement de la structure, plus précisément d’une boucle de la double hélice. Sous électrophorèse à pH élevé, on observe alors sous microscope, après ajout d’un intercalant fluorescent, une structure similaire à une comète comportant l’ADN compact qui en compose la tête et l’ADN relâché qui en forme la queue. L’augmentation des dommages est visualisée non pas par une augmentation de la taille de la queue de la comète mais plutôt par son marquage plus prononcé (Collins et al., 2008). Il existe des variantes au test des comètes qui permettent de mesurer, outre les cassures de l’ADN, certains types de lésions comme les dommages oxydatifs en utilisant des ADN-N-glycosylases comme Fpg ou Endo III qui vont générer des cassures supplémentaires (Himmelstein et al., 2009). La sensibilité de ces méthodes constitue leur principal avantage. Elles sont en revanche peu spécifiques même avec l’emploi de glycosylases car elles sont capables de reconnaître plusieurs types de dommages.
En appliquant le test des comètes à des lymphocytes humains exposés à l’ypérite, Moser et al. ont mis en évidence que les pontages qu’elle forme interféraient avec la migration électrophorétique de l’ADN et donc la détection des cassures (Moser et al., 2004).
Les méthodes chromatographiques
Les méthodes chromatographiques regroupent toutes les méthodes pour lesquelles une séparation par chromatographie est effectuée. Contrairement aux méthodes précédentes, l’ADN doit être ici extrait et hydrolysé. Il existe différentes méthodes chromatographiques pouvant être utilisée pour la quantification des dommages à l’ADN parmi lesquelles le postmarquage au 32P et les couplages entre chromatographie liquide haute performance (HPLC) ou gazeuse (GC) avec différents détecteurs (radioactivité, électrochimie, spectrométrie de masse).
Utilisation de composés radioactifs
L’utilisation de composés radioactifs est un moyen direct pour déterminer si un composé forme ou non des adduits à l’ADN (Phillips et al., 2000). C’est là l’avantage principal de l’emploi de tels composés. Pour cela, les expériences peuvent-être conduites in vivo sur des animaux auxquels le composé radioactif est administré ou in vitro avec le traitement de cellules ou d’ADN isolé (Himmelstein et al., 2009; Phillips et al., 2000). Parmi les éléments radioactifs les plus utilisés pour la synthèse du composé dont on souhaite savoir s’il forme des adduits, on retrouve le 3H et le 14C. Les composés marqués au 3H sont moins chers à préparer et possèdent une activité spécifique supérieure à celle des composés marqués au 14C. Cependant, ces derniers sont moins sujet à perdre leur marquage via des échanges du 14C par du 13C que ne le sont les composés marqués au 3H par des échanges de protons (Himmelstein et al., 2009; Phillips et al., 2000). La présence de radioactivité dans de l’ADN extrait et purifié, soit après administration du composé radioactif à un animal soit après traitement de cellules ou d’ADN isolé, n’est pas forcément synonyme de la présence de lésions. Il se peut en effet que des métabolites s’absorbent de façon non covalente à des nucléotides normaux. La distinction entre ces complexes et des adduits nécessite une hydrolyse suivie d’une séparation chromatographique (Phillips et al., 2000). Les inconvénients inhérents à l’emploi de composés radioactifs sont le coût associé à leur préparation et le danger lié à leur utilisation.
Brookes et Lawley sont les premiers à avoir mis en évidence la formation des adduits à l’ADN causés par l’ypérite (HETE-N7Gua, HETE-N3Ade et N7Gua-ETE-N7Gua) et par là même les premiers à avoir établi de façon inéquivoque que la double hélice était la cible d’agents chimiques (Brookes and Lawley, 1960, 1961b, 1963; Singh and Farmer, 2006). Pour cela, ils ont utilisé du gaz moutarde marqué au 35S et réalisé des séparations chromatographiques sur papier d’ADN traité et hydrolysé. Ils ont pu constater lors de ces travaux l’instabilité des adduits avec la présence de radioactivité dans le surnageant après précipitation de l’ADN. Ils ont de plus détecté ces adduits dans de l’ADN de phages T2 et T4. Ces résultats ont été confirmés par Fidder et al. qui ont synthétisé et caractérisé ces mêmes adduits (Fidder et al., 1994). En traitant de l’ADN isolé et du sang humain ex vivo avec de l’ypérite marquée au 35S, ces chercheurs ont pu détecter chacun de ces adduits après une séparation HPLC. De la même manière, Ludlum et al. ont synthétisé et caractérisés les monoadduits (HETE-N7Gua et HETE-N3Ade) formés par le gaz moutarde (Ludlum et al., 1994). Ils les ont détectés dans de l’ADN isolé après traitement avec de l’ypérite marquée au 14C et séparation HPLC.
