Entre investissement et désespoir
Nous avons vu que la décision de migrer peut-être motivée tant par des facteurs « push », autrement dit en raison du contexte dans le pays d’origine ; que par des facteurs « pull » c’est-à-dire lorsque ce sont les opportunités qu’offre le pays de destination qui poussent à partir. Nous allons désormais tenter d’avoir un aperçu de la proportion de ces phénomènes et une idée plus précise des facteurs poussant ces personnes à prendre la décision de fuir leur pays.
A cette fin nous allons nous appuyer sur une enquête réalisée par l’Organisation Internationale pour les Migrations en Libye en 2016. La Libye étant devenue le principal point de départ pour rejoindre l’Europe, cela nous permettra d’avoir un bon aperçu de ces tendances.
Les personnes interrogées dans le cadre de cette étude ont toutes évoqué des raisons similaires afin d’expliquer leur départ vers un autre pays. Ce sont les conditions de vie dans leur pays d’origine qui ont été évoquées pour la grande majorité d’entre eux (88%). 6% ont affirmé que c’est l’accès limité aux services de base qui les ont poussés à partir, 3% ont déclaré fuir la guerre et/ou le contexte politique. Les 3% restants ont invoqué d’autres raisons les empêchant de vivre . Même ventilée par nationalité, la principale cause de départ, peu importe la nationalité, reste les raisons économiques. Avec par exemple, 98% des Nigériens, 86% des Maliens ou encore 97 % des Gambiens qui fuient leurs pays pour des raisons économiques.
Ainsi cette étude conforte la thèse défendue par Hein de Haas selon laquelle les migrations vers l’Europe sont d’avantage volontaires que contraintes. Néanmoins cette étude ne traite qu’un certain groupe de nationalités et ne se base que sur un seul pays de départ ; il ne faut donc pas minimiser la part que peut prendre l’insécurité dans la décision de fuir. Quoi qu’il en soit, l’objet de ce travail n’est pas de savoir quelle raison prend le dessus sur l’autre mais d’avantage de comprendre ce qui peut motiver la décision de migrer afin de de comprendre l’ampleur de ces flux donnant lieux à cette crise migratoire.
Ainsi, afin de mieux appréhender dans quel état d’esprit se trouvent les migrants souhaitant quitter leurs pays nous nous appuierons sur les travaux d’Hernandez-Carretero et Carling . Ces derniers ont cherché à comprendre ce qui pouvait pousser les personnes à prendre la décision de partir malgré le risque avéré que présente le voyage. Nous l’avons effectivement mentionné antérieurement, le voyage pour atteindre l’Europe est plus que périlleux et les décès sont très fréquents. Dans le cadre de leur étude, ils se sont intéressés à la réaction des migrants sénégalais face aux risques que peuvent présenter leurs voyages. Bien que centrés sur les Sénégalais et une route en particulier, les dangers étant communs à l’ensemble des routes migratoires, nous estimerons que ces schémas peuvent se retrouver chez n’importe quel migrant, peu importe son origine. Ainsi, ils dénotent plusieurs types de positionnement vis-à-vis de ces dangers expliquant la volonté de partir malgré les dangers.
Premièrement, bien que cela concerne une faible minorité, certains ont affirmé ne pas avoir connaissance des risques auxquels ils s’exposaient dans le cadre de ce voyage. La majorité sont au courant, mais certains préfèrent rester dans le déni et expriment clairement le refus de réfléchir ou de se renseigner quant aux risques et aux possibilités d’échec, préférant garder uniquement en tête les possibilités offertes par une nouvelle vie en Europe. On est dans l’évitement. Par ailleurs, la grande majorité des campagnes d’information visant à prévenir des risques encourus et à informer sur les réalités des migrations sont produites par des gouvernements et certaines personnes perçoivent ces informations comme étant biaisées. Elles répondraient uniquement à la volonté des gouvernements de décourager les migrations. D’autres migrants adoptent la stratégie de la minimisation des risques et trouvent face à chaque obstacle potentiel une solution permettant de le minimiser. Cela pouvant aller de l’acquisition d’un GPS à l’obtention d’une protection spirituelle. Certains ont également invoqué leur foi. Avoir peur reviendrait à ne pas croire en Dieu, car ce dernier les protégera au cours de leur traversée.
