Les Manifestations oniriques dans le cinéma de Terry Gilliam

Définir l‟univers de Terry Gilliam comme « onirique » peut sembler un constat évident, décelable dès la première vision de ses films. Cette dénomination, conférée par la plupart des critiques, sous-entend le plus souvent une liberté d‟invention échevelée (voire désordonnée), d‟où l‟emploi récurrent d‟un autre qualificatif, tout aussi approximatif, celui de « baroque », pour désigner le style d‟ensemble de son œuvre. Au-delà du sentiment d‟évidence, l‟épithète « onirique » tend à dissimuler chez le réalisateur une réflexion plus complexe autour de la représentation de l‟imaginaire et des capacités de perception et d‟invention de l‟esprit humain, quel que soit le sujet des scénarios qu‟il porte à l‟écran. Le metteur en scène revient en effet sans cesse sur cette question, faisant des dix longs métrages qu‟il a réalisés jusqu‟à présent une œuvre aussi variée dans ses thèmes particuliers que cohérente dans son propos d‟ensemble.

Afin de mieux saisir la richesse et la complexité du travail de Gilliam, il faut bien évidemment dépasser les généralités d‟usage pour chercher à comprendre de quelle manière le réalisateur développe, à partir du concept d‟onirisme, un discours autour du principe d‟imagination qui s‟élabore de film en film, sur le plan tant dramatique que formel. Ce propos se traduit à l‟écran par les différents modes de représentation des manifestations oniriques que l‟on observe dans six de ses films : Brazil (1985), Fisher King (The Fisher King, 1991), L’Armée des douze singes (Twelve Monkeys, 1995), variation sciencefictionnelle autour du court métrage de Chris Marker La Jetée (1962), Las Vegas parano (Fear and Loathing in Las Vegas, 1998) et Tideland (2006), deux adaptations de livres écrits respectivement par Hunter S. Thompson et Mitch Cullin, enfin L’Imaginarium du docteur Parnassus (The Imaginarium of Doctor Parnassus, 2009).

Afin de cerner les éléments qui composent ce discours, le but principal de cette thèse consistera à mettre en évidence les principaux mécanismes qui régissent l‟onirisme selon Gilliam, ainsi que les fonctions principales attachées à ces mécanismes. Mais avant d‟en venir à la définition d‟une problématique, il convient de revenir rapidement sur le concept d‟onirisme cinématographique afin d‟éviter une importante source d‟ambiguïté, entre deux notion différentes, l‟impression d‟onirisme et la manifestation onirique.

L’onirisme au cinéma, une notion ambiguë 

Un certain flou entoure en effet cette notion d‟onirisme cinématographique. La critique réunit parfois sous un même terme deux éléments qui, s‟ils peuvent coexister dans un même film, n‟en possèdent pas moins des fonctions et des codes différents : d‟une part, l‟impression d‟onirisme ressentie à la vision de chacun des mondes créés par le réalisateur et ses collaborateurs, que la langue anglaise désigne sous le mot dreamlike (« comme dans un rêve ») ; d‟autre part, les manifestations oniriques effectivement présentes à l‟écran, c’est-à-dire les représentations audio-visuelles de la vie inconsciente d‟un ou plusieurs personnages. C‟est la présence de ces manifestations oniriques qui définit en premier lieu le choix des six films étudiés dans cette thèse : les rêves-cauchemars de Sam Lowry (Jonathan Pryce) dans Brazil ; les hallucinations de Henry Sagan, alias Parry (Robin Williams) et de Jack Lucas (Jeff Bridges) dans Fisher King ; les rêves-souvenirs de James Cole (Bruce Willis) dans L’Armée des douze singes ; les hallucinations toxicomanes de Raoul Duke (Johnny Depp) dans Las Vegas parano ; les hallucinations enfantines de Jeliza-Rose (Jodelle Ferland) dans Tideland ; enfin, les visions oniriques créées par l‟esprit de Parnassus dans L’Imaginarium du docteur Parnassus.

