Les marées noires, ou déversements accidentels d’hydrocarbures en milieu marin, sont soudaines, visibles, odorantes, silencieuses. En quarante ans, la Bretagne a subi en moyenne un naufrage de pétrolier tous les cinq ans : 1967 (Torrey Canyon), 1976 (Olympic Bravery et Boelhen), 1978 (Amoco Cadiz), 1979 (Gino), 1980 (Tanio), 1988 (Amazzone), 1999 (Erika)… La multiplication des marées noires et l’importance de leurs conséquences économiques ont permis aux négociations internationales d’aboutir non seulement à un encadrement de la navigation, mais aussi à la mise en place d’un dispositif d’indemnisation, ratifié par les États membres et financé à partir des importations de pétrole. Le régime CLC-FIPOL assure la réparation des marées noires ayant lieu dans un pays membre et prévaut devant toute autre législation relevant d’une échelle nationale : il constitue en théorie le premier et le seul dispositif de réparation activé en cas de marée noire. Il entre en vigueur en France dans les années 1970. En parallèle, au fur et à mesure des événements, la France s’est dotée d’un dispositif de surveillance et de sauvetage, d’une organisation de crise (plans MARPOL) et d’une force d’expertise en matière de pollutions – notamment avec le CEDRE et son réseau d’experts. Lorsqu’une marée noire survient en France, des mesures d’urgence sont mises en œuvre pour nettoyer la côte et les oiseaux. En outre, il est désormais possible à tout sinistré d’obtenir dans des délais rapides – moins de trois ans – l’indemnisation de ses préjudices économiques liés directement ou indirectement à la pollution : bateaux souillés, activité économique restreinte pendant un temps, coûts lié au nettoyage nécessaire, etc.
Pourtant, en 1999 comme en 1978, la marée noire suscite des mobilisations massives de la part de la population locale et plus largement de la société civile : des milliers de personnes en France et ailleurs participent à des manifestations dans les grandes villes avec, entre autres, des slogans comme « Protéger la mer bleue pour éviter la marée noire et les colères rouges », à des pétitions, à des actions coup de poing, à des boycott, etc. La marée noire mobilise des mouvements lycéens, des milliers de bénévoles qui affluent en masse pour nettoyer la côte ou travailler dans les centres de soins pour oiseaux, des milliers d’euros de dons envoyés par des particuliers, associations, collectivités et entreprises, des dizaines de chansons, poèmes, etc. En décembre 1999, les médias couvrent davantage la marée noire de l’Erika que la tempête qui dévaste une grande partie des forêts françaises et cause des morts humaines. Ils décrivent l’ampleur du désastre et de ses répercussions économiques, donnent à voir le « traumatisme » avec les gens en larmes, transmettent les appels à dons des associations débordées et louangent le « formidable élan de solidarité ». Refusant de reconnaître à la marée noire de l’Erika la qualification de « catastrophe écologique du siècle », la Ministre de l’Environnement se fait huer.
La violence des réactions peut étonner (chapitre 1). En effet, il est aujourd’hui admis par la communauté scientifique que les impacts écologiques de la marée noire sont globalement réversibles à moyen terme, bien qu’à court terme, le déversement d’hydrocarbures dans l’eau et sur les côtes asphyxie faune et flore et peut contaminer bio-chimiquement les organismes (Bastien Ventura, Girin, Raoul-Duval, 2005). Elle peut s’expliquer en partie par le caractère visible et massif de la pollution et par sa brutalité : à l’inverse de pollutions plus insidieuses, dont il est pourtant admis qu’elles sont plus graves pour l’environnement, le problème environnemental est ici à la fois initial et évident. En outre, cette pollution soudaine fait tout à coup prendre conscience à la population de sa vulnérabilité et de son insécurité. Enfin, elle est liée à des responsabilités humaines : loin d’être une fatalité, le naufrage du pétrolier procède d’une multitude de causes, dont certaines relèvent bel et bien de décisions prises consciemment par les opérateurs du transport maritime pétrolier . La « course au profit » est dénoncée – comme faisant fi des précautions minimales et du respect des conventions internationales – tout autant que l’efficacité de la régulation publique.