Le continent Africain, le Moyen-Orient ainsi que l’Asie Centrale sont les régions dont sont originaires la majorité des migrants arrivés en Europe dans le cadre de la récente crise migratoire. Ces régions connaissent une forte instabilité autant sur le plan économique que politique. Instabilité qui semble s’être grandement accrue ces dernières années entre les printemps arabes, les guerres civiles sans fin ou encore la virulence des dictatures en place.
Ainsi il semblerait que la détérioration de la situation dans de nombreux pays soit à l’origine de l’importance des flux migratoires vers l’Europe depuis quelques années. Nous avons constaté que pour certains, il s’agissait de fuir la violence dans laquelle est tombée leur pays alors que d’autres décident de partir face au manque d’opportunité que leur offre leur patrie. Hein de Haas affirmait en effet que la guerre et la pauvreté sont les causes profondes de cette immigration de masse en direction de l’Europe . Peu importe la raison, les flux migratoires vers l’Europe n’ont cessé de s’accroitre et la volonté de quitter son pays à la recherche de meilleures conditions ailleurs s’est fortement propagée. Ainsi cette dynamique crée un contexte favorable au développement des réseaux de passeurs et de l’industrie du passage clandestin de migrants . Nous allons en effet constater que cette instabilité croissante, en plus d’avoir provoqué l’augmentation des flux migratoires vers l’Europe, va permettre l’installation et le développement de l’industrie du trafic illicite de migrants. Afin d’illustrer cette affirmation nous étudierons le cas de la Libye, devenu principal pays de transit vers l’Europe, pays tombé aux mains des passeurs depuis la révolution libyenne dans le cadre des printemps arabes.
De la dictature au règne des passeurs
Avant d’être colonisée par le Royaume d’Italie en 1912, la Libye est une province de l’Empire Ottoman. A la suite de la seconde guerre mondiale elle se retrouve occupée par les Alliés. C’est en 1951 que la Libye devient un Etat à part entière, à la suite de la proclamation de son indépendance par le roi Idris Ier, qui en fait une monarchie. Dès 1969, la monarchie est renversée par un coup d’Etat mené par Mouammar Kadhafi qui proclame la république arabe libyenne. Ce dernier va œuvrer pour l’émancipation de la Libye de toute tutelle étrangère et fait du pays une « Jamahiriya ». Autrement dit, un « Etat des masses ». Il finira par renoncer à son titre de chef d’Etat et deviendra le « guide de la révolution ». Néanmoins, il conserve tous les pouvoirs, et continuera à gouverner le pays pendant plus de quarante ans, prônant une politique socialiste et islamiste, notamment mis en avant au sein de son « Livre vert » . C’est dans le cadre des printemps arabes que la dynastie Kadhafi prend fin. Il est en effet renversé à la suite d’un mouvement de protestation populaire en 2011. Le peuple Libyen réclamait en effet le respect des droits de l’homme, d’avantage de liberté ainsi que l’institution d’une démocratie.
Nous allons voir que depuis sa création, la Libye connait d’importants mouvements migratoires. Elle a autant constitué un pays de destination qu’elle est devenue un pays de transit.
Le régime de Kadafi a par ailleurs longtemps instrumentalisé ces migrations, en en faisant un véritable outil diplomatique évoluant au grès des changements de contextes géopolitiques. Loin d’inverser la tendance, après la chute de la dictature, la Libye continue d’être attractive et attire de nombreux migrants. Néanmoins, nous verrons que la fin de l’ère Kadhafi laisse place à un état de chaos au sein duquel les passeurs prolifèrent et l’industrie du trafic illicite de migrants explose, plongeant les migrants dans « l’enfer Libyen » ou ni droit ni lois ne sont d’actualité.