Si la confusion entre l‟impression d‟onirisme et la manifestation onirique, entre un concept et l‟un de ses modes de représentation, éclate au grand jour lorsqu‟on observe la perception publique et critique de l‟œuvre de Gilliam, elle se comprend mieux lorsqu‟on la rattache à une autre donnée problématique, celle, plus générale, de la représentation de l‟onirisme au cinéma. Dans les premiers temps du cinéma, comme en témoignent par exemple les films de Georges Méliès, la notion d‟onirisme se présente rapidement comme une voie distincte du souci de retranscription de la réalité, hérité des frères Lumière. Cette manière d‟utiliser le médium cinématographique apparaît d‟emblée motivée moins par le souci de témoigner du présent que par le désir du metteur en scène d‟exprimer visuellement son imaginaire personnel ou d‟illustrer un imaginaire collectif. Mais l‟ambiguïté du terme « onirisme» se révèle au moment même de son apparition à l‟écran, se cristallisant dans le choix du mode de représentation de cet imaginaire. En effet, par onirisme cinématographique, on désignera tantôt un ou plusieurs épisodes précis de la dramaturgie, au sein desquels l‟inconscient d‟un personnage, endormi ou à l‟état de veille, se trouve activé par sa représentation même à l‟écran, tantôt l‟ambiance générale du film lui-même, teintée d‟irréalité et d‟irrationnel, mais où la présence de scènes de manifestations oniriques n‟est pas systématique.

Ainsi, dès les années vingt, on peut constater que deux grandes conceptions de l‟onirisme s‟élaborent dans les films. D‟un côté, on trouve un onirisme « ponctuel », montré à l‟occasion de scènes précises, souvent liées entre elles d‟un point de vue dramatique et/ou visuel, les plus courantes restant aujourd‟hui encore les scènes de rêve. On y trouve un certain nombre de codes dramatiques et visuels permettant au spectateur de l‟identifier formellement comme une manifestation issue de l‟inconscient d‟un personnage : plans d‟endormissement et de réveil qui encadrent la scène, transitions optiques par des fondus enchaînés mâtinés d‟effets, distorsion visuelle (puis sonore à partir du parlant), le tout dans une ambiance d‟absurdité fondamentale mélangeant éléments du monde conscient et motifs présentés comme illogiques et irrationnels. Le recours à l‟onirisme ponctuel suppose l‟élaboration d‟un cadre à l‟intérieur duquel il peut s‟exprimer, ce qui aboutit à établir une division du film en deux ensembles, l‟un recouvrant l‟espace du réel de la fiction, l‟autre, l‟espace de l‟onirisme. A partir de cette dichotomie originelle, les films de Gilliam ne cessent de jouer avec les limites et les échanges entre les deux espaces. D‟un autre côté, se développe dans de nombreuses œuvres un onirisme « permanent », qui joue au contraire sur l‟effacement plus ou moins progressif de ces frontières entre le réel et l‟espace onirique. L‟effet recherché par cet effacement est le plus souvent celui d‟une impression de rêve (ou de cauchemar) éveillé, beaucoup plus abstraite et diffuse, qui parcourt l‟ensemble du métrage et répond à un autre système de codification. Celui-ci repose essentiellement sur une perturbation de ce qui est considéré comme le réel, que l‟on peut observer dans la transformation ou le détournement de motifs connus et banals comme dans la modification sensible du comportement des personnages, souvent en décalage avec leur environnement ou la fonction symbolique qu‟ils représentent dans la fiction.

Onirisme ponctuel et vision pessimiste 

L‟onirisme de type ponctuel est un compagnon régulier du cinéma « classique », muet ou sonore, depuis les premières manifestations oniriques fameuses que l‟on trouve dans La Vie d’un pompier américain (Life of an American Fireman, 1903) d‟Edwin S. Porter jusqu‟aux Passions d’une âme (Geheimnisse einer Seele, 1926) de Georg Wilhelm Pabst, tentative de transposition cinématographique de certains concepts freudiens, en passant par le célèbre Sherlock Junior (Sherlock, Jr., 1924) de Buster Keaton.