Post-marquage au 32P
La technique du post-marquage au 32P a été initialement décrite par Randerath et al. qui ont utilisé plusieurs échantillons d’ADN traités avec différents agents chimiques comme le formaldéhyde, l’oxyde de propylène ou encore le diméthyle sulfate (Randerath et al., 1981). Le principe de la méthode peut être décomposé en quatre étapes : 1) la digestion de l’ADN par des nucléases et des endonucléases qui conduit à la formation de désoxynucléosides 3’- monophophate ; 2) l’enrichissement de la fraction contenant les adduits d’intérêt (étape non décrite par Randerath et al.) qui peut être effectuée entre autres par chromatographie d’immunoaffinité ou par HPLC ; 3) le marquage au 32P des adduits en position 5’ réalisée par la T4-polynucléotide kinase qui génère des désoxynucléosides 3’,5’ bisphophate ; 4) la séparation chromatographique soit par chromatographie sur couche mince soit par HPLC (Himmelstein et al., 2009; Phillips et al., 2000). Le post-marquage au 32P est une technique très sensible qui ne requiert que peu d’ADN (Phillips et al., 2000). C’est de plus une technique qui a été employée pour la détection d’adduits dans des mélanges complexes comme la fumée de cigarette (Phillips et al., 2000). En ce qui concerne ses limitations, cette méthode n’apporte pas d’informations structurales sur le dommage analysé, celles-ci pouvant être apportées par co-chromatographie si l’adduit a été synthétisé et caractérisé au préalable (Himmelstein et al., 2009). Il existe tout de même un risque de sous estimation lors de la quantification qui peut être du à l’inefficacité du marquage par la polynucléotide kinase ou à la perte d’adduits lors de l’étape d’enrichissement (Phillips et al., 2000). En outre, cette technique est relativement fastidieuse à mettre en œuvre.
Le groupe de Ludlum a mis au point une méthode de quantification de la HETE N7- désoxyganosine 5’-phosphate (HETE-N7pdGuo) par post-marquage au 32P avec une limite de détection d’un adduit pour dix millions de nucléotides normaux (Yu et al., 1994). L’adduit étant instable, ces chercheurs ont procédé pour minimiser la dépurination à une digestion sur la nuit à 10°C au lieu de 37°C. Ils ont de plus montré un effet dose linéaire de la formation de HETE-N7pdGuo dans des fibroblastes humains traités à des concentrations d’ypérite variant entre 2.5 et 15 µM (Niu et al., 1996).
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Table des matières
Introduction
Chapitre 1: Contexte bibliographique
I. Les armes chimiques
II. L’ypérite
III. Mécanismes à l’origine de la toxicité de l’ypérite
IV. Alkylation de l’ADN par l’ypérite et conséquences
Chapitre 2: Du contexte aux objectifs
Chapitre 3: Mise au point d’une méthode de détection quantitative des adduits de l’ypérite par HPLC-MS/MS
I. Les méthodes de détection quantitative des dommages à l’ADN
II. Mise au point d’une méthode de détection des adduits de l’ypérite et de son analogue monofonctionnel par HPLC-MS/MS
Chapitre 4: Etude de la formation et de la persistance des adduits de l’ypérite chez la souris sans poils SKH-1
I. Introduction
II. Formation et persistance des adduits de l’ypérite dans la peau
III. Formation et persistance des adduits dans les organes internes
IV. Conclusion
Chapitre 5: Impact d’une exposition à l’ypérite sur les activités de réparation de l’ADN
I. Introduction
II. Impact d’une exposition à l’ypérite sur certaines activités glycosylases du BER
III. Impact d’une exposition à l’ypérite sur la réparation de dommages par le BER et le NER
IV. Conclusion
Chapitre 6: Vers de nouveaux biomarqueurs d’exposition à l’ypérite
I. Introduction
II. Caractérisation d’un nouvel adduit à l’ADN formé par l’ypérite
III. Mise au point d’une méthode de quantification des conjugués formés par le CEES avec le glutathion, la N-acétylcystéine et la cystéine
IV. Conclusion
Chapitre 7: Discussion générale
I. L’ypérite : une arme chimique toujours d’actualité
II. Toxicité de l’ypérite
III. Alkylation de l’ADN
IV. Positionnement du travail de thèse
V. Les adduits de l’ypérite
VI. Mise au point d’une méthode de quantification des adduits de l’ypérite sensible et haut débit
VII. Formation des adduits de l’ypérite in vitro
VIII. Le modèle animal choisi
IX. Les adduits de l’ypérite dans la peau
X. Les adduits de l’ypérite dans les organes internes
XI. Impact de l’ypérite sur les activités de réparation
Chapitre 8: Conclusion et perspectives
Chapitre 9: Conditions expérimentales
Conclusion