La Libye au centre des migrations
Dès ses débuts en tant qu’Etat indépendant, la Libye connait une forte immigration et devient dès les années 1960 un « espace d’immigration massive » . Les travailleurs étrangers étant attirés par l’augmentation de la demande en main d’œuvre libyenne face au développement de l’industrie du pays, notamment pétrolière. Cette tendance va encore plus s’accroitre sous le régime de Mouammar Kadhafi. Dès les années 1970, 1980, des nouvelles routes migratoires viennent s’ajouter aux routes historiques du commerce transsaharien. Routes notamment alimentées par les personnes venues travailler dans les sites de construction et les champs de pétrole.
Jusque dans les années 1990, ces migrations provenaient majoritairement des pays voisins. Puis, de plus en plus de personnes sont arrivées d’Afrique Subsaharienne allant jusqu’à représenter un tiers des migrants de Libye en 1990. Les migrations irrégulières occupent donc une place centrale dans le pays. Il s’agit, dans le cadre de cette partie, de s’intéresser à l’évolution de ces flux migratoires vers la Libye à la lumière des évolutions géopolitiques que connait le pays. Nous allons constater que sous la dictature de Kadhafi, les flux migratoires ont constitué un outil politique et diplomatique du dictateur en plus d’avoir été essentiels à l’économie libyenne. Nous verrons également, que loin d’inverser la tendance, la chute du régime libyen provoquera l’explosion des migrations irrégulières vers la Libye, faisant du pays le principal point de départ vers l’Europe.
La chute de l’Empire Kadhafi et l’explosion des migrations
En 2011, dans le contexte des Printemps arabes, le dictateur libyen doit faire face à un mouvement de protestation populaire. C’est par une répression armée violente que Kadhafi décide de répondre à ces manifestations. Cela entrainera notamment un réel soulèvement à Benghazi et la conquête de la ville par les rebelles. Dès février, les forces de Kadhafi perdent le contrôle de l’Est du pays. De plus en plus de ses partisans lui tournent le dos. En mars 2011, la cour pénale internationale ouvre une enquête au sujet du dictateur, souhaitant notamment le condamner vis-à-vis de la répression violente ordonnée par le dictateur face aux manifestations.
A la suite d’une contre-offensive menée par les forces pro-Kadhafi aboutissant à la reconquête d’une partie du territoire, le Conseil de Sécurité des Nations Unies vote la résolution 1973 qui autorise le recours à la force contre l’armée libyenne dans le but de protéger la population. En mai 2011, un mandat d’arrêt est prononcé par la Cour pénale internationale contre le dictateur ainsi que contre son fils Saïf al-Islam Kadhafi et son chef des services secrets, Abdallah Senoussi, pour crime contre l’humanité. En août 2011, les rebelles prennent la capitale, ce qui permet au Conseil National de Transition, alors présidé par Moustafa Abdel Jalil, d’exercer un certain pouvoir sur le pays. Il est par ailleurs reconnu par la communauté internationale comme étant le gouvernement légitime de la Libye. Le 20 octobre 2011 la mort de l’ancien dirigeant de la Libye est annoncée par le Conseil National de Transition.
Alors que l’on pourrait penser que le conflit et les tensions en Libye auraient entrainé la réduction des flux migratoires en direction du pays, ce n’est pas le cas. Au contraire, ils auraient atteint un niveau sans précédent. Plusieurs explications peuvent être données afin de justifier cet accroissement. Tout d’abord, dans le contexte de ce conflit et dans le cadre de l’instabilité qui a suivie, les contrôles aux frontières ont fortement diminué facilitant grandement l’entrée sur le territoire Libyen. Par ailleurs, comme nous le rappellent SCHMOLL Camille, THIOLLET Hélène, WITHOL DE WENDEN Catherine, « la guerre civile qui ravage le pays depuis 2012 n’a pas mis fin à l’attractivité du marché du travail libyen, confirmant son importance vitale pour la région » . Dès lors, malgré les tensions croissantes en Libye il semblerait que de nombreux migrants aient continué à affluer dans le but d’y trouver un travail.
