Les métadonnées : préliminaires de la rencontre entre le digger et la musique

À première vue, le terme de digger semble renvoyer à des sphères pour le moins obscures de l’industrie musicale. Le mot même – « celui qui creuse », en anglais – nous laisse imaginer une figure secrète, œuvrant dans l’ombre, pour le compte de labels de rééditions, dans une quête incessante de musique en marge de la grande histoire des musique populaires. Pourtant, cet acteur n’est pas si secret, et il s’incarne aux yeux d’un public moins restreint qu’on ne pourrait le penser. De nombreux médias « grand public » – L’Express  , Télérama pour n’en citer que quelques uns – lui ont déjà consacré un article dans leurs pages culturelles, et c’est sans parler de la presse spécialisée qui, dans certains cas, leur dédie une rubrique, comme la série Digger’s Directory dans le magazine en ligne sur les musiques électroniques, Stamp The Wax .

Les métadonnées : préliminaires de la rencontre entre le digger et la musique 

« Et après y a, parfois, quand il y a une platine d’écoute, une station, bah je sors des trucs qui! Bah j’essaie quand même pas mal, j’y vais pas avec ma petite culture et me dire : « bon bah je vais prendre ce que je connais » Le but c’est quand même de découvrir des choses » (A., 2017) .

Où faire commencer notre étude du processus à travers lequel le digger appréciera la musique qu’il entend ? Voilà sans doute la première question à laquelle il nous faut nous confronter. Deux tendances s’offrent à nous. D’une part, celle d’un centrage de notre regard sur la musique qui fait face à son auditeur, mais ne serait-ce pas déjà trahir les positions que nous avons pris la peine d’exposer dans l’introduction de ce texte, et décidé de faire nôtre ? En effet, ne cherchons nous pas à sortir la musique du champ trop étriqué pour notre étude dans laquelle l’esthétique ou l’histoire de l’art semblent la confiner  ? Si ce qui nous intéresse est de savoir comment se construit l’appréciation du digger vis à-vis de la musique qu’il écoute, une telle position qui essentialiserait la musique est donc à proscrire. Nous ne dénigrons pas pour autant les qualités esthétiques propres à la musique écoutée mais nous souhaitons rendre à l’auditeur le rôle qui est le sien dans l’appréciation musicale.

D’autre part, nous pouvons envisager de nous intéresser au contexte dans lequel naît cette appréciation, en remontant le fil de tout ce qui conditionne cette écoute : du lieu où se trouve l’auditeur, à son humeur en passant par son parcours personnel, son « background » culturel et sociologique, etc. Mais alors, nous prenons cette fois le risque de tomber dans les travers d’une sociologie compréhensive, elle aussi pointée du doigt par Antoine Hennion et Sophie Maisonneuve du fait qu’elle considère trop souvent l’appréciation musicale uniquement comme le reflet de goûts socialement construits, et ne fait donc que peu de cas de ce qui se passe entre l’auditeur et la musique durant l’écoute.

Entre ces deux tendances, ces deux extrémités de l’analyse, il nous reste à arbitrer et placer notre curseur de la manière la plus juste possible pour notre travail. Pour cela notre enquête de terrain nous aide grandement. En effet, nous avons assez vite constaté que si, comme nous l’avons entendu lors de nos entretiens, une « séance de digging » commence avant même de se rendre sur les lieux où elle prend place, elle se déroule cependant selon un processus particulier, toujours le même à quelques légères variations près, quel que soit le lieu.

Une fois face à un bac de disques, les diggers procèdent de la même manière: ils passent en revue tous les disques d’un « bac » et en sortent certains afin de les écouter, lorsque cela est possible. Nous avons donc décidé de faire débuter notre étude à ce moment de « pré-sélection » des disques en vue d’une écoute de ces derniers. Dans cette première sous-partie, nous cherchons à savoir ce qui motive les diggers à sélectionner tel ou tel disque, dans le cas où il ne le connaîtrait pas . Nous devons dès lors faire face à une myriade de critères, des plus simples – le nom d’un artiste qu’ils apprécient et dont ils connaissent déjà d’autres enregistrements – aux moins évidents – pour eux à exprimer et pour nous à saisir, comme par exemple une certaine « ambiance » qui émanerait de la pochette d’un disque. En nous intéressant aux disques, comme véhicules de cette myriade d’informations, cette étude nous pousse à dissocier – pour un temps seulement – la musique gravée sur le vinyle de l’objet même, le disque et sa pochette comme supports de noms, de photographies, de dessins, de chiffres, etc. Nous avons décidé d’emprunter aux techniques d’archivage un terme dont l’usage s’est largement répandu avec l’avènement d’Internet, celui de « métadonnée », littéralement, « donnée sur une donnée », en posant ainsi la musique comme donnée principale du disque et les métadonnées comme autant d’indices éclairant les diggers sur cette dernière. Ce terme nous est venu à l’esprit après avoir constaté que les diggers procédaient à des classifications des informations relevées sur les disques qui n’étaient pas sans rappeler les systèmes d’archivages comme nous pouvons en trouver dans les bibliothèques. En effet, comme nous allons le voir, les métadonnées sont classées par les diggers dans un répertoire mental personnel selon plusieurs axes.