Dans ce cadre classique, la manifestation onirique sert le plus souvent une finalité dramatique. Sa fonction principale, tout comme la figure du flash-back, est essentiellement de mettre au jour une clé dramatique qui permet la progression de l‟histoire ou la compréhension par le spectateur du comportement et des actes d‟un personnage donné. Ce type d‟onirisme en forme d‟énigme à résoudre possède souvent une coloration psychanalytique, très présente dans le cinéma hollywoodien à partir des années quarante, période de popularisation des écrits de Sigmund Freud. Scénaristes et réalisateurs adaptent alors certaines théories élaborées par l‟inventeur de la psychanalyse, notamment celui de l‟interprétation des rêves, pour dessiner le profil psychologique de leurs personnages et expliciter leurs actions, leurs comportements ou leurs peurs. Sous cette forme interprétative, l‟onirisme ponctuel contamine rapidement l‟ensemble des genres, plus particulièrement le film fantastique, le drame psychologique et le film criminel. On pourrait presque évoquer dans ce dernier cas un modèle onirique « hitchcockien », dans la mesure où les scénarios de certains des films du réalisateur à compter des années quarante – plus particulièrement La Maison du docteur Edwardes (Spellbound, 1945), Sueurs froides (Vertigo, 1958) et Pas de printemps pour Marnie (Marnie, 1964) – offrent des exemples particulièrement maîtrisés de cette fonction dramatique de révélation que porte en lui l‟onirisme ponctuel. Ce modèle classique de représentation de l‟onirisme reste encore valable aujourd‟hui, même s‟il est à présent tempéré par une certaine méfiance vis-à-vis de l‟interprétation psychanalytique (à laquelle souscrivent en partie les films de Gilliam), réserve directement issue de l‟esprit anti-psychiatrique qui souffle sur de nombreux scénarios hollywoodiens depuis les années soixante-dix.

Chez Gilliam, malgré une apparente célébration du pouvoir de l‟imagination, cette reprise de l‟onirisme ponctuel développe un discours foncièrement pessimiste. Si les scènes oniriques traduisent chez les héros une très forte capacité d‟imagination, elles ne disposent d‟aucun pouvoir, naturel ou surnaturel, qui leur permettrait d‟investir la réalité qui les encadre. Bien que le réel soit le plus souvent irrationnel dans sa structure comme dans sa représentation (quoique aveuglément admis comme rationnel par l‟ensemble des personnages de la fiction, à l‟exception du ou des héros), il semble, de manière paradoxale, totalement imperméable à la transformation du monde au moyen de l‟onirisme, voire à l‟expression d‟une quelconque faculté d‟imagination. Cette réalité se fait d‟autant plus inacceptable lorsque son fonctionnement met en œuvre une absurdité froide et mécanique, parée du masque de la rationalisation. Les mondes de Brazil, Fisher King, L’Armée des douze singes, Las Vegas parano ou Tideland se présentent tous sous la forme d‟une folie à la logique d‟autant plus destructrice qu‟elle semble immuable. Qu‟il s‟agisse de l‟enfer administratif dans Brazil, de l‟univers glacé et carcéral des décideurs dans Fisher King, du monde inconscient de sa propre destruction dans L’Armée des douze singes, de la ville décadente aux couleurs acidulées dans Las Vegas parano ou de la ruralité tantôt élégiaque, tantôt inquiétante dans Tideland, les espaces réels ne laissent aux protagonistes qu‟une faible marge de manœuvre dans l‟expression de leur imaginaire intime. Lorsque les personnages tentent de modifier, voire de combattre ce réel qui ne leur apporte que frustration, ils y perdent le plus souvent la raison ou la vie. Ce conflit entre le pouvoir de l‟imagination et celui de la réalité (incarnée par l‟institution ou la famille) sert de base à la fois dramatique et formelle aux six films du corpus, qui rejouent sans cesse cette opposition insoluble, et apparaît dès lors comme une des thématiques principales de Gilliam. Dans les films pessimistes, le héros n‟a d‟autre choix que de se réfugier dans les retranchements balisés de l‟espace onirique, qu‟il soit rêve ou hallucination, pour pouvoir se confronter à cette réalité et combattre par l‟imagination ce qu‟il ne peut affronter à l‟état conscient. Comme on le voit dans Brazil, la pression est telle pour le protagoniste que le rêve devient cauchemar pour s‟achever en délire complet, mélangeant les éléments du réel et ceux du monde onirique. Ici, c‟est à l‟évidence la réalité, aussi absurde soit-elle, qui finit par l‟emporter, comme le suggère fortement la réapparition dans le cadre de la manifestation onirique, puis dans celui de l‟espace du réel, des personnages symbolisant la dictature de la raison, le fonctionnaire Jack Lint (Michael Palin) et le ministre de l‟Information, Mr. Helpman (Peter Vaughan). Sam Lowry finit ainsi broyé par la même machine institutionnelle et administrative qu‟il refuse de toutes ses forces conscientes et inconscientes. Le rêve ne suffisant plus, la seule solution acceptable pour lui sera la fuite dans la folie.

