Les mathématiques dans notre numération écrite et orale

Les mathématiques dans notre numération écrite et orale : premières descriptions et questions soulevées

Descriptions de Bezout et Reynaud

Comment (re)trouver les mathématiques dans nos systèmes de numération ? Les textes écrits par Bezout E. et Reynaud A. A. L. (1821) sont considérés par Chambris (2008) comme caractéristiques des descriptions de la numération que l’on peut fournir. Ce sont ces textes que nous allons considérer.

La description de Bezout (1821)

Bezout ne donne pas tous les noms pour les nombres inférieurs à neuf mille neuf cent quatrevingt-dix-neuf, les considérant comme connus de tous : il se contente d’exemples. Il définit la numération écrite chiffrée (qu’il nomme tout simplement numération) à partir d’une numération orale « en unités » qui elle-même indique un nombre connu grâce à sa désignation orale usuelle. Cette numération en unités consiste à nommer les nombres en utilisant les mots « dizaine », «centaine», « millier », etc. . Il l’utilise pour les nombres inférieurs à neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf. Il explique donc comment nommer un nombre dans la numération en unités en « comptant » une quantité à l’aide des différentes unités de mesure que sont l’unité, la dizaine, la centaine etc. Ensuite il indique le passage entre cette désignation dans la numération en unités et l’écriture chiffrée. Ainsi, pour les nombres inférieurs à cent, il explique que le fait de « compter par dizaines comme on compte par unités » permet de dire que « cinquante-quatre renferme cinq dizaines et quatre unités » et donc pour le « représenter », « il est convenu d’écrire 54 ». Ce procédé lui permet d’obtenir l’écriture chiffrée des quatre-vingt-dix-neuf premiers nombres. Cependant, il a dû auparavant indiquer la correspondance entre les noms des dix premiers nombres et leur écriture chiffrée, y compris zéro qui n’intervient pourtant pas dans les désignations usuelles des nombres. Il indique l’emploi du signe « 0 » lorsque le comptage ne donne pas « d’unités simples », sans donner réellement de justification. Pour obtenir les écritures chiffrées de tous les nombres inférieurs à neuf mille neuf cent quatre vingt-dix-neuf, il procède de même : il indique la correspondance entre la numération orale usuelle et une numération en unités « régulière » (par exemple soixante comporte six dizaines), c’est-à-dire que chaque unité est obtenue à partir de la précédente en en rassemblant dix, puis il indique le passage de cette numération en unités à l’écriture chiffrée. A noter cependant qu’il ne pose pas explicitement le problème de l’unité « dix mille » pour laquelle il n’existe pas de nom spécifique. Il explique néanmoins le découpage en tranches de trois pour les nombres à partir de dix mille, mais dans le sens de la lecture (passage de l’écriture chiffrée à la prononciation orale).

En résumé, l’algorithme utilisé est le suivant :
1. Les nombres sont définis grâce à leur désignation orale usuelle, qui permet en particulier de constituer des collections à partir de leur cardinal.
2. Les noms des dix premiers nombres sont traduits par des chiffres, y compris le nombre zéro.
3. A la désignation orale usuelle est associée un principe de dénombrement d’une quantité à l’aide d’unités successives, chacune de ces unités étant déduite de la précédente par multiplication par dix : des paliers sont ainsi mis en évidence, correspondant aux nombres désignés par dix, cent, mille et aux expressions dizaine, centaine, millier.
4. Pour les nombres inférieurs à neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf, une fois un nombre donné par la désignation orale usuelle, sa désignation est traduite dans une numération en unités (« cinquante quatre renferme cinq dizaines et quatre unités »), celle-ci est à nouveau traduite en une écriture chiffrée de position (le cinq s’écrivant 5 et le quatre, 4), les chiffres se plaçant au fur et à mesure à gauche les uns des autres.
5. Pour les nombres supérieurs à neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf, c’est le principe du passage à l’unité de rang supérieur qui est indiqué pour l’écriture «en continuant ainsi de renfermer dix unités d’un certain ordre dans une seule unité» sans plus faire référence à une numération en unités.
6. Une fois ces principes posés, au-delà de neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix neuf, c’est cette fois-ci la désignation orale usuelle qui sera décrite à partir de la désignation chiffrée, en mettant en avant une segmentation en tranches de 3 chiffres. On donne un nom à chaque tranche et « le premier chiffre de chaque tranche, en partant toujours de la droite, aura le nom de la tranche, le second celui de dixaines, et le troisième celui de centaines ».