Pour finir, la pérennité de ces flux migratoires s’explique également par le fait que les routes migratoires en direction de la Libye sont déjà bien établies et continuent donc d’être systématiquement empruntées.
Les données disponibles ne nous permettent pas de quantifier et de mesurer précisément l’évolution des flux migratoires vers la Libye. En effet, du fait de leur nature clandestine, les migrations irrégulières ainsi que le trafic illicite de migrants sont difficiles à chiffrer. Certaines tentatives ont été entreprises par les autorités libyennes à l’époque de Kadhafi ; néanmoins, il y a un risque que ces chiffres aient été grossis afin d’accentuer le phénomène dans le but de servir ses ambitions diplomatiques. Par ailleurs, la collecte de données dans le cadre de la forte instabilité que connait la Libye est rendue d’autant plus difficile. Pour finir, le caractère très dynamique des flux migratoires vers la Libye et leur constante évolution rend difficile toute comparaison pertinente. Néanmoins, une étude faisant la revue de l’ensemble des données collectées sur le sujet, publiée par l’OIM nous fournit un aperçu. Ainsi, en 2004 les autorités libyennes estimaient que résidaient sur son territoire 600 000 travailleurs en situation régulière auxquels il faut ajouter entre 750 000 et 1,2 millions de travailleurs en situation irrégulière. En 2011, ce chiffre aurait atteint les 1,5.
De même une étude d’Altai Consulting réalisée en 2013, tentant d’estimer la part de ces migrations irrégulières, estimait qu’il y avait entre 1,8 et 1,9 millions de migrants en situation irrégulière en Libye et prévoyait une augmentation de 50 000 à 100 000 migrants par an . De même, la Direction en charge de la lutte contre l’immigration illégale, qui se base notamment sur l’évolution du nombre de personnes détenues dans les centres de détention, affirme qu’il aurait augmenté entre 2014 et 2015, laissant penser que le nombre de migrants en situation irrégulière a également augmenté. Par ailleurs, il y aurait eu une augmentation du nombre de centres de détention entre 2014 et 2015, ce qui semble également aller dans le sens d’une augmentation des migrations irrégulières en Libye.
Ainsi, suite à la chute de Kadhafi, la Libye, déjà un pays attirant un grand nombre de migrants, est devenu le pays le plus attractif de la région en termes de migrations irrégulières. De surcroit, en plus de devenir un pays de destination, la Libye est devenue le principal pays de transit. En effet, c’est aussi parce que la Libye fournit aux migrants souhaitant entreprendre la traversée de la Méditerranée, l’opportunité d’y travailler en vue de rassembler la somme nécessaire au paiement de la traversée, qu’elle est devenue le principal point de départ vers l’Europe. La forte instabilité politique qui règne en Libye, et l’absence de réelle autorité cherchant à lutter contre les migrations irrégulières en a fait le pays le plus attractif de la région en comparaison avec ses voisins qui ne cessent de renforcer leurs mesures de lutte contre l’immigration irrégulière. Par ailleurs, comme nous allons le voir, cette forte instabilité c’est particulièrement accru avec les hostilités de 2014 entre les différents groupes post révolutionnaires Libyens ; couplée à cette augmentation continue des flux migratoires, elle a permis le développement de l’industrie des passeurs et une certaine prise de contrôle du territoire par ces derniers.
La Libye aux mains des passeurs
A la suite de la chute de Kadhafi, mettant fin à la révolution libyenne, la situation ne se stabilise pas pour autant dans le pays qui continue d’expérimenter un fort contexte d’insécurité.