Onirisme permanent et discours optimiste 

A la différence de l‟onirisme ponctuel, l‟onirisme de type permanent semble apparaître un peu plus tardivement au cinéma, et ce même si plusieurs cinéastes muets (Wiene, Murnau, Lang) développent déjà une esthétique que l‟on peut qualifier d‟onirique et qui ne se limite pas aux scènes de rêve ou d‟hallucination. Son acte de naissance « officiel » au sein d‟un film est signé de manière fracassante à la fin des années vingt par Luis Buñuel. Dans ses deux premiers films (Un chien andalou, 1928, et L’Age d’or, 1930), la représentation de l‟onirisme déborde largement le cadre d‟une ou plusieurs scènes identifiables et vise bien moins à donner une explication qu‟à perdre le spectateur dans le but de lui faire ressentir une impression d‟onirisme qui n‟est pas soumise à une nécessité de cohérence et de vraisemblance. Affranchie de cette soumission aux impératifs de révélation voulus par le scénario, la scène onirique surréaliste permet dans le même temps de se détacher des principes de convenance et de morale liés à la dramaturgie classique, d‟où l‟aspect profondément transgressif de cette représentation.

Plus encore, la dimension antirationnelle se révèle comme le fondement même de la poésie qui se dégage de ces scènes. Elle constitue également la base de son « pouvoir », celui de dépasser le cadre strict de la manifestation onirique pour investir l‟atmosphère générale du film, le monde qui y est décrit et le comportement des personnages qui y évoluent. Si l‟onirisme ponctuel s‟accorde harmonieusement au cinéma classique à caractère psychologique ou social, renforçant son caractère logique et explicatif via un détour par l‟irrationnel, la voie de l‟onirisme permanent se trouve plus souvent convoquée par des genres tels que le fantastique, la science-fiction ou la comédie musicale et empruntée depuis la fin des années cinquante par des réalisateurs très divers, dont le style est parfois hâtivement qualifié par la critique de « maniériste » ou de « baroque ».

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Table des matières

Table des matières
Introduction
Première partie L‟espace onirique
CHAPITRE I : IDENTIFICATION DES MANIFESTATIONS ONIRIQUES
A – Les rêves
B – Les hallucinations
C – Projections oniriques
CHAPITRE II : ORGANISATION DRAMATIQUE DE L‟ESPACE ONIRIQUE
A – Le rêve comme monde parallèle
B – L‟autonomie progressive des hallucinations
C – Apparition/disparition
CHAPITRE III : EFFETS ONIRIQUES
A – Transformation des corps et des décors
B – Exacerbation de l‟image
C – L‟environnement sonore et musical
Deuxième partie Le corps du héros, une interface entre réel et onirisme
CHAPITRE I : LE CORPS MARGINAL
A – Marginalité sociale, marginalité physique
B – La double dynamique du corps onirique
C – De l‟errance à la quête
CHAPITRE II : LE POIDS DU REGARD
A – Regards et points de vue
B – Mise en scène de la subjectivité
CHAPITRE III : SOUS LE SIGNE DU DOUBLE
A – Dédoublements du protagoniste
B – Le dédoublement chez les autres personnages
Troisième partie L‟onirisme comme contre-pouvoir ?
CHAPITRE I : LE PARADOXE DE GILLIAM
A – L‟hypothèse démiurgique
B – Contamination onirique
C – La victoire du réel ?
CHAPITRE II : LA MANIFESTATION ONIRIQUE, UNE MÉTAPHORE DE L‟EXISTENCE HUMAINE
A – Un manichéisme de façade
B – Le héros gilliamien, une allégorie de l‟individu contemporain
C – Onirisme et création artistique
Conclusion
Annexes
Annexe I : Filmographie de Terry Gilliam
Annexe II
Génériques des films
Bibliographie

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