Ces éléments soulèvent des questions mathématiques :

➤ Le zéro joue un rôle à part, servant pour noter l’absence d’unité d’un certain ordre : il n’est pas nécessaire de signifier cette absence avec un comptage en unités, pourtant Bezout introduit dès le début zéro comme un nombre.
➤ Le comptage par dizaines, puis par dizaines de dizaines et ainsi de suite est justifié par le fait que « dix fois dix font cent ». Ceci repose-t-il sur l’usage de mots (cent ou centaine) ou sur une nécessité mathématique ? La régularité de l’obtention des différentes unités de mesure par multiplication par dix n’est ainsi pas clairement justifiée. Elle semble aller de soi. Cependant, Bezout annonce à la fin de sa description que la numération (chiffrée) qu’il vient de décrire est « purement de convention ».
➤ La définition des nombres est peu claire. La numération orale semble définir les nombres, on le voit dans la correspondance entre les dénominations orales des premiers nombres et la désignation chiffrée. Cependant, dans un passage précédant l’extrait donné ci-dessus, Bezout indique : « Le nombre exprime de combien d’unités ou de parties d’unité une quantité est composée ». La quantité est « tout ce qui est susceptible d’augmentation ou de diminution » et il cite comme quantité l’étendue, la durée, le poids, ce qui correspond dans le langage actuel à la notion de grandeur . Mais il ne considère les quantités « qu’en telles qu’elles sont exprimées en nombre ». Et pour cela, il précise ce qu’est une unité c’est « une quantité que l’on prend (le plus souvent arbitrairement) pour servir de comparaison à toutes les quantités d’une même espèce » et il donne l’exemple d’un « corps pèse cinq livres, la livre c’est l’unité ». Le nombre entier lui-même semble assimilé à sa désignation orale usuelle.
➤ Bezout affirme que dix « caractères » suffisent pour la numération chiffrée, mais il n’y a pas de démonstration d’une telle affirmation. Elle semble une conséquence (évidente) de la construction itérative qu’il propose.
➤ Le passage de neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf à dix mille est particulier. Dans la description donnée il est nécessaire de le spécifier car dans un comptage en unités il n’existe pas de nom spécifique pour l’unité correspondant à « dix mille ». La dénomination de l’unité n’est cependant pas mathématiquement nécessaire à l’écriture chiffrée. C’est aussi le moment où Bezout inverse son ordre de description, il va indiquer la désignation orale des nombres à partir de leur écriture chiffrée, car il y a en effet ici une non-congruence entre la numération orale (qui fait apparaître des unités par assemblage par mille, ce que nous nommons usuellement les classes) et la numération en unités « régulière », c’est àdire celle qui utilise des unités successives « en continuant ainsi de renfermer dix unités d’un certain ordre dans une seule unité » . Ainsi, Bezout poursuit sa logique jusqu’au bout consistant à passer par une numération en unités régulière pour décrire la numération chiffrée .

La description de Reynaud (1821)

Reynaud, quant à lui, définit tout d’abord la numération orale en français. Cette dernière est décrite à partir d’un comptage en unités d’une collection (la dizaine est le deuxième ordre d’unité) qui ne se traduit pas par une numération en unités comme pour Bezout mais par notre numération orale, « pour abréger ». D’ailleurs il propose de substituer aux noms soixante-dix, quatre-vingts et quatre-vingt-dix les noms septante, octante et nonante. Il commence par définir les désignations usuelles des nombres qui correspondent à des dizaines entières (résultat d’un comptage par dizaines), puis il comble l’intervalle entre deux dizaines en accolant le nom de la première dizaine avec successivement les neuf noms des premiers entiers. Pour la désignation orale usuelle des nombres inférieurs à neuf cent quatre-vingt-dixneuf, il poursuit de la même manière en désignant tout d’abord les centaines entières, puis en remplissant les intervalles avec les désignations des quatre-vingt-dix-neuf premiers entiers. A noter que cette fois-ci il ne distingue pas le comptage selon telle unité et le nom donné au résultat de ce comptage : ainsi par exemple le passage de quatre centaines à quatre cents n’est plus justifié explicitement, est-ce encore « pour abréger » ? La description de la numération orale se poursuit en introduisant des « unités principales » : mille, million, billion etc.

Dans un deuxième temps, il définit les écritures chiffrées à partir de ces désignations orales en français. Il motive le passage de la désignation orale en français à l’écriture chiffrée par le fait que la deuxième est une simplification de la première. Il décrit les étapes en les justifiant par des arguments de nécessité (pour les calculs) et d’opportunités offertes au fur et à mesure par les différentes formes obtenues : « Cette dernière forme, quoique la plus compliquée, fournit l’idée heureuse … ». Il recrée ainsi une généalogie de l’écriture chiffrée dans laquelle les ordres d’unités ont un rôle prépondérant. Il indique dans cette description, qui concerne les nombres jusqu’à neuf cent quatre-vingt-dix-neuf, le rôle joué par le zéro : ce dernier marque l’absence d’une unité d’un certain ordre. Cependant, il n’utilise en fait que les unités des trois premiers ordres (unité, dizaine, centaine), bien qu’il envisage auparavant des unités d’un ordre quelconque. En effet, pour les nombres supérieurs à neuf cent quatre-vingt-dix-neuf, il introduit la notion d’unités d’ordre ternaire : « les unités simples, les mille, les millions, les billions, etc. ». La méthode pour définir alors l’écriture chiffrée débute par la reconnaissance de ces unités ternaires dans la désignation orale. A noter que Reynaud indique à la fin de son exposé le processus inverse, c’est à dire une méthode pour dire un nombre écrit en chiffres. En résumé Reynaud décrit un algorithme :

1. Les noms en français des neufs premiers nombres sont donnés (sans le zéro).
2. La définition des désignations orales en français des neuf cent quatre-vingt-dix-neuf premiers nombres se poursuit en utilisant la notion d’unité de comptage : unité du 1er ordre, unité du 2ème ordre (dizaine), unité du 3ème ordre (centaine). Ce sont d’abord les nombres résultant d’un comptage (d’une collection) menant à un nombre entier de dizaines (une dizaine, deux dizaines, …, neuf dizaines) qui sont dénommés, afin de simplifier la désignation obtenue avec le mot dizaine. Ensuite les intervalles sont remplis en accolant les noms des neufs premiers entiers. Puis le processus est réitéré : dénomination des nombres obtenus par un comptage entier de centaines (une centaine, deux centaines, … neuf centaines) puis « remplissage » des intervalles.
3. Ensuite sont définies les désignations orales usuelles des nombres de mille à plusieurs billions : de nouvelles unités principales sont introduites, qui seront dénommées par la suite « unités des ordres ternaires ». Le principe reste le même.
4. L’écriture chiffrée des nombres inférieurs à neuf cent quatre-vingt-dix-neuf est alors construite à partir des noms des nombres. Les neuf premiers nombres sont traduits en neuf chiffres. Puis est décrite une évolution de l’écriture à partir d’un exemple, dans lequel réapparait une écriture en unités :
– neuf cent quarante-sept unités
– neuf centaines, quatre dizaines et sept unités
– 9 centaines 4 dizaines 7 unités
– 9 unités du 3ème ordre, 4 unités du 2ème ordre, 7 unités du 1er ordre
– 947
5. Est introduit ensuite le signe « 0 » jugé comme nécessaire pour écrire tous les nombres. Cette affirmation est justifiée par le fait qu’on ne pourrait pas, par le système qu’il vient de décrire, écrire les nombres qui ne contiennent pas toutes les unités inférieures à leur ordre le plus haut.
6. Le processus se poursuit par la définition de l’écriture chiffrée des nombres supérieurs à neuf cent quatre-vingt-dix-neuf à partir de leur dénomination orale : introduction des unités des ordres ternaires (les unités simples, les mille, les millions, les billions), chacune comportant des unités, des dizaines et des centaines.

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Table des matières

INTRODUCTION
CHAPITRE I Présentation de la première partie de la thèse : le nombre et les numérations
Introduction
1. Les mathématiques dans notre numération écrite et orale : premières descriptions et questions soulevées
1.1 Descriptions de Bezout et Reynaud
1.2 Analyse comparative
1.3 Questions soulevées
2. Méthodologie d’analyse
2.1 Les emprunts à la sémiotique
2.2 Choix méthodologiques
3. Le nombre
3.1 Définition « pragmatique » du nombre
3.2 Définition de Peano : approche par la fonction successeur
3.3 Point de vue du cardinal : définition ensembliste
CHAPITRE II La numération écrite chiffrée
Introduction
1. Description : du nombre à la numération écrite chiffrée
2. Les mathématiques sous-jacentes vues par la théorie des langages
3. Un interprétant en deux parties
3.1 La décomposition dite polynomiale
3.2 Le système d’écritures chiffrées de position comme representamens
4. Les procédés concrets de mise en signes du cardinal d’une collection
4.1 Le premier procédé concret de mise en signes
4.2 Le deuxième procédé concret de mise en signes
4.3 Comparaison des deux procédés et lien avec les principes de base
5. Comparaison entre différents systèmes de numération utilisant la décomposition polynomiale
5.1 Privilégier les ordres
5.2 Utiliser les ordres et les coefficients
5.3 Analyse comparative
6. Conclusion sur la numération écrite chiffrée de position
6.1 Une définition en terme de processus
6.2 La première partie de l’interprétant : les principes mathématiques
6.3 La deuxième partie de l’interprétant : le choix du système d’écriture dans la mise en signes
6.4 Synthèse
CHAPITRE III La numération parlée en France
1. Compléments méthodologiques
1.1 L’étude linguistico-mathématique faite par Cauty
1.2 Description de la numération parlée en français
2 Les analyses syntaxiques
2.1 Une analyse de la numération utilisant des appuis additifs et multiplicatifs
2.2 Une analyse de la numération utilisant des appuis additifs uniquement
2.3 Une analyse de la numération utilisant des repérants ordinaux
3 Les interprétations
3.1 La première partie de l’interprétant
3.2 La deuxième partie de l’interprétant
4 Les procédés concrets de mise en signes
4.1 1ère étape : les procédés selon la première partie de l’interprétant
4.2 2ème étape : la mise en signes : obtenir le dernier appui/repérant et le dernier appuyant/comptant
4.3 3ème étape : la mise en signes : obtenir les noms des nombres
5. Bilan
CONCLUSION

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