En effet, après l’effondrement de la dictature, deux gouvernements rivaux ont émergé se réclamant tous deux comme étant légitimes. Le premier, basé à Tobruk et internationalement reconnu avec à sa tête le général Khalifa Haftar. Ce gouvernement considéré comme étant plus modéré et libéral est notamment soutenu par les milices de Zintan. Le deuxième gouvernement est basé à Tripoli et est soutenu par une coalition de milices islamistes. En plus de ces deux acteurs principaux, il faut ajouter l’ensemble des groupes djihadistes liés ou proches d’AlQaïda, la branche libyenne de l’Etat islamique et les différentes tribus, notamment Toubous et Touarègues dont les milices s’affrontent dans le sud du pays.
L’absence d’une autorité gouvernementale centralisée en Libye ainsi que la destruction de ses institutions dans le cadre de la Révolution a fait basculer le pays dans un Etat de non droit ou dans les faits, le pouvoir est aux mains des différentes milices armées. Dans ce contexte, l’industrie du trafic illicite de migrants a pu se développer sans encombre et exploser face à l’importance des flux migratoires. Nous allons en effet constater l’importance de ce trafic dans l’économie libyenne. Les migrants ont par ailleurs vu leur situation se dégrader fortement, étant constamment victimes des milices, des différents groupes armés, des passeurs et subissant de plein fouet la dégradation de la situation en Libye.
Un chaos politique favorable au développement de l’industrie des passeurs
Nous venons de le voir, les tensions que connait la Libye depuis la révolution, sont loin d’avoir mis un terme aux flux migratoires et ont au contraire entrainé leur augmentation. Du fait de l’absence de tout contrôle, et de l’absence d’autorité étatique centralisée, elle est par ailleurs devenue le principal point de départ des migrants cherchant à rejoindre l’Europe. Par conséquent, en corrélation avec l’augmentation des flux migratoires, les réseaux de passeurs connaissent une forte augmentation de leur activité .
Par ailleurs, selon l’OIM, du fait du conflit en Libye, de plus en plus de groupes auraient rejoint l’industrie du trafic illicite de migrants. En témoigne notamment le fait qu’en avril 2014, seulement 20% des centres de détention en Libye, centres au sein desquels sont parqués les migrants avant la traversée pour l’Europe, seraient des centres officiels dépendant du ministère de l’intérieur. Cela laissant à la fois penser que des acteurs étatiques seraient impliqués dans ce trafic et que des acteurs non étatiques ont établi des centres de détention afin d’étendre le marché de l’assistance au passage clandestin de migrants.
Parmi les conséquences des tensions que connait la Libye depuis 2011 : l’effondrement de son économie. La Libye est entrée, à la suite de la révolution, dans une « récession aiguë ». En effet, « avec une balance des paiement déficitaires à plus de 60%, une inflation aux alentours de 25%, et un PIB en baisse de 15%, l’économie libyenne est une des plus dérégulées du monde » . Ainsi, comme le laisse sous-entendre un passeur interrogé dans le cadre d’une enquête menée par Altai Consulting, le trafic illicite de migrants constituerait désormais une source de revenue importante dans le pays.
Cet ancrage local est historique et s’explique également par la connaissance du territoire et notamment du désert, par des membres de certaines tribus locales très actives, qui domineraient l’industrie du trafic illicite de migrants. Ainsi les routes allant du nord du Niger jusqu’à Ghât et Ghadamès en Libye sont contrôlées par les membres de la tribu Touareg. Les membres de la tribu Tebu contrôlent les routes de montagne et la partie ouest de Kufra. La partie Est du Kufra quant à elle, est sous le contrôle de la tribu Zway.