Marées noires : un décalage entre les atteintes et leur prise en compte dans la gestion en place
Les marées noires sont des pollutions accidentelles. Un dispositif de gestion vise spécifiquement à les prendre en charge, à travers la normalisation du transport maritime pétrolier (OMI) et l’approche réparatrice du régime CLC-FIPOL, permettant une indemnisation des dommages qui se veut rapide et juste. Cette première partie présente les dispositifs en place pour gérer les marées noires en France et en étudie les fondements au regard de la théorie de la justification (Boltanski et Thévenot, 1991).
L’arrivée d’une marée noire suscite des réactions très fortes sur le territoire touché et plus largement, qui portent notamment sur l’impact environnemental : la pollution est qualifiée de « catastrophe écologique » et de nombreuses critiques pointent les lacunes de la gestion. Nous montrons comment les mobilisations qui ont lieu à la suite de la marée noire appellent une prise en compte plus complète des dommages écologiques, au-delà de leurs seules répercussions économiques. Une demande de reconnaissance des dommages écologiques émerge, qui vise la mise en place de dispositions juridiques spécifiques, permettant d’engager les responsabilités civile et pénale du transport maritime pétrolier.
Mais le dommage écologique est-il défini ? Comment est-il présenté dans les débats publics ? En 1999, lors de la marée noire consécutive au naufrage de l’Erika, les dommages écologiques sont définis institutionnellement selon deux approches différentes tant sur le plan théorique qu’opérationnel : d’un côté, à travers les conséquences économiques diverses de la dégradation environnementale ; de l’autre, à travers l’idée de dommage écologique pur. Nous montrons que ce cadre de définition et de prise en compte des dégradations environnementales des marées noires est en décalage par rapport aux motifs des mobilisations et aux attentes de reconnaissance. Ce premier chapitre ouvrira alors sur notre proposition théorique et méthodologique pour saisir les « dommages écologiques ».
Les marées noires, des accidents pris en charge par un dispositif de gestion, national et international
Au regard du transport maritime d’hydrocarbures, les marées noires constituent des risques. Pour les gérer, un catalogue d’accords, règlements et dispositifs internationaux et nationaux est en place, concernant par exemple la qualité des navires et les dispositifs de contrôle, ou la coordination des différents opérateurs concernés : industriels importateurs de pétrole, les propriétaires de navires, les assureurs, les armateurs et leurs organes techniques et commerciaux. Cependant, aucun de ces dispositifs ne prend en charge la réparation de préjudices subis par des personnes, physiques ou morales, liés aux dommages à l’environnement. Aucun, non plus, ne prévoit de sanctions en sus des nombreuses règles visant à favoriser la prévention des pollutions accidentelles.
Dans le cadre de cette recherche, retenons que la gestion des marées noires par le monde du transport maritime pétrolier est fondée sur 2 mécanismes principaux complémentaires :
– la réduction de l’aléa et de la gravité des impacts si le risque se réalise avec, d’une part, un cadre international de régulation du transport maritime pétrolier sous l’égide de l’OMI (organisation maritime internationale) et, d’autre part, les mesures européennes et nationales de surveillance des côtes et de sauvetage ; ainsi que par l’organisation de la gestion de la pollution (dispositif MARPOL) comprenant par exemple la mobilisation d‘experts et de militaires pour gérer le nettoyage ;
– la réparation des dégâts occasionnés en cas d’accident avec le régime d’indemnisation CLC – FIPOL, spécifiquement créé dans le cadre de l’OMI pour prendre en charge l’indemnisation des dommages provoqués par une pollution maritime accidentelle par hydrocarbures.