Mais avant toutes choses, nous nous devons de revenir sur l’origine historique de ces métadonnées, pour comprendre comment elles sont devenues des composantes essentielles de l’environnement dans lequel les diggers pratiquent leur activité.

Les métadonnées, des éléments cruciaux de l’environnement des diggers 

Dans « La musique comme répertoire », le sixième chapitre de son livre L’invention du disque, Sophie Maisonneuve rend compte d’un moment crucial pour l’auditeur dans le développement de l’industrie phonographique : la croissance très importante du nombre de références disponibles dans les catalogues des compagnies d’édition phonographique durant les premières décennies du XXème siècle ; croissance qui s’inscrit dans un mouvement de « mise à disposition matérielle, simultanée et durable d’un ensemble d’œuvres musicales qu’aucun des médias musicaux préexistants (concert, édition musicale) n’avait jusque là réalisé »  . Alors « qu’en 1898, on achetait indifféremment un disque de chant », la musique devient « un bien dont on peut jouir à tout instant, mais aussi que l’on peut choisir en fonction de ses goûts et de son humeur du moment ».

Alors que l’offre s’accroit, les enregistrements se différencient et s’autonomisent les uns des autres, et les compagnies commencent à accentuer cette différenciation par différents procédés : en d’autres termes, deux disques différents se ressemblent de moins en moins. Les auditeurs, pour leur part, n’écoutent plus d’enregistrements phonographiques par goût pour la curiosité et la nouveauté, comme c’était le cas pendant les premières années de la commercialisation de l’invention d’Edison, mais par goût pour la musique elle-même, et surtout, pour telle ou telle œuvre musicale. « Loin que la production industrielle massive engendre une indifférenciation des produits dans leur égale facilité d’accès, elle permet l’aménagement, au sein de cet ensemble disponible, d’un univers de goûts personnels », écrit-elle plus loin.

Les compagnies sont donc en train de produire un immense répertoire musical, avec son cortège de compositeurs et d’interprètes, dans lequel les amateurs vont piocher pour constituer leur collection. Avec l’apparition du microsillon et de labels comme Blue Note, fondé en 1939 et spécialisé dans le jazz, ou Sun Records, crée en 1950 pour le blues – et, plus tard, le rock’n’roll – ce répertoire va exploser dans l’après-guerre et ne cessera dès lors jamais de s’enrichir et de se diversifier. Aux amateurs de développer en parallèle leur propre répertoire de préférences musicales pour s’orienter dans ces catalogues, aux genres et aux noms de musiciens toujours plus nombreux. Les diggers ne font pas exception à la règle et ont eux aussi leur répertoire mental qu’ils confrontent sans cesse aux métadonnées des disques qu’ils trouvent sur leur chemin.

Pour contrebalancer ces premières lignes quelque peu frappées du sceau du progrès, il nous semble bon d’emprunter à Will Straw la notion de « cultural waste » , sorte de revers de la médaille de cet irrésistible élargissement du répertoire musical. Straw s’inspire de l’essai de Ruth Thompson, Rubbish Theory , pour décrire un « cultural waste » fait de disques qui ne sont plus désirables et qui ont perdu leur valeur symbolique autant qu’économique, avant, peut-être, de la regagner en étant réhabilité et en obtenant le statut de « fétiche » .

Le concept de « cultural waste » est une réponse conceptuelle à l’interrogation de l’auteur qui se demande: « where do old vinyl records go when no one wants them anymore ? ». C’est aussi la question que se posent, dans un premier temps, les diggers, à la recherche de disques. Mais cette notion de « cultural waste », cette sorte de décharge symbolique, d’ensemble hétéroclite fait d’artefacts culturels ayant perdu leur valeur, nous donne surtout une idée de l’écosystème dans lequel les acteurs qui nous intéressent ici cherchent des disques : ils ne s’agit pas seulement pour eux de trouver des disques parmi d’autres objets, mais surtout de trouver ceux auxquels ils pourraient redonner une valeur parmi d’autres disques, qui eux, continueront d’appartenir à ce « cultural waste ». Une vision romantique de la chose pourrait nous faire écrire qu’ils fouillent les décombres d’une industrie musicale, à la recherche de trésors oubliés, cachés au milieu de milliers d’autres disques, avec pour unique boussole un répertoire personnel de métadonnées auquel confronter chacun des disques inconnus qu’ils croisent.

Les métadonnées sont organisées selon des catégories 

« [!] Quand c’est un disque que je n’ai jamais vu, en général je regarde, même si ça a une sale tête. Je regarde derrière, qui l’a fait etc. Et puis plusieurs indices peuvent me mener à l’écouter, à essayer d’écouter, genre le producteur, l’année de production, le type de graphisme, le type de musique, la provenance. Par exemple, si c’est un disque de musette avec un accordéon que je ne connais pas, j’aurais tendance à ne pas l’essayer, alors que si je trouve un disque et qu’il y a marqué Zimbabwe et que ça date de 1984, y a plus de chances que je l’écoute » (D., 2017)

Label, année de production, producteur, genre musical, provenance : autant de termes qui reviennent au fil des entretiens, inlassablement et sans que cela ne demande beaucoup d’efforts de la part des personnes interrogées lorsque nous leur demandons ce qui leur donne envie d’écouter tel ou tel disque qu’il ne connaissent pas. S’ils nous répondent avec des termes génériques et non spécifiques (en employant le mot « année » plutôt que « 1985 »), c’est qu’ils font rentrer les informations disponibles sur les disques et leur pochettes dans des catégories : leur esprit organise ce débit d’informations.

Si de telles catégories semblent aller de soi pour les diggers que nous avons rencontrés, nous ne pouvons que nous interroger devant une telle assurance et un retour systématique des mêmes termes dans les entretiens. D’où viennent de telles catégories et pourquoi leur viennent-elles si facilement à l’esprit ? Ne feignons pas pour autant la naïveté : il va de soi que le nom d’un interprète est à première vue plus révélateur de la musique gravée sur le disque que ne peut l’être celui de l’ingénieur du son (qui peut avoir à son actif des milliers d’enregistrements extrêmement différents). Cela étant dit, nous ne pouvons cependant pas nous empêcher de constater que les termes qui reviennent en premier sont aussi les plus visibles sur les fiches du site Discogs  , une plateforme en open-source sur laquelle les internautes sont invités à recenser les enregistrements musicaux (qu’ils soient sur disques, cassettes ou CD’s) et qui est aussi le plus important site d’achat et de vente de musique sur support physique en ligne .

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Table des matières

Introduction
Première partie : les mécanismes propres aux diggers à l’œuvre dans leur appréciation musicale
I. Les métadonnées : préliminaires de la rencontre entre le digger et la musique
A. Les métadonnées, des éléments cruciaux de l’environnement des diggers
B. Les métadonnées sont organisées selon des catégories
C. Les acteurs hiérarchisent les métadonnées
II. « No digger is an island » : L’importance de la communauté dans les pratiques du digger
A. L’apprentissage technique du digging
B. L ‘apprentissage du plaisir
Deuxième partie : une analyse médiationnelle de l’appréciation musicale lors de l’écoute
I. L’écoute d’un morceau inédit : le temps de la première rencontre en digger et musique
A. Les diggers prennent la décision d’écouter ou non un disque selon un calcul coût-avantage
B. Les liens entre les métadonnées et le moment de l’écoute
C. Les conditions de l’écoute : un rôle primordial
D. La première écoute – un moment fort pour le digger
E. Le moment de vérité – Le digger éprouve son écoute quand ses capacités d’appréciation sont mises en difficulté
II. D’oreilles en oreilles, la modification de l’écoute par son partage
A. La projection de l’écoute des autres
B. La circulation de l’écoute entre plusieurs diggers
C. La question de la confiance portée par le digger aux oreilles de ses pairs
III. Le rôle de l’écoute dans le processus d’apprentissage du digger
A. La question de la formation de l’oreille – entre « se faire l’oreille » et « avoir du flair »
B. L’importance de l’écoute dans le travail et dans la constitution de l’identité du digger
Conclusion
Annexes
Bibliographie

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