Par ailleurs du fait que ces tribus aient été fortement marginalisées sous Kadhafi, elles ont plus facilement rejoint ce trafic, perçu comme étant le seul moyen d’améliorer leurs conditions de vie . Quand les milices ne sont pas directement impliquées dans le trafic, ellesle cautionnent et en tirent également profit en passant des arrangements avec les passeurs. En échange de leur protection contre toute possible attaque d’une autre milice, un pourcentage est pris sur l’activité des passeurs, qui s’élèverait entre 1000 dinars et 1000 dollars par départ de bateau :
Un passeur de Sabratha : « La protection des milices Al-Wadi et Al-Ammu aide à faire le travail sans avoir à surveiller ses arrières »
Les récentes évolutions de la situation en Libye ont notablement favorisé le développement de l’industrie du trafic illicite de migrants et l’ancrage des réseaux de passeurs. Pour commencer, la forte augmentation des migrations qu’a provoquée la chute du régime de Kadhafi, suite à l’effondrement de tout contrôle aux frontières et de la lutte contre ces flux migratoires, a créé un contexte plus que favorable au développement de cette industrie. On est en effet face à une forte demande. Par ailleurs, l’effondrement de l’économie libyenne, l’absence de toute opportunité économique et la situation financière du pays ont également favorisé la multiplication des réseaux de passeurs. La prise du contrôle par les milices et l’explosion des réseaux de passeurs couplée à l’absence de réelle autorité centralisée et d’institutions ont plongé la Libye dans un état de chaos dont pâtissent les migrants qui se voient subir les pires violations des droits humains.
L’enfer Libyen
La situation pour les migrants en Libye n’a jamais été idéale. En plus d’être majoritairement dans l’illégalité, ils sont également victimes de la xénophobie des Libyens. En témoignent les affrontements entre nationaux et travailleurs subsahariens en septembre 2000 causant le décès de 130 des travailleurs étrangers impliqués, donnant par ailleurs lieu au durcissement de la politique migratoire de Kadhafi afin de satisfaire son peuple à travers des détentions arbitraires de migrants et au durcissement des régulations . De plus, les migrants sont également soumis aux changements de stratégie politique de Kadhafi, la situation semblant s’être grandement détériorée depuis la chute de la dictature. Nous l’avons vu, la situation politique est plus que complexe en Libye, nombreux sont les pouvoirs et les forces qui s’affrontent faisant ainsi régner le chaos sur le pays. Chaos dont les migrants sont les premières victimes. Ils sont en effet constamment menacés dans les rues, sujets à un fort sentiment de xénophobie, et doivent faire face à des conditions déplorables dans les centres de détention.
Le recours aux passeurs : seule option possible face au « rejet » Européen ?
Un enfant décédé échoué sur une plage, des centaines de réfugiés tentant de forcer des clôtures, des embarcations de fortune surchargées à la dérive au bord de la noyade, des groupes de personnes composés de femmes et d’enfants tentant de rejoindre l’Europe à pieds ou encore des camps de fortune tachant le paysage habituel, voici quelques exemples d’images symbolisant cette crise des réfugiés ; images qui ont fait la une alertant ainsi l’opinion publique sur le phénomène . Les médias s’emparant du sujet, cette crise est aussitôt devenue sujette au débat public et se retrouve au centre des discussions politiques. La fenêtre d’opportunités étant ouverte, les politiques n’ont pu rester sans agir. Au-delà des initiatives étatiques isolées, une réponse à cette crise a également été apportée au niveau européen. Dans un premier temps nous nous attacherons donc à l’étude de la réponse apportée à cette crise par les différents Etats européens ainsi que par l’Union européenne. Dans un second temps, il s’agira d’étudier les conséquences de cette politique ; nos constatations tendront à monter que ces politiques placent les migrants dans des situations où le respect de leurs droits est clairement menacé et créent un contexte favorable au développement de l’industrie des passeurs.
Face au repli européen…
La crise migratoire qui touche l’Europe intervient dans un contexte particulier. En effet, les pays européens se remettent à peine, voir ne se sont pas encore remis de la crise économique qui touche le continent depuis 2008. Cette crise a plongé un grand nombre de pays européens dans une grave récession et a provoqué une forte augmentation du chômage. Le taux de chômage en 2010 est au-dessus de 10% et dépasse les 12% en 2013 dans la zone euro.
L’Europe vit par conséquent cet afflux de migrants comme une menace. On entend souvent l’argument selon lequel les étrangers viendraient voler les emplois des nationaux, en témoigne par exemple le titre d’une publication d’un journal français Le Monde : « Ils volent le travail des Français » . On est donc face à un sentiment xénophobe croissant, qui peut être à l’origine des récentes déviations vers le populisme et le succès généralisé des extrêmes droites nationalistes. Marion Labouré, économiste écrivait pour les Echos que l’on est face à une « montée du nationalisme et [un] repli identitaire » . L’extrême droite serait par ailleurs « en dynamique partout en Europe » . Un autre exemple est le succès du Brexit, dont l’ « immigration [fut] au cœur de la campagne » . Autrement dit, la volonté de reprendre le contrôle de ses frontières afin d’empêcher l’entrée des migrants stationnés à Calais en France et tentant chaque jour de rejoindre le Royaume-Uni. On est donc face à un sentiment anti immigration grandissant, notamment accentué par les problèmes persistants d’intégration des étrangers. C’est donc dans ce contexte difficile que survient la crise migratoire européenne. Dès lors, la politique migratoire devient un réel sujet de clivage des politiques nationales des différents Etats européens, ainsi qu’un sujet sensible, voir polémique . Certains rapprochements ont même été faits entre l’afflux récent de migrants vers l’Europe et la multiplication des attaques terroristes en Europe.
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Table des matières
Introduction
Première partie :Entre accroissement des flux migratoires et développement du trafic illicite de migrant
Chapitre 1 : A l’origine des flux migratoires : Pourquoi partir ?
Fuir face à l’insécurité
Entre guerre totale et guerre civile sans en Orient
L’Afrique sous haute tension
Fuir face à l’absence d’opportunité
Entre manque de perspectives et attractivité européenne
Entre investissement et désespoir
Chapitre 2 : De la dictature au règne des passeurs
La Libye au centre des migrations
Les migrations sous Kadhafi : entre manne économique et instrument politique
La chute de l’Empire Kadhafi et l’explosion des migrations
La Libye aux mains des passeurs
Un chaos politique favorable au développement de l’industrie des passeurs
L’enfer Libyen
Partie 2 :Le recours aux passeurs : seule option possible face au « rejet » Européen ?
Chapitre 1 : Face au repli européen
L’absence d’opportunité d’entrée régulière
De la fermeture à la militarisation des frontières
Décourager l’immigration irrégulière
Une politique étrangère destinée à réduire les flux migratoires
L’externalisation des frontières
S’adresser aux causes profondes de l’immigration
Chapitre 2 : L’obligation d’avoir recours aux passeurs
Un « mal nécessaire »
Une prestation nécessaire en vue d’un parcours hasardeux
Le développement de l’offre face à l’augmentation de la demande
Une économie souterraine et ses inévitables dérives
Le trafic illicite de migrant, un marché comme un autre ?
Les droits bafoués de « clients » vulnérables
Partie 3 : Les mesures de luttes contre le trafic illicite de migrant en décalage avec les réalités du terrain ?
Chapitre 1 : Des politiques de luttes inadaptées aux réseaux de passeurs
De la définition à la pénalisation du trafic illicite de migrants
« Le Protocole des Nations unies contre le trafic illicite de migrants par terre, air et mer »
Les initiatives européennes
Une stratégie inappropriée aux réseaux de passeurs
Des organisations de passeurs variées et inclassables
Entre adaptabilité et ancrage historique
Chapitre 2 : Entre manque de coordination, divergence et conflits d’intérêts
Des intérêts divergents voir conflictuels entre les partis concernés
Des objectifs secondaires pour les pays de transit et d’origine
… Qui tirent profit de ces migrations
Des difficultés à bien cerner le phénomène
Un manque d’harmonisation dans la pénalisation des passeurs
Une frontière floue entre le trafic illicite de migrants et la traite humaine
Conclusion
Bibliographie
Annexes
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