Sous l’angle juridique, le “fait” de marée noire est un déversement accidentel et en masse d’hydrocarbures en mer. En cas de faute ou d’imprudence, elle constitue une infraction et peut engager des responsabilités civiles et pénales dans le cadre de procédures judiciaires. Mais dans le cas contraire, le régime d’indemnisation CLC-FIPOL organise la responsabilité civile d’un certain nombre d’acteurs du transport maritime pétrolier et permet de réparer les dommages. Il constitue un pilier majeur de la gestion des marées noires : en limitant les effets externes du transport maritime pétrolier, il permet de le maintenir. Le rapport d’activité 2003 du régime affirme (p 24): « On conçoit sans peine que les déversements d’hydrocarbures suscitent de très fortes réactions de frustration, de désespoir et de colère à la fois chez les personnes directement touchées et dans le grand public et qu’ils peuvent aussi avoir des ramifications politiques dans les États concernés. C’est la raison pour laquelle il est capital que la communauté internationale, les différents États et les divers secteurs industriels intéressés prennent des mesures appropriées pour empêcher que des déversements d’hydrocarbures ne se produisent. (…) le régime international d’indemnisation devrait non seulement garantir l’indemnisation rapide des personnes ayant subi un dommage de pollution par les hydrocarbures, mais être aussi compatible avec l’objectif général de l’amélioration de la sécurité maritime et de la réduction du nombre de déversements d’hydrocarbures. » .
Le régime CLC-FIPOL vise à assurer à lui seul la réparation des marées noires ayant lieu dans un pays membre et prévaut devant tout autre dispositif relevant d’une échelle européenne ou nationale. Il constitue donc en théorie le premier et le seul dispositif de gestion activé en cas de marée noire.
Les membres signataires et décisionnaires de ce dispositif international sont les États (les conventions sont ratifiées par le Parlement). Il entre en vigueur en France dans les années 1970. L’intérêt d’y prendre part, pour les États, varie selon que leur littoral est plus ou moins exposé au risque de marée noire, qu’ils importent plus ou moins de pétrole et qu’ils disposent d’une flotte plus ou moins importante . Dans les États membres, l’indemnisation des dommages « survenus sur le territoire ou dans la mer territoriale d’un État Partie, ainsi qu’aux dommages par pollution causés dans la zone économique exclusive ou la zone équivalente d’un tel État » est alors assurée par deux mécanismes complémentaires :
− le premier est régi par la convention sur la responsabilité civile, ou CLC. Elle engage la responsabilité financière du propriétaire du navire à hauteur de la jauge (capacité de transport) du navire. La première mouture est adoptée en 1969 et entre en vigueur en 1975 ;
− Le second repose sur la convention portant création du Fond (Fipol) et permet de compléter si nécessaire le montant d’indemnisation dégagé par la CLC. La convention dite de 71 est adoptée en 1976 et entre en vigueur en 1978.
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
CHAPITRE 1 – Marées noires : un décalage entre les atteintes et leur prise en compte dans la gestion en place
A – Les marées noires, des accidents pris en charge par un dispositif de gestion, national et international
B – La marée noire suscite des mobilisations de masse autour du dommage écologique
C – Le dommage écologique : plusieurs définitions
D – Conclusion : ces définitions des dommages écologiques conduisent à une impasse théorique et opérationnelle
CHAPITRE 2 – Proposition : penser les dommages écologiques à partir des attachements entre hommes et environnement
A – Approche théorique
B – Méthode : des entretiens compréhensifs lors d’études de cas
CHAPITRE 3 – Les deux cas d’étude : vue d’ensemble
A – Synopsis des deux cas d’étude
B – Discussion
CHAPITRE 4 – Les atteintes de la marée noire : la dégradation de l’environnement détériore des attachements pluriels
A – Le dommage écologique recouvre une pluralité d’atteintes aux attachements
B – Deux exemples de la pluralité des attachements
CHAPITRE 5 – Le dommage écologique, épreuve de légitimité du dispositif de gestion : De la confrontation critique au Fipol à l’élaboration d’actions pour faire évoluer le Droit
A – Les manières dont le dommage écologique apparaît sur la scène publique après la marée noire : émotions, formes d’actions collectives et évaluations
B – Les dommages écologiques au cœur des débats suite à la marée noire : critiques d’ordre publique et justifications du FIPOL
CHAPITRE 6 – Le dommage écologique au tribunal mise en forme stratégique de la requête et prise en compte par le tribunal
1 – Vers l’action judiciaire : organisation des acteurs et choix stratégiques pour élaborer les requêtes
2 – Le dommage écologique soumis au tribunal
CONCLUSION
Bibliographie